CORRESPONDANCE : Année 1761 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

1761 - Partie 15

Photo de PAPAPOUSS

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, 30 Mars 1761.

 

 

          Monsieur, je reçois dans ce moment, par la voie de Vienne la lettre de votre excellence, en date du 26 Janvier, la lettre pour M. de Soltikof, et le mémoire sur le Kamtschatka, dont vous voulez bien m’honorer. Vous daignez ajouter à vos bontés celle de me dire que vous travaillez à me fournir le canevas du second volume. Je suis tout prêt : je m’arrange pour mettre en œuvre tous vos matériaux, malgré celui (1) que l’histoire d’un législateur, d’un grand homme, irrite si furieusement. Les expressions dont il se sert contre le père et contre son auguste fille sont si horribles, qu’on n’ose les répéter. J’oublie pour jamais ces injures ; et celui qui en est coupable. Elles n’ont servi qu’à redoubler mon zèle pour la gloire de Pierre-le-Grand, et pour celle de votre valeureuse nation, que sa majesté l’impératrice rend heureuse, et que votre excellence éclaire et encourage par les bienfaits qu’elle répand et par la protection qu’elle donne aux arts.

 

          Votre excellence doit avoir reçu la petite inscription (2) qu’elle m’avait fait la grâce de me demander. Je la fis sur-le-champ ; vos ordres m’inspirent. Voici à peu près les vers tels qu’il m’en souvient :

 

 

Ses lois et ses travaux ont instruit les mortels ;

Il les rendit heureux, et sa fille l’imite.

Jupiter, Osiris, vous eûtes des autels,

Et c’est lui seul qui les mérite.

 

 

          Je me flatte, monsieur, qu’une histoire vraie et authentique fera plus d’effet que tous ces éloges, qui ne sont que la bordure du plateau. Ce sont les grandes actions qui louent les grands hommes. Peut-être le paquet dans lequel j’avais inséré cette inscription a-t-il été perdu. La plupart de nos envois réciproques n’ont pas été si heureux que vos armes. Je vois que votre excellence n’a reçu encore ni l’eau des Barbades (3), ni les ballots envoyés à feu M. Golowkin, ni ceux de M. le duc de Choiseul, ni ceux de notre ambassadeur à Vienne. J’en ressens une véritable peine. Je regrette surtout les papiers dont vous aviez chargé M. Pouschkin. Je vois par votre lettre, monsieur, que vous lui aviez confié un présent dont je sens tout le prix, et dont je fais les plus tendres remerciements à votre excellence. Elle est trop bonne ; mes frais sont trop peu de chose, mes peines trop bien employées. Un simple portrait de votre auguste impératrice, un de vous, monsieur, aurait fait ma récompense la plus chère. Il n’est pas juste qu’il vous en coûte, et que vous payiez les accidents qui peuvent être arrivés à M. Pouschkin et à mes ballots. Vous ne savez donc pas que je regarde comme un des plus grands bienfaits le soin dont vous avez daigné me charger ; il fait le charme et l’honneur de ma vieillesse. Recevez avec votre bonté ordinaire le tendre et inviolable respect de Voltaire pour votre excellence.

 

 

 

1 – Le roi de Prusse. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 10 Janvier. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à Schowalow du 25 Octobre 1760. (G.A.)

 

 

 

 

au R.P. Bettinelli.

 

Mars.

 

 

