CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 11
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
18 Février 1761.
Je salue tendrement les frères, j’élève mon cœur à eux, et je prie Dieu pour le succès du Père de Famille.
J’envoie aux frères une petite cargaison contenant un chant de la Pucelle, et les lettres sur la Nouvelle Héloïse ou Aloîsia de Jean-Jacques, auxquelles M. le marquis de Ximenès n’a fait nulle difficulté de mettre son nom, attendu qu’il ne craint pas plus Jean-Jacques, que Jean-Jacques ne semble craindre ses lecteurs. La Nouvelle Eloïse et Daïra m’ont fait relire Zayde (1) ; qu’on fasse quelque nouvelle tragédie, je relirai Racine.
J’ai demandé à M. Thieriot les recueils I, K, L, M, N ; il faut bien que j’aie tout l’alphabet. Je suis très fâché qu’il y ait une ville en France, nommée Paris, où il soit permis à un Fréron d’insulter l’héritière du nom de Corneille ; on ne m’écrit sur cela que des lanternes. Si Fréron en avait dit autant de la petite-fille d’un laquais dont le père fût conseiller du parlement ou de la cour des aides, on mettrait Fréron au cachot. Il est digne de ceux qui laissaient mourir de faim la cousine de Cinna de ne la pas venger : cela redouble mon mépris pour les bourgeois qui font le gros dos parce qu’ils ont un office.
Je prie instamment M. Thieriot de mettre au cabinet l’Epître d’Abraham Chaumeix à mademoiselle Clairon. Ce n’est pas qu’on craigne
Le petit singe à face de Thersite,
Au sourcil noir,
et au cœur noir ; on a pour lui autant d’horreur que pour Fréron. C’est dommage qu’un aussi insolent et aussi absurde persécuteur ne soit puni que par des vers et par l’exécration publique : il est bien heureux d’avoir affaire à des philosophes qui ne peuvent se venger que par le mépris. Je voudrais bien voir un de ces faquins, si fiers de leurs petites charges voyager dans les pays étrangers ; il ferait une plaisante figure à côté d’un homme de mérite.
1 – Par madame de La Fayette. (G.A.)
à M. Le Brun.
Au château de Ferney, 19 Février 1961.
Plus j’y fais réflexion, plus je suis sûr, monsieur, que nous ne trouverons personne à Paris qui prenne intérêt à mademoiselle Corneille et à son nom ; vous ne trouverez que ceux qui ont été outragés par Fréron assez justes pour le poursuivre ; les autres en rient. Dites à un de vos amis qu’on vient de faire un libelle contre vous la première idée qui lui viendra sera de vous demander où il se vend, et s’il est bien salé.
Je pense que ce qu’il y aurait de plus honnête, de plus doux, et de plus modéré à faire, ce serait d’assommer de coups de bâton le nommé Fréron à la porte de M. Corneille. Le second parti est celui que j’ai eu l’honneur de vous proposer, c’est que vous vouliez bien dicter une requête à M. Corneille pour le lieutenant criminel. N’est-il pas en droit d’attendre quelque attention pour son nom ? n’est-il pas en droit de dire qu’il demande réparation de l’insulte faite à sa fille et à lui ? On lui reproche, dans des lignes diffamatoires, d’avoir fait sortir sa fille du couvent pour la faire élever par un bateleur de la Foire. Il est faux que ce L’Ecluse ait été bateleur ; il est, depuis vingt ans, chirurgien du roi de Pologne ; il est faux qu’elle soit élevée par lui ; il est faux qu’elle soit dans la maison où le calomniateur suppose qu’il est ; il est faux que le sieur L’Ecluse soit même venu dans cette maison depuis plus de cinq mois. Mademoiselle Corneille est dans la maison la plus honnête et la plus réglée, auprès d’un vieillard presque septuagénaire, qui lui a assuré tout d’un coup de quoi être à l’abri de l’indigence le reste de sa vie ; elle est auprès d’une dame de cinquante ans, qui lui tient lieu de mère, et qui ne la perd pas un instant de vue. Un homme très estimable, qui a servi de précepteur à madame la marquise de Tessé, veut bien à présent lui donner des leçons. Elle mérite tous les soins qu’on prend d’elle ; son cœur paraît digne de l’esprit de son grand-oncle, et je vous assure qu’on ne peut avoir une conduite plus noble et plus décente que la sienne.
