CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 14

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Ferney, pays de Gex, par Genève, 25 Mars (1).

 

 

          Madame, votre altesse sérénissime daigne bien connaître mon cœur : je suis attaché à votre grande maîtresse, et pour elle-même et pour vous. Votre amitié prouve combien elle est digne d’être aimée. Je supplie votre altesse sérénissime de vouloir bien me permettre que j’insère dans ce paquet un petit mot qui lui fasse connaître que je lui suis attaché, comme je l’étais quand j’avais le bonheur de partager avec elle l’honneur d’être dans votre cour (2). Nous sommes tous condamnés à cette funeste séparation qu’elle vient d’essuyer. Tout finit, et finit bien vite. Cette réflexion, que l’on fait si souvent, devrait bien porter les souverains à ne pas précipiter la fin de tant de milliers d’hommes. Mais il est dit qu’ils feront des malheureux et qu’ils le seront aussi ; voilà leur destinée.

 

          Vous êtes donc débarrassée de nous (3), madame ; voilà, je crois, sept ou huit mille de vos courtisans et de vos admirateurs hors de vos Etats. Ils doivent peut-être quelque argent à votre altesse sérénissime, et l’on paie mieux en temps de paix qu’en temps de guerre.

 

          Je ne sais comment elle a pu trouver, pendant tout ce remue-ménage, le temps de lire Tancrède. Cette pièce vaut mieux à la représentation qu’à la lecture ; cela faisait un beau spectacle de chevalerie. Mais à mon âge, un pauvre malade fait des vers qui sont aussi faibles que lui. Il y a une épître à la fin, dans laquelle votre Altesse sérénissime m’aura trouvé plaisamment dévot ; mais c’est qu’il y a des gens qui sont bien sottement hypocrites et d’autres furieusement fanatiques. Ce monde-ci est une guerre perpétuelle de prince à prince, de prêtre à prêtre, de peuple à peuple, de barbouilleur à barbouilleur de papier. Le seul papier que j’emploie bien est celui où je présente mon profond respect à votre altesse sérénissime. Le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – En 1753. (G.A.)

 

3 – De Broglie s’était replié sur Hanau et Francfort. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, 26 Mars 1761.

 

 

          Mon cher et ancien ami, nous sommes tous malades. Nous avons quitté Ferney pour revenir aux Délices, à portée des Tronchin. Madame Denis se fait saigner, et moi je cherche à faire diversion en vous écrivant. Si on saigne aussi la petite-nièce du grand Corneille, je demanderai que l’on mette quelques gouttes de son sang dans mes veines, si faire se peut, pour la première tragédie que je ferai.

 

          M. de Chimène est le seul de la maison qui ait résisté à l’épidémie ; il s’était purgé par les Lettres sur Jean-Jacques. Voici un Rescrit de l’empereur de la Chine sur la paix perpétuelle (1), que ce Jean-Jacques va nous procurer. Amusez-vous de cela, en attendant la diète européane. Ce petit rogaton n’enflera pas beaucoup le paquet. Je voudrais vous envoyer une grande diable d’Epître en vers à madame Denis, sur l’Agriculture, que nous aimons tous deux. Si vous en êtes curieux, demandez-la à M. d’Argental ou à M. Thieriot ; elle ne vaut pas le port.

 

          Je vous suppose à Paris, Sanum et hilarem ; je suis hilaris, mais non sanus : si j’avais de la santé, on verrait beau jeu…. Adieu ; je vous embrasse tendrement. V.

 

 

1 – Voyez cette facétie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

Aux Délices, 26 Mars 1761.

 

 

          Je confie, monsieur, à votre probité, à votre zèle, et à votre prudence, qu’un gentilhomme des environs de Gex, nommé M. de Crassier (1), capitaine au régiment de Deux-Ponts, nous a demandé mademoiselle Corneille en mariage pour un gentilhomme de ses parents.

 