          Si j’étais moins vieux, et si j’avais pu me contraindre, j’aurais certainement vu Rome, Venise et votre Vérone ; mais la liberté suisse et anglaise, qui a toujours fait ma passion, ne me permet guère d’aller dans votre pays voir les frères inquisiteurs, à moins que je n’y sois le plus fort. Et comme il n’y a pas d’apparence que je sois jamais ni général d’armée ni ambassadeur, vous trouverez bon que je n’aille point dans un pays où l’on saisit, aux portes des villes, les livres qu’un pauvre voyageur a dans sa valise. Je ne suis point du tout  curieux de demander à un dominicain permission de parler, de penser, et de lire ; et je vous dirai ingénument que ce lâche esclavage de l’Italie me fait horreur. Je crois la basilique de Saint-Pierre de Rome fort belle ; mais j’aime mieux un bon livre anglais, écrit librement, que cent mille colonnes de marbres. Je ne sais pas de quelle liberté vous me parlez auprès de Monte-Baldo, mais j’aime beaucoup celle dont parle Horace : Fari quœ sentiat ; je ne connais de liberté que celle dont on jouit à Londres. C’est celle où je suis parvenu, après l’avoir cherchée toute ma vie. La félicité que je me suis faite redouble par votre commerce. Je recevrai, avec la plus tendre reconnaissance, les instructions que vous voulez bien me promettre sur l’ancienne littérature italienne, et j’en ferai certainement usage dans la nouvelle édition de l’Histoire générale, histoire de l’esprit humain beaucoup plus que des horreurs de la guerre et des fourberies de la politique. Je parlerai des gens de lettres beaucoup plus au long que dans les premières, parce qu’après tout ce sont eux qui ont civilisé le genre humain : l’histoire qu’on appelle civile et religieuse est trop souvent le tableau des sottises et des crimes.

 

          Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J’aime encore mieux pourtant dans ce monstre une cinquantaine de vers supérieurs à son siècle, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante.

 

          Algarotti a donc abandonné le triumvirat (1) comme Lépidus : je crois que, dans le fond, il pense comme vous sur le Dante. Il est plaisant que, même sur ces bagatelles, un homme qui pense n’ose dire son sentiment qu’à l’oreille de son ami. Ce monde-ci est une pauvre mascarade. Je conçois à toute force comment on peut dissimuler ses opinions pour devenir cardinal ou pape ; mais je ne conçois guère qu’on se déguise sur le reste. Ce qui me fait aimer l’Angleterre, c’est qu’il n’y a d’hypocrite en aucun genre. J’ai transporté l’Angleterre chez moi, estimant d’ailleurs infiniment les Italiens, et surtout vous, monsieur, dont le génie et le caractère sont faits pour plaire à toutes les nations, et qui mériteriez d’être aussi libre que moi.

 

          Pour le polisson nommé Marini, qui vient de faire imprimer le Dante à Paris, dans la collection des poètes italiens, c’est un marchand qui vient établir sa boutique, et qui vante sa marchandise ; il dit des injures à Bayle et à moi, et nous reproche comme un crime de préférer Virgile à son Dante. Ce pauvre homme a beau dire, le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome de l’Arioste, on ne m’a jamais volé un Dante.

 

          Je vous prie de donner au diable il signor Marini et tout son enfer, avec la panthère que le Dante rencontre d’abord dans son chemin, sa lionne et sa louve. Demandes bien pardon à Virgile qu’un poète de son pays l’ait mis en si mauvaise compagnie. Ceux qui ont quelque étincelle de bon sens doivent rougir de cet étrange assemblage, en enfer, du Dante, de Virgile, de saint Pierre, et de madona Béatrice. On trouve chez nous, dans le dix-huitième siècle, des gens qui s’efforcent d’admirer des imaginations aussi stupidement extravagantes et aussi barbares ; on a la brutalité de les opposer aux chefs-d’œuvre de génie, de sagesse, et d’éloquence que nous avons dans notre langue, etc. O tempora ! o judicium !

 

 

1 – Triumvirat littéraire, composé de Grugoni, Bettinelli et Algoretti. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine. (1)

 

 

 

          Puisque vous aimez la campagne, ma chère nièce, je vous envoie la petite Epître adressée à votre sœur sur l’agriculture. Le droit de champart, et tous les droits seigneuriaux que vous avez, ne sont pas si favorables à la poésie que la charrue et les moutons. Virgile a chanté les troupeaux et les abeilles et n’a jamais parlé du droit de champart. Je vous ferai une épître pour vous confirmer dans le juste mépris que vous semblez avoir pour le tumulte et les inutilités de Paris, et dans votre heureux goût pour les douceurs de la retraite.

