CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

1761---Partie-13.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 19 Mars 1761.

 

 

          C’est pourtant aujourd’hui le jeudi de l’absoute mes chers anges, et Lekain n’est point arrivé ; j’ai ouï dire des choses qui percent le cœur. Est-il donc bien vrai que Lekain ait été en prison pour n’avoir eu un congé que de M. le duc d’Aumont, et pour n’en avoir pas pris deux ? Mademoiselle Corneille avait appris trois rôles ; notre théâtre était tout arrangé, et surtout nous vous attendions à voir Lekain muni de vos lettres et de vos ordres. Toutes ces belles espérances ont été détruites par la noble sévérité du premier gentilhomme (1) de la chambre.

 

          J’espérais encore que Lekain m’apporterait une édition de ce Tancrède qui doit tant à vos bontés, et de cette petite vengeance que j’ai tirée de l’outrecuidance anglaise. Le Prault petit-fils est un petit drôle : il va criant que cette justification (2) de Corneille, que ce plaidoyer contre Shakespeare, que cette préférence donnée à la politesse française sur la barbarie anglaise, est un ouvrage de votre créature des Alpes.

 

 

Ce Prault est peu discret

D’avoir dit mon secret.

 

QUINAULT, Alc., act. I, sc. IV.

 

 

Ce Prault a joué d’un tour à Cramer. Il y a un nouveau tome tout garni de facéties : c’est Candide, Socrate, l’Ecossaise, et choses hardies. « Envoyez-moi ce tome par la poste, écrit Prault à Cramer, afin que je juge de son mérite, et que je voie si je peux me charger de quinze cents de vos exemplaires. » Cramer envoie son tome comme un sot ; Prault l’imprime en deux jours, et probablement y met mon nom pour me faire brûler par Omer. Ah ! mes chers anges, que ce coquinet ôte mon nom ! Il ne faut pas être brûlé tous les six mois.

 

Mes chers anges, il est vrai que j’ai un beau sujet (3), que je pense pouvoir donner un peu de force à la tragédie française, que j’imagine qu’il y a encore une route, que je ressemble à l’ingénieur du roi de Narsingue (4), qui s’avisait de toutes sortes de sottises ; mais attendons le moment de l’inspiration pour travailler. Je suis à présent dans les horreurs de l’Histoire générale qu’on réimprime ; mais que de changements ! le tableau n’était qu’en miniature ; il est grand. Mes anges verront le genre humain dans toute sa turpitude, dans toute sa démence. Omer frémira ; je m’en moque : Omer n’aura jamais ni un aussi joli château que moi, ni de si agréables jardins. Vous saurez que j’ai fait des jardins qui sont comme la tragédie que j’ai en tête ; ils ne ressemblent à rien du tout. Des vignes en festons, à perte de vue ; quatre jardins champêtres, aux quatre points cardinaux ; la maison au milieu ; presque rien de régulier, Dieu merci. Ma tragédie sera plus régulière, mais aussi neuve. Laissez-moi faire ; plus je vieillis, plus je suis hardi. Mes chers anges soyez aussi hardis ; faites jouer Oreste ; faites une brigue, je vous en prie ; qu’on entende les cris de Clytemnestre, que Clairon et Dumesnil joûtent, que Lekain fasse frissonner : les comédiens me doivent cette complaisance. Vous m’allez dire, Fanime, Fanime, eh bien ! il est vrai que Fanime, Enide, et le père, sont d’assez beaux rôles ; mais l’amant est benêt, soyez-en sûrs. Il faut que je donne une meilleure éducation à ce fat ; il faut du temps. J’ai l’Histoire générale et une demie-lieue de pays à défricher, et des marais à dessécher, et un curé à mettre aux galères ; tout cela prend quelques heures d’un pauvre malade.

 

          Voici une Epître sur l’Agriculture (5) dont vous ne vous soucierez point ; vous n’aimez pas la chose rustique, et j’en suis fou. J’aime mes bœufs, je les caresse, ils me font des mines. Je me suis fait faire une paire de sabots ; mais si vous faites jouer Oreste, je les troquerai contre deux cothurnes, sous l’ombrage de vos ailes.

 

          Et vos yeux ? parlez-moi donc de vos yeux.

 

 

 

1 – Richelieu. (G.A.)

 

2 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)

 

3 – Don Pèdre. (G.A.)