          Celui qui avait cette alliance en vue demandait une fille noble, bien élevée, et dont les mœurs convinssent à la simplicité d’un pays qui tient beaucoup de la Suisse. Le hasard a fait que la feuille de Fréron, dans laquelle mademoiselle Corneille est déshonorée, a été lue par ce gentilhomme ; il a lu « que le père de la demoiselle était une espèce de petit commis de la poste de deux sous, à 50 livres par mois de gages, et que sa fille a quitté son couvent pour venir recevoir chez moi son éducation d’un bateleur de la Foire. » Cette insulte a fait beaucoup de bruit à Genève, où les feuilles du nommé Fréron sont lues. On a les yeux sur notre maison. Le scandale a circulé dans toute la province. Le gentilhomme qui se proposait pour mademoiselle Corneille a été très refroidi, et il est vraisemblable que cet établissement n’aura pas lieu. Enfin mademoiselle Corneille a été instruite des lignes diffamatoires de Fréron. Jugez de son état et de son affliction ! Elle a pris le parti d’envoyer un mémoire de dix à douze lignes à M. le comte de Saint-Florentin, à M. Seguier, avocat général, et à M. le lieutenant de police (2). Nous lui avons conseillé cette démarche. Ce mémoire est aussi simple que court ; et pour peu qu’il y ait encore de justice et d’honneur chez les hommes, la plainte de mademoiselle Corneille doit faire une grande impression. Nous savons bien que M. Seguier ne se mêlera pas directement de cette affaire ; mais étant informés qu’il est personnellement outré contre ce monstre de Fréron, nous avons cru qu’il était bon de lui adresser un mémoire.

 

          Nous pensons, madame Denis et moi, que si vous voulez bien, monsieur, appuyer les justes plaintes d’une demoiselle qui porte le nom de Corneille, qui vous a déjà tant d’obligations, et qui se trouve publiquement déshonorée par un scélérat, enfin qui est sur le point de perdre un établissement avantageux, vous réussirez infailliblement en représentant à M. de Saint-Florentin, et à M. de Sartine, déjà instruit de l’atrocité du nommé Fréron, l’impudence avec laquelle il diffame en six lignes une famille entière, le tort irréparable qu’il fait à une demoiselle d’un nom respectable, vous engagerez aisément M. Seguier à protéger cette victime que Fréron immole à sa méchanceté.

 

          Je le répète, monsieur, si on avait fait cet outrage à la fille d’un procureur, l’auteur de l’insulte serait puni.

 

          Vous communiquerez sans doute ma lettre à M. du Tillet, qui doit ressentir plus vivement que personne l’affront et le tort faits à mademoiselle Corneille. Il me semble que vous pouvez parler fortement à M. de Saint-Florentin et à M. de Sartine. J’ose même présumer que monseigneur le prince de Conti accordera sa protection à la vertu et à la noblesse insultée ; je ne sais par quelle méprise on a pu confondre la diffamation de cette demoiselle avec des critiques de vers. Il s’agit ici de l’honneur. Nous attendons tout de vous et de l’auguste maison où vous êtes.

 

          Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Il faut peut-être lire « de Crassy. » (G.A.)

 

2 – Sartine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

Aux Délices, 29 Mars 1761.

 

 

Vous avez trouvé le secret

De philosopher et de rire,

Et de votre charmante lyre

Vous faites un joli sifflet

Pour siffler notre ami Trublet,

Que je révère et dont j’admire

La profondeur et le caquet.

Badinez, tandis qu’il compile ;

Egayer souvent par vos sons

La pesanteur de son beau style,

Et bafouez dans vos chansons

Son journal (1) et son évangile.

 

 

          A présent venons au fait, madame. Vous n’êtes pas riche ; voici ce que j’ai imaginé, et ce que vous refuserez, si la proposition offense votre honneur. Un jeune magistrat de Dijon (2) a fait une comédie, et il veut être ignoré à cause des fleurs de lis et de la grave sottise de M. son père le président. Voulez-vous, pouvez-vous garder le plus profond secret ? On vous fera tenir la pièce. Vous partagerez les honoraires de la représentation et de l’impression. Je crois que la comédie aura du succès. Elle est en vers, en cinq actes. Vous ferez la préface, et la pièce s’en débitera mieux. Si cette offre vous choque j’en demande pardon à vos charmes et à votre esprit.

 

          Le laboureur V., secrétaire de l’empereur de la Chine (3).

 

P.S. – Souvenez-vous que ce malheureux petit Jean-Jacques, le transfuge, m’écrivit-il il y a un an : Vous corrompez ma république pour prix de l’asile qu’elle vous a donné.

 

 

1 – Le Journal chrétien. (G.A.)

 

2 – Voltaire attribue ici le Droit du Seigneur au fils du président Le Gouz de Saint-Seine. (G.A.)

 

3 – Voyez le Rescrit de l’empereur de la Chine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président de Ruffey.

 

Au château de Ferney, 29 Mars 1761.

 

 

          Le pauvre maçon de Ferney, monsieur, travaille à force pour se mettre en état de vous recevoir tant bien que mal dans sa chaumière, vous et M. de La Marche. Je ne compte pas trop sur M. de Pont de Veyle, lequel ne pense pas qu’il y ait de salut hors de Paris. Pour moi, ce n’est pas Paris que j’aime, c’est Dijon ; et si je n’étais pas maçon, laboureur, barbouilleur de papier, et malade, je quitterais mes ateliers et mon médecin pour venir jouir de la société charmante que je trouverais dans votre ville. Vous verrez, par la petite Epître (1) ci-jointe, si je suis attaché à la campagne.

