CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

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à Madame de Fontaine.

 

A Ferney, 27 Février 1761.

 

 

          Nos montagnes couvertes de neige, et mes cheveux devenus aussi blancs qu’elles, m’ont rendu paresseux, ma chère nièce ; j’écris trop rarement. J’en suis très fâché, car c’est une grande consolation d’écrire aux gens qu’on aime : c’est une belle invention que de se parler, de cent cinquante lieues, pour vingt sous.

 

          Avez-vous lu le roman de Rousseau ? Si vous ne l’avez pas lu, tant mieux ; si vous l’avez lu, je vous enverrai les Lettres du marquis de Ximenès sur ce roman suisse.

 

          Nous montrons toujours l’orthographe à la cousine issue de germain de Polyeucte et de Cinna. Si celle-là fait jamais une tragédie, je serai bien attrapé ; elle fait du moins de la tapisserie. Je crois que c’est un des beaux-arts ; car Minerve, comme vous savez, était la première tapissière du monde. Il n’y a que la profession de tailleur qui soit au-dessus. Dieu ayant été lui-même le premier tailleur, et ayant fait des culottes pour Adam, quand il le chassa du paradis terrestre à coups de pied au cul.

 

          Votre sœur embellit les dedans de Ferney, et moi je me ruine dans les dehors. C’est une terrible affaire que la création ; vous avez très bien fait de vous borner à rapetasser. Je vous crois actuellement bien à votre aise dans votre château ; mais je vous plains de n’avoir ni grand jardin, ni grand lac : ce n’est pas assez d’avoir trois mille gerbes de champart, il faut que la vue soit satisfaite.

 

          Le grand écuyer de Cyrus (1) aura beau faire, il ne formera point de paysage où la nature n’en a pas mis. J’ai peur qu’à la longue le terrain ne vous dégoûte. Quand vous voudrez voir quelque chose de fort au-dessus des Délices, venez chez nous à Ferney ; surtout n’allez jamais à Paris ; ce séjour n’est bon que pour les gens à illusion, ou pour les fermier-généraux. Vive la campagne, ma chère nièce ; vivent les terres et surtout les terres libres, où l’on est chez soi maître absolu, et où l’on n’a point de vingtièmes à payer ! C’est beaucoup d’être indépendant ; mais d’avoir trouvé le secret de l’être en France, cela vaut mieux que d’avoir fait la Henriade.

 

          Nous allons avoir une troupe de bateleurs auprès des Délices (2), ce qui fait deux avec la nôtre. En attendant que nous ouvrions notre théâtre, je m’amuse à chasser les jésuites d’un terrain qu’ils avaient usurpé, et à tâcher de faire envoyer aux galères un curé de leurs amis. Ces petits amusements sont nécessaires à la campagne : il ne faut jamais être oisif.

 

          Votre jurisconsulte (3) est-il à Hornoy ou à Paris ? votre conseiller-clerc (4), qui écrit de si jolies lettres, tous les jours de courrier, à ses parents, est-il allé juger ? le grand écuyer travaille-t-il en petits points ? montez-vous à cheval ? Daumart est au lit depuis cinq mois, sans pouvoir remuer. Tronchin vous a guérie, parce qu’il ne vous a rien fait ; mais, pour avoir fait quelque chose à Daumart, ce pauvre garçon en mourra, ou sa vie sera pire que la mort. C’est une bien malheureuse créature que ce Daumart ; mais son père était encore plus sot que lui, et son grand-père encore plus. Je n’ai pas connu le bisaïeul, mais ce devait être un rare homme.

 

          J’ai commencé ma lettre par le roman de Rousseau, je veux finir par celui de La Popelinière. C’est, je vous jure, un des plus absurdes ouvrages qu’on ait jamais écrits : pour peu qu’il en fasse encore un dans ce goût, il sera de l’Académie.

 

          Bonsoir ; portez-vous bien. Je ne vous écris pas de ma main : on dit que j’ai la goutte, mais ce sont mes ennemis qui font courir ce bruit-là. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Le marquis de Florian. (G.A.)

 

2 – A Carouge. (G.A.)

 

3 – Son fils d’Hornoy. (G.A.)

 

4 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

 

 

          Vous savez, madame, combien le solitaire des Alpes aime vos charmantes lettres ; mais, tout Suisse qu’il est, qu’il n’aime point du tout les romans suisses, et il déteste l’insolent orgueil d’un valet de Diogène qui insulte notre nation. Il est enchanté que la pièce de M. Diderot ait triomphé de la cabale. C’est une réparation d’honneur que le public lui fait d’avoir écouté la prétendue comédie des Philosophes.