 

          Il est vrai que Ferney est devenu un des séjours les plus riants de la terre. Je joins à l’agrément d’avoir un château d’une jolie structure, et celui d’avoir planté des jardins singuliers, le plaisir solide d’être utile au pays que j’ai choisi pour ma retraite J’ai obtenu du conseil le desséchement des marais qui infectaient la province, et qui y portaient la stérilité. J’ai fait défricher des bruyères immenses ; en un mot, j’ai mis en pratique toute la théorie de mon Epître. Si vous ne venez pas voir cette terre qui doit vous appartenir un jour, je vous avertis que je viendrai bouleverser Hornoy, y planter et y bâtir ; car il faut que je me serve de la truelle ou de la plume.

 

          Lekain devait venir jouer la comédie avec nous à Pâques ; mais il m’a fallu communier sans jouer. J’ai édifié mes paroissiens, au lieu de les amuser ; et M. de Richelieu s’est avisé de mettre Lekain en pénitence dans ce saint temps.

 

          Je veux vous donner avis de tout. L’impératrice de Russie m’avait envoyé son portrait avec de gros diamants : le paquet a été volé sur la route. J’ai du moins une souveraine de deux mille lieues de pays dans mon parti ; cela console des cris des polissons. Ma chère nièce, je fais encore plus de cas de votre amitié. Adieu ; j’embrasse tout ce que vous aimez (2).

 

 

1 – Dans toutes les éditions de Voltaire cette lettre est datée du 1er février. C’est une erreur. Elle ne peut être que de la fin de mars. (G.A.)

 

2 – On avait cousu à cette lettre deux alinéas d’une autre lettre qui sont du commencement de l’année 1762, où on les retrouvera. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 1er Avril 1761.

 

 

          A peine avais-je fait partir mes doléances, qu’une lettre de mes anges, du 25 de mars, est venue me consoler et m’encourager ; sur-le-champ, la rage du tripot m’a repris. J’ai déniché un vieil Oreste ; et presto, presto, j’ai fait des points d’aiguille à la reconnaissance d’Oreste et d’Electre, et à la mort de clytemnestre ; puis, étant de sang-froid, j’ai écrit la pancarte du privilège, et la requête aux comédiens pour les rôles ; et j’envoie le tout à mes chers anges, félicitant mon respectable ami de la guérison de ses deux yeux, qui vont mieux que mes deux oreilles.

 

          M. d’Argental voit, et moi je n’entends guère. Surdité annonce décadence ; mais la main va et griffonne.

 

          Vous saurez que M. de Lauraguais a fait aussi son Oreste (1), et qu’il est juste qu’il soit joué sur le théâtre, qu’il a embelli ; mais il permet que je passe avant, pour lui faire bientôt place. Sa folie d’être représenté n’est pas une folie nécessaire, et la mienne l’est. On a eu l’injustice de me reprocher d’avoir traité le même sujet que Crébillon mon maître, comme si Euripide n’avait pas fait son Electre après celle de Sophocle ; mais enfin il fut joué ; on ne lui fit pas un crime d’avoir travaillé sur le même sujet, on ne voulut pas le perdre auprès de madame de Pompadour. Mon Pammène ne vaut pas le Palamède de Crébillon ; mais peut-être ma Clytemnestre vaut mieux que la sienne, et c’est quelque chose d’avoir fait cinq actes sans amour, quand on est Français.  Si mademoiselle Dumesnil s’imagine que Clytemnestre n’est pas le premier rôle, elle se trompe ; mais il faut que mademoiselle Clairon soit persuadée que le premier est Electre. Je mets le tout à l’ombre de vos ailes. Signalez vos bontés et votre crédit.

 

          M. le duc  de La Vallière, tout grave auteur qu’il est, m’a donc trompé (2). Voilà de la pâture pour les Fréron. Heureusement, je connais des sermons tout aussi ridicules que le Recueil des facéties, et j’en ferai usage pour l’édification du prochain. Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que vous pensez de la paix. Pour moi, je ne l’attends pas si tôt.

 

          Est-il bien vrai que l’abbé Coyer soit exilé (3), et que son approbateur soit en prison ? Et pourquoi ? qu’a-t-on donc vu ou voulu voir dans l’Histoire de Sobieski qui puisse mériter cette sévérité ? S’agit-il de religion ? la fureur du fanatisme a-t-elle pu être portée jusqu’à trouver partout des prétextes de persécution ? que diront nos pauvres philosophes ? dans quel pays des singes et des tigres êtes-vous ? Mes chers anges, que ne pouvez-vous être les anges exterminateurs des sots !