 

          C’est à vous, monsieur, que je dois des remerciements de la place dont votre Académie (2) veut bien m’honorer. Je vous supplie de lui faire agréer mes profonds respects et ma sincère reconnaissance. Ce sera une raison de plus pour m’engager au voyage de Dijon, s’il peut y avoir quelque nouveau motif après celui de vous embrasser, vous et vos amis. J’espère que nous raisonnerons de tout cela au mois d’auguste dans ma chaumière de Ferney.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec l’attachement le plus inviolable, monsieur, etc.

 

 

1 – L’Epître sur l’Agriculture. (G.A.)

 

2 – Il fut nommé de l’Académie de Dijon le 3 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 29 Mars 1761.

 

 

          Il faut que j’aie commis quelque grande iniquité, dont je ne me suis pas accusé en faisant mes pâques ; car mes anges ont détourné de moi leur face et leur plume. Je leur dirai, comme le prophète : Je vous ai joué de la flûte et vous n’avez point dansé ; je leur ai envoyé vers et prose, point de nouvelles, nul signe de vie. J’essuie d’ailleurs plus d’une tribulation. Prault a imprimé Tancrède. Non seulement il ne l’a point imprimé tel que je l’ai fait ; mais ni Prault, ni Lekain, ni mademoiselle Clairon, qui en ont eu le profit, n’ont daigné m’en faire tenir un exemplaire. En récompense, on a imprimé Tancrède entièrement altéré, et d’une manière qui, dit-on, me couvre de honte. Prault donne au public, sous mon nom, l’Apologie (1) de Corneille et de Racine, malgré tout ce que j’ai exigé de lui. Il faut donc m’armer de patience, et me résigner. Mes chers anges, ne m’abandonnez pas dans mes détresses. J’ai surtout une grâce à vous demander ; c’est de me garder un profond secret sur le Droit du Seigneur, et de ne pas empêcher qu’une personne de mérite (2), qui est dans la pauvreté, retire quelque émolument de ce petit ouvrage, que j’ai retouché avec le plus grand soin. C’est une chose que j’ai infiniment à cœur ; et vous êtes trop bons pour ne pas vous prêter à mes faiblesses.

 

          Vous ne m’avez point écrit depuis le roman de Jean-Jacques. Seriez-vous de ceux qui ont pris le parti de ce petit Diogène manqué ? Savez-vous qu’il y a dix-huit mois que ce fou sérieux fit une cabale, du fond de son village, à Genève, pour empêcher la comédie et qu’il m’écrivit à moi : « Vous corrompez ma république, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. »

 

          Ne vous l’ai-je pas mandé, et ne trouvez-vous pas qu’il est trop doucement puni ?

 

          Ne soyez pas fâché contre Fanime. Tant que son amant ne sera qu’un sot, elle ne sera pas digne de paraître.

 

          Dites-moi, je vous en conjure, si M. le duc de Choiseul a toujours de la bonté pour moi, et si par hasard nous pouvons espérer la paix. Mais surtout instruisez-moi comment vont les yeux et la santé de mes anges, et ne mettez pas mon cœur au désespoir.

 

 

1 – L’Appel à toutes les nations de l’Europe. (G.A.)

 

2 – Madame Belot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chamflour Fils.

 

Tournay, pays de Gex, 30 Mars (1).

 

 

          J’ai lu, monsieur, dans les gazettes, un article qui m’a fait frémir, et qui vous regarde. Vous savez qu’il y a longtemps que je m’intéresse à vous ; je vous prie de vouloir bien me mander ce qu’il en est. Je suis retiré du monde, dans d’assez belles terres, sur les frontières de Genève et de la Suisse, et je prends d’ordinaire fort peu de part à toutes les nouvelles ; mais celle-ci vous a rappelé à mon souvenir, et j’ai senti réveiller en moi tous les sentiments de mon ancienne amitié.

 

          Je ne sais si M. votre père est encore en vie ; je le plaindrais bien d’avoir été témoin d’une catastrophe si cruelle. Je voudrais savoir si madame votre femme n’est point la sœur de M. de La Porte, trésorier des pays conquis. Il est fort mon ami, et c’est une raison de plus qui m’attache à votre famille. Vous me ferez plaisir de me tirer de l’inquiétude où cette triste nouvelle m’a mis.

 

          J’ai l’honneur, etc. VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire du roi, comte de Tournay.

 

 

1 – Cette lettre est peut-être de 1759. (G.A.)

 

 

 

1761 - Partie 14

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