Voilà, monsieur, l’éducation de bateleur qu’on lui donne. Le père du grand Corneille était noble ; mademoiselle Corneille a près de deux cents ans de noblesse ; elle est alliée aux plus grandes maisons du royaume, et on la laisse outrager impunément dans des lignes diffamatoires d’un Fréron ; et des gens ont la bêtise de m’écrire que je dois mépriser les petits traits que Fréron a la bonté de me décocher comme si c’était moi dont il s’agit dans cette affaire, comme si j’étais une jeune demoiselle à marier !
Ah ! monsieur, croyez que dans nos affaires les hommes nous conseillent fort mal, parce qu’ils ne se mettent jamais à notre place : il ne faut prendre de conseil que de soi-même, et des circonstances où l’on se trouve.
Il n’est point du tout hors d’apparence qu’il se présente bientôt un parti pour mademoiselle Corneille ; et je peux vous assurer que les feuilles de Fréron, qu’on lit dans les provinces, lui feront grand tort, et pourront empêcher son établissement. Je ne vous avance rien ici, monsieur, sans de très justes raisons. Voyez donc s’il n’est pas convenable que le père, qui nous a confié sa fille, repousse hautement les bruits qui la déshonorent.
Il est indubitable que le lieutenant de police fera comparaître le coquin, et cette scène produira une relation de vous qu’on pourra mettre dans tous les papiers publics. Elle sera vraie, elle sera forte et touchante, parce que vous l’aurez faite. Elle convaincra Fréron de calomnie, et décréditera ses indignes feuilles, indignement soutenues par M. de Malesherbes.
Pardonnez, monsieur, si je dicte toutes mes lettres ; mon état est bien languissant ; mais je me sens encore de la chaleur dans le cœur, et surtout pour vous, à qui je dois les sentiments de la plus tendre estime.
De tout mon cœur, votre très humble et très obéissant serviteur.
à Madame d’Epinay.
A Ferney, le 19 Février 1761.
Quoique ma belle philosophe n’écrive qu’à des huguenots, cependant un bon catholique lui envoie ces belles Lettres (1). On suppose en les lui envoyant qu’elle est très engraissée ; si cela n’est pas, elle peut passer la page 20, où l’on reprend un peu vivement l’ami Jean-Jacques d’avoir trouvé que les dames de Paris sont maigres ; il ajoute qu’elles sont un peu bises ; mais comme ma belle philosophe nous a paru très blanches, elle pourra lire cette page 20 sans se démonter : à l’égard des autres pages, elle en fera ce qu’elle voudra.
On se flatte que le Père de Famille a été joué, et qu’il l’a été avec succès ; ce succès est bien nécessaire et bien important ; il pourrait contribuer à mettre Diderot de l’Académie ; ce serait une espèce de sauvegarde contre les fanatiques et les hypocrites de la ville et de la cour, qui blasphèment la philosophie, et qui insultent à la vertu. Pour Jean-Jacques, ce n’est qu’un misérable qui a abandonné ses amis, et qui mérite d’être abandonné de tout le monde. Il n’a dans son cœur que la vanité de se montrer dans les débris du tonneau de Diogène, et d’ameuter les passants, pour leur faire contempler son orgueil et ses haillons. C’est dommage, car il était né avec quelques demi-talents, et il aurait eu peut-être un talent tout entier, s’il avait été docile et honnête.
Je fais mes compliments à toute la famille, à tous les amis de ma belle philosophe ; je tiens qu’elle vaut beaucoup mieux que madame de Wolmar. Prend-elle son café, ou le café, dans l’entresol ? Je la supplie aussi de me dire si les jardins de la Chevrette ne sont pas plus beaux que ceux de l’Etang (2). Qu'elle sache, au reste, que ceux de Ferney ne sont pas sans pays, non de Vaud, mais de Gex, on lui donnerait un petit chapitre tous les matins en prenant le chocolat, ou du chocolat. Je pris le prophète de me prophétiser quelque chose de bon sur le Père de Famille. Mille respects ; et si la belle philosophe est paresseuse, mille injures.