 

4 – Maupertuis. Voyez le Rescrit de l’empereur de la Chine, facétie. (G.A.)

 

5 – A Madame Denis – Epître sur l’Agriculture.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

A Ferney, pays de Gex, 19 mars 1761.

 

 

          Vos lettres sont venues à bon port, mon très cher maître. Les veredarii sont exacts, parce qu’il leur en revient quelque chose. Il est vrai que j’ai été obligé d’avertir que je ne recevais point de lettres d’inconnus (1), et vous trouverez que j’ai eu raison quand vous saurez que très souvent la poste m’apportait pour cent francs de paquets de gens discrets qui m’envoyaient leurs manuscrits à corriger ou à admirer Le nombre des fous mes confrères, quos scribendi cacoethes tenet, est immense. Celui des autres fous, à lettres anonymes, n’est pas moins considérable. Mais pour vous, mon cher abbé, qui êtes très sage, et qui m’aimez, sachez qu’une de vos lettres est un de mes plus grands plaisirs, et serait ma plus chère consolation, si j’avais besoin d’être consolé.

 

          Vous parlez de brochures ; il y a autant de feuilles dans Paris qu’à mes arbres ; mais aussi la chute des feuilles est fréquente. On en a imprimé une de moi où il est question de vous (2), et de la langue française, à laquelle vous avez rendu tant de services. C’est une réponse que j’avais faite à M. Deodati Tovazzi, qui disait un peu trop de mal de notre langue.

 

 

          Je savais que l’archidiacre (3) de Fontenelle et de La Motte était admis pour compiler, compiler des phrases à notre tripot, et qu’on vous accusait d’avoir molli en cette occasion. Je crois, mon cher maître, qu’on vous calomnie.

 

 

L’abbé Trublet m’avait pétrifié.

 

Pauvre Diable.

 

 

          Mais pourquoi ne serait-il pas de l’Académie ? l’abbé Cotin en était bien : j’attends l’abbé Le Blanc (4) avec une impatience extrême. J’ai une querelle avec vous sur les vers croisés. Je trouve qu’ils sauvent l’uniformité de la rime, qu’on peut se passer avec eux de frères lais, et qu’ils sont harmonieux.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  Licentia sumpta pudenter.

 

HOR., de Art. poet.

 

 

n’est pas mal ; mais je vous dirai à l’oreille que c’est un écueil. Il y a dans ce genre de vers un rythme caché fort difficile à attraper. Si quelqu’un m’imite, il courra des risques. J’aimerais passionnément à m’entretenir avec vous de littérature, et à pleurer sur la nôtre. Mais vous vous moquez de moi avec votre banlieue ; il faudrait que je fusse d’avance imbécile de quitter les deux lieues de pays que je possède, et où je suis indépendant, pour Arcueil et pour Gentilly. Tenez, tenez, voici ma réponse dans ce paquet :

 

 

Ad urbem non descendet vates tuus

 

HOR., lib. I, ep. VII.

 

 

Omitte mirari beatæ

Fumum, et opes, strepitumque Paris.

 

HOR., III, od. XXIX.

 

 

          Je n’ai eu l’idée du bonheur que depuis que je suis chez moi dans la retraite. Mais quelle retraite ! J’ai quelquefois cinquante personnes à table ; je les laisse avec madame Denis, qui fait les honneurs, et je m’enferme. J’ai bâti ce qu’en Italie on appelle un palazzo ; mais je n’en aime que mon cabinet de livres, senectutem alunt. Vivez, mon cher abbé : on n’est point vieux avec de la santé. Je veux, avant de mourir, vous adresser une Epître sur le peu d’usage que font nos littérateurs de vos préceptes et de vos exemples. Quel style que celui d’aujourd’hui ! ni nombre, ni harmonie, ni grâce, ni décence. Chacun cherche à faire des sauts périlleux. Je laisse les Gilles sur leur corde lâche, et je cultive comme je peux mes champs et ma raison.

 

          M. de Chimène (5) vous remercie : il a du goût ; il étudie beaucoup ; il a lu vos ouvrages ; il aime mieux votre préface sur de Natura deorum, et votre Histoire de la Philosophie, que les tours de force de Jean-Jacques, lequel Jean-Jacques mérite la petite correction qu’il a reçue. Adieu encore une fois.

 

 

 

 

1 – Voyez, page 754, l’Avis de février 1761. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Deodati du 24 Janvier. (G.A.)