 

          Le solitaire voit avec une extrême consolation que le public a des égards pour les gens qui pensent. Madame Belot doit trouver son compte à cette disposition des esprits. On lui réitère du fond du cœur les assurances de la plus respectueuse estime.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Ferney, 3 Mars 1761.

 

 

          Voici, monsieur, mon ultimatum (1) à M. Deodati. M. le censeur hebdomadaire (2), à qui je fais mes compliments, peut insérer ce traité de paix dans son journal.

 

          Je regarde le jour du succès du Père de Famille comme une victoire que la vertu a remportée, et comme une amende honorable que le public a faite d’avoir souffert l’infâme satire intitulée la Comédie des Philosophes.

 

          Je remercie tendrement M. Diderot de m’avoir instruit d’un succès auquel tous les honnêtes gens doivent s’intéresser ; je lui en suis d’autant plus obligé, que je sais qu’il n’aime guère à écrire. Ce n’est que par excès d’humanité qu’il a oublié sa paresse avec moi ; il a senti le plaisir qu’il me faisait. Je doute qu’il sache à quel point cette réussite était nécessaire. Les affaires de la philosophie ne vont point mal ; les monstres qui la persécutaient seront du moins humiliés.

 

          J’avais demandé à M. Thieriot l’Interprétation de la Nature ; il m’a oublié.

 

          Mille tendresses à tous les frères.

 

 

1 – Voyez les Stances à Deodati. (G.A.)

 

2 – D’Aquin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Au château de Ferney, 6 Mars 1761.

 

 

          Vous serez étonnée, madame, de recevoir lettres sur lettres d’un homme que vous avez traité de négligent. Vous me mandez que vous vous ennuyez : pour peu que je continue, je saurai bien d’où vient cette maladie. Mais si mes lettres et la Pucelle entrent pour quelque chose dans cette léthargie, je crois que les six tomes de Jean-Jacques (1) sont pour le moins aussi coupables que moi. Je pense que voilà le cas de souhaiter d’être sourde, puisque la perte de vos yeux vous laisse encore des oreilles pour entendre toutes nos sottises.

 

          Je sais qu’il y a des personnes assez déterminées pour soutenir ce malheureux fatras intitulé Roman ; mais, quelque courage ou quelques bontés qu’elles aient, elles n’en auront jamais assez pour le relire. Je voudrais que madame de La Fayette revînt au monde, et qu’on lui montrât un roman suisse.

 

          Franchement, tout est de même parure, depuis les remontrances et les réquisitoires jusqu’à nos romans et nos comédies. Je trouve que le siècle de Louis XIV s’embellit tous les jours. Il me semble que, du temps de Molière et de Chapelle, j’aurais été fâché d’être dans le pays de Gex ; mais actuellement c’est un fort bon parti.

 

          Vous me demandez, madame, ce que c’est que mademoiselle Corneille ; ce n’est ni Pierre ni Thomas ; elle joue encore avec sa poupée ; mais elle est très heureusement née, douce et gaie, bonne, vraie, reconnaissante, caressante sans dessein et par goût. Elle aura du bon sens ; mais, pour le bon ton, comme nous y avons renoncé, elle le prendra où elle pourra.

 

          Ce ne sera pas chez madame de Wolmar (2). Nous n’avons aucune envie, madame, d’aller à Clarens (3), depuis que vous avez déclaré qu’on ne vous trouvait pas là. Nous sentons tous qu’il faudrait aller à Saint-Joseph (4) ; mais les transmigrations sont trop difficiles. J’ai l’honneur d’être à moitié Suisse, indépendant, heureux. Les mots de Paris et de couvent m’effraient autant que votre société charmante m’attire.

 

          Je n’avais point d’idée du bonheur réservé à la vieillesse dans la retraite. Après avoir bien réfléchi à soixante ans de sottises que j’ai vues et que j’ai faites, j’ai cru m’apercevoir que le monde n’est que le théâtre d’une petite guerre continuelle, ou cruelle, ou ridicule, et un ramas de vanité à faire mal au cœur, comme le dit très bien le bon déiste de Juif qui a pris le nom de Salomon dans l’Ecclésiaste, que vous ne lisez pas.

 

          Adieu, madame ; consolez-vous de votre existence, et poussez-la cependant aussi loin que vous pourrez. J’ai trouvé, dans le roman de Jean-Jacques, une lettre sur le suicide que j’ai trouvé excellente, quoique ridiculement placée ; elle ne m’a pourtant donné aucune envie de me tuer, et je sens que je ne me serais jamais donné un coup de pistolet par la tête, pour un baiser âcre de madame de Wolmar.