 

 

1 – Sa pièce est intitulée Clytemnestre, tragédie en cinq actes et en vers, 1761, in-8°. Elle est dédiée à Voltaire, qui lui avait dédié l’Ecossaise.

 

2 – Voyez plus loin la lettre à M. de La Vallière. (G.A.)

 

3 – Oui ; il avait reçu l’ordre de quitter Paris et il alla voir Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Avril 1761.

 

 

          Ma belle philosophe, amusez-vous un moment de ce chiffon (1), et si vous voyez M. Diderot, priez-le de faire mes compliments au cher abbé Trublet. J’aime à mettre ces deux noms ensemble. Les contrastes font toujours un plaisant effet, quoi que le monde en dise.

 

          Amusez-vous toujours des sottises du genre humain ; il faut en profiter ou en rire.

 

          Rousseau Jean-Jacques, que j’aurais pu aimer s’il n’était pas né ingrat ; Jean-Jacques qui appelle M. Grimm un Allemand nommé Grimm (2), Jean-Jacques qui m’écrit que j’ai corrompu sa ville de Genève…, c’est un fou, vous dis-je, avec sa paix perpétuelle ; il s’est brouillé avec tous ses amis. C’est un petit Diogène qui ne mérite pas la pitié des Aristippes.

 

          Adieu, madame. Je suis plus fâché que jamais qu’il y ait cent lieues entre la Chevrette et Ferney. Mais il y a bien plus loin encore entre vous et les plats personnages de ce siècle.

 

 

1 – Le Rescrit de l’empereur de la Chine. (G.A.)

 

2 – Dans sa lettre du 17 Juin 1760. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Avril 1761.

 

 

          Il faut apprendre à mes anges gardiens que la feuille de Fréron, qu’on a traitée de bagatelle, a eu les suites les plus désagréables. Un gentillâtre bourguignon voulait l’épouser (cette Corneille) : il a vu la feuille ; il a vu que mademoiselle Corneille était fille d’un paysan qui subsistait d’un emploi de cinquante livres par mois, à la poste de deux sous. Il n’a jamais lu le Cid ; il a cru qu’on le trompait quand on lui disait que mademoiselle Corneille avait deux cents ans de noblesse : le mariage a été rompu. Il est bien étrange qu’on souffre de telles personnalités, uniquement parce qu’on croit que je suis compromis. Nous demandons à M. de Malesherbes qu’il exige au moins une rétractation formelle du coquin ; qu’il dise qu’il demande pardon au public d’avoir outragé un nom respectable, en disant que mademoiselle Corneille avait quitté le couvent pour aller recevoir une nouvelle éducation du sieur L’Ecluse, acteur de l’Opéra-Comique ; qu’il avoue qu’il a été grossièrement trompé, et qu’il se repent d’avoir donné ce scandale.

 

          Mon cher ange, prenez le sort de mademoiselle Corneille à cœur, nous vous en conjurons. Je jure bien de ne jamais travailler pour le théâtre, si on profane ainsi le nom de notre père.

 

          Voici un mémoire (1) bien bas ; mais c’est aussi du plus bas des hommes dont il s’agit. Je le tiens de Thieriot : cela paraît avoir un air de grande vérité. Est-il possible qu’on protège un tel misérable ? Si M. de Malesherbes savait le tort qu’il se fait en autorisant Fréron, il cesserait de protéger ses turpitudes.

 

          Ayez la bonté de m’apprendre ce que c’est que la déconvenue de cet abbé Coyer. Je m’y intéresse infiniment ; c’est un de nos frères.

 

          La littérature est trop déshonorée et trop persécutée à Paris ; et mon aversion pour cette ville est égale à mon idolâtrie pour mes anges.

 

          Je les supplie de me répondre sur Oreste sur la pièce d’Hurtaud (2), sur M. de Malesherbes. De la paix, je ne m’en soucie guère ; je sais bien qu’elle ne se fera pas.

 

 

1 – Les Anecdotes sur Fréron. (G.A.)

 

2 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

1761 - Partie 15

Commenter cet article