 

3 – Trublet, qui venait de faire paraître ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de La Motte et de Fontenelle. (G.A.)

 

4 – L’auteur d’Aben-Saïd. (G.A.)

 

5 – Ximenès. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Ferney, 19 Mars 1761.

 

 

          Je suis fâché contre M. Thieriot le paresseux ; je suis enchanté de M. Damilaville le diligent. Je reçois l’Interprétation de la nature, livre auquel je n’avais pu encore parvenir, non plus qu’au sujet qu’il traite. Je vais le lire, et je suis sûr que je trouverai cent traits de lumière dans cet abîme.

 

          Voilà donc Jean-Jacques politique (1) ; nous verrons s’il gouvernera l’Europe comme il a gouverné la maison de madame de Wolmar. C’est un étrange fou. Il m’écrivit, il y a un an (2) : Vous avez corrompu la ville de Genève, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. Ce pauvre bâtard de Diogène voulait alors se faire valoir parmi ses compatriotes en décriant les spectacles, et, dans son faux enthousiasme, il s’imaginait que je vivais à Genève, moi qui n’y ai pas couché deux nuits depuis cinq ans. Il a l’insolence de me dire que j’ai un asile à Genève, à moi qui ai pour vassaux plusieurs des magistrats de sa république, parmi lesquels il n’y en a pas un qui ne le regarde comme un insensé. Il m’offense de gaieté de cœur, moi qui lui avais offert non pas un asile, mais ma maison, où il aurait vécu comme mon frère. Je fais juge M. Diderot, M. Thieriot, et tous nos amis, du procédé de Jean-Jacques ; et je leur demande si quand un détracteur de Corneille, de Racine, de Molière, fait un roman dont le héros va au b….. et dont l’héroïne fait un enfant avec son précepteur, il ne mérite pas bien le mépris dont M. de Ximenès (3) daigne l’accabler.

 

          L’abbé Trublet (4) a donc la place du maréchal de Belle-Isle ? vous verrez qu’il n’aura que celle de l’abbé Cotin.

 

          M. Thieriot le paresseux, un petit mot, je vous prie. Quand il faudra écrire à M. de Courteilles, ordonnez.

 

 

1 – Il venait de publier son Extrait du projet de Paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre. (G.A.)

 

2 – Le 17 Juin 1760. (G.A.)

 

3 – Signataire des Lettres sur la Nouvelle Héloïse. (G.A.)

 

4 – Nommé académicien le 13 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, 21 Mars 1761.

 

 

          Consolons-nous, mon cher ami, vous avec l’espérance, moi avec ma charrue. L’abbé Cotin était de l’Académie ; mais des hommes de mérite en furent aussi, et vous en serez.

 

 

.  .  .  .  .  .  Interea facit indignatio versum.

 

JUVÉN, sat. I, lib. I.

 

 

Je vous envoie mes motifs de consolation. Courage, mon cher élève ; le public vous nomme, et il siffle l’abbé Trublet. Vous avez pour vous madame de Pompadour et vos talents. Puissiez-vous revenir aux Délices, et ne jamais souper avec M. et madame de Wolmar !

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Au château de Ferney, 23 Mars 1761.

 

 

          Nous comptions sur vous, et nous ne comptons plus sur rien que sur notre amitié pour vous et sur vos sentiments. Mandez-nous, mon cher Roscius, ce que c’est que votre triste aventure, à laquelle nous nous intéressons bien vivement, madame Denis et moi. Il y a près d’un mois que je n’ai reçu de lettres de M. d’Argental. Le petit Prault ne m’a pas seulement envoyé un exemplaire de Tancrède. Vous voyez que je suis aussi abandonné que vous êtes persécuté. Au surplus, prenez tout gaiement ; faites-vous applaudir, cela console de tout.

 

          J’ignore si on pourra déterminer mademoiselle Dumesnil à jouer Clytemnestre ; mais je sais que vous ferez bien valoir le rôle d’Oreste. Je suis déterminé à ne rien donner à moins qu’on ne joue cette pièce ; vos camarades me doivent peut-être cette complaisance. Je vous prie d’en parler à M. d’Argental, et de me répondre sur tous ces articles ; celui qui vous regarde est le plus intéressant pour moi. Je vous embrasse.

 

 

 

 

1761 - Partie 13

 

 

 

 

Commenter cet article