 

          J’ai eu l’honneur de vous envoyer un petit chant de la Pucelle, par Versailles ; je ne sais plus comment faire.

 

 

1 – La Nouvelle Héloïse. (G.A.)

 

2 – Personnage du roman de Jean-Jacques. (G.A.)

 

3 – Voyez le même roman. (G.A.)

 

4 – Madame du Deffand demeurait dans cette communauté. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

A Ferney, 10 Mars 1761.

 

 

          Pour Dieu, madame, envoyez-moi le portrait de madame de Pompadour ; j’aimerais mieux avoir le vôtre, mais vous ne voulez pas vous faire peindre ; il faut faire quelque chose pour ses amis, madame. Si vous n’avez pas de copiste à Strasbourg, osez me confier l’original. J’ai de la probité, je suis exact, je ne le garderai pas quinze jours. Faites-moi cette petite faveur, je vous en conjure.

 

          Où est actuellement M. votre fils ? Je plains ses chevaux, quelque part qu’il soit, car je crois les retraites promptes et les fourrages rares. Il est plaisant d’avoir dépensé cinq ou six cents millions pour quelques voyages dans la Hesse en quatre ans. On aurait fait le tour du monde à meilleur marché. Je n’ai d’autre nouvelle dans mon enceinte de montagnes, sinon qu’on ne me paie point ; mais je plains beaucoup plus ceux qu’on égorge que ceux qu’on ruine.

 

          Avez-vous actuellement, madame, auprès de vous votre fidèle compagne (1) ? Vous portez-vous bien ? Etes-vous contente ? Je rencontrai hier dans mon chemin un borgne, et je me réjouis d’avoir encore deux yeux. Je rencontrai ensuite un homme qui n’avait qu’une jambe, et je me félicitai d’en avoir deux, toutes mauvaises qu’elles sont. Quand on a passé un certain âge, il n’y a guère que cette façon-là d’être heureux  cela n’est pas bien brillant, mais c’est toujours une petite consolation. Un beau soleil est encore un grand plaisir ; mais il me semble que vous n’avez jamais chaud sur vos bords du Rhin. N’avez-vous pas fait embellir et peigner votre jardin ? Autre ressource qui n’est pas à négliger. Je vous avertis, madame, que j’ai fait les plus beaux potagers du royaume ; vous ne vous en souciez guère. Puissiez-vous avoir le goût de cet amusement ! Mais on ne se donne rien. Si vous n’êtes pas née jardinière, vous ne le serez jamais.

 

 

1 – Madame de Brumath. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

A Ferney, 14 Mars 1761 (1).

 

 

          Je ne vous ai point remercié, mon cher ami, de toutes vos attentions ; nous avons été occupés à jouer la comédie ; il a fallu faire le théâtre, la pièce et les acteurs. J’en excepte madame Denis que sa nature a faite une excellente actrice. Mademoiselle Corneille l’est devenue. Je ne m’étais pas attendu qu’elle développerait un talent si marqué. Elle dit des vers comme son oncle les faisait. Nous avons un théâtre digne d’elle, mieux entendu, mieux orné, plus éclairé que celui de Paris ; et, ce qui est fort extraordinaire, nous avons un auditoire composé de très bons juges. Il y a beaucoup d’esprit dans l’enceinte de nos montagnes, et point de cabales ; on ne vient à notre spectacle que pour avoir du plaisir. Que ne pouvons-nous jouir de celui de vous y voir ! Je vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre est de 1761 et non de 1763. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry. (1)

 

 

 

          Je suis tout prêt sans doute, mon cher monsieur, à tirer la commune de Fernex ou Ferney du bourbier où le chicaneur Budée de Montréal l’avait plongée ; et, quoiqu’il me reste très peu d’argent, attendu qu’on me pille de tous côtés, cependant je paierai volontiers pour ces malheureux.

 

          J’ai passé l’acte dans cette vue, mais suivant le bon plaisir de M. l’intendant. Il faut donc qu’il réforme son bon plaisir ; il faut donc qu’ayant ordonné que tout le village se cotise, il ordonne à présent que les communiers empruntent. Je laisse à vos soins, à votre prudence et à vos bontés l’arrangement de cette petite affaire Tout ce que vous déterminerez sera bien fait. Vous êtes accoutumé à débrouiller des choses plus difficiles, et vous mettez partout de la facilité et de la justice. Quand vous voudrez me communiquer vos idées et vos ordres sur le très inculte et très misérable pays de Gex, je tâcherai de marcher à votre suite.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments d’estime et de confiance qu’on vous doit, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

1761 - 12

 

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