1 – Sur la Nouvelle Héloïse. (G.A.)
2 – Voltaire fait sans doute allusion ici au jardin du baron d’Etang, jardin voisin du bosquet où un baiser de Julie brûla Saint-Preux jusqu’à la moelle. (Clogenson.)
à M. Fabry.
A Ferney, lundi 20 (1).
C’est en courant, mon cher monsieur, que j’ai l’honneur de vous avertir que votre mémoire sur le sieur Sédillot est entre les mains de M. de Montigny, commissaire nommé par le conseil pour examiner les sels de la Franche-Comté. Il se connaît en sels et en Sédillots. Il est l’intime ami de M. de Trudaine, et un peu mon parent. Il se charge de votre affaire. Je vous réponds qu’elle est en bonnes mains.
Je suis à vos ordres pour ma vie. Votre t.h.ob. sr.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
A Ferney, 23 Février 1761.
M. l’intendant (1) de Lyon me mande qu’on a représenté à Lyon, avec le plus grand succès, le Père de Famille ; qu’il y a été attendri jusqu’aux larmes etc., etc., etc. Je ne doute pas que cet ouvrage n’ait autant de succès à Paris. Je supplie ma belle philosophe de faire parvenir ce petit billet (2) à Platon. La réussite de sa pièce me paraît une affaire très importante ; cela réchauffe le public, cela ouvre la porte de l’Académie cela fait taire les fanatiques et les fripons. Puissent toutes les bénédictions être répandues sur nos frères ! puisse la lumière éclairer tous les yeux, et l’humanité pénétrer tous les cœurs !
1 – La Michodière. (G.A.)
2 – On n’a pas ce billet à Diderot. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
24 Février 1761.
L’Evangile a raison de dire, monsieur : Si le sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on ? Grâce à la prudence de votre cuisinier, et à quatre doigts de lard bien placés entre les perdrix et la croûte, votre pâté est arrivé frais et excellent, et il y a huit jours que nous en mangeons. Nous avons fait grande commémoration de vous, le verre à la main, non sans regretter le temps où vous avez bien voulu être de nos frères, dans votre petite cellule des fleurs (1).
Je ne mérite pas tout à fait les compliments dont vous m’honorez sur l’expulsion du gros frère Fessi (2) ; j’ai bien eu l’avantage de chasser les jésuites de cent arpents de terre qu’ils avaient usurpés sur des officiers du roi ; mais je ne peux leur ôter les terres qu’ils possédaient auparavant, et qu’ils avaient obtenues par la confiscation des biens d’un gentilhomme : on ne peut pas couper toutes les têtes de l’hydre.
Si vous êtes curieux de nouvelles de philosophie, je vous dirai qu’un officier (3), commandant d’un petit fort sur la côte de Coromandel, m’a apporté de l’Inde l’évangile des anciens brachmanes ; c’est, je crois, le livre le plus curieux et le plus ancien que nous ayons ; j’en excepte toujours l’Ancien Testament, dont vous connaissez la sainteté, la vérité et l’ancienneté. Une chose fort plaisante, c’est que tous les peuples anciens croyaient l’immortalité de l’âme, quand les Juifs n’en croyaient pas un mot.
Si vous voulez des nouvelles de nos armées le régiment de Champagne s’est battu comme un lion et a battu comme un chien. Si vous voulez des nouvelles de la marine, on nous prend nos vaisseaux (4) tous les jours. Si vous aimez mieux des nouvelles de finances, nous n’avons pas le sou. Je vous aime, et je vous regrette de tout mon cœur.
1 – Chambre d’ami aux Délices. (G.A.)
2 – Supérieur des jésuites d’Ornex. (G.A.)
3 – Le chevalier de Maudave. (G.A.)
4 – Il y eut de pris ou détruits dans la guerre de Sept-Ans trente-trois vaisseaux de ligne et soixante-quatorze frégates. (G.A.)
à M. Damilaville.
27 Février 1761.
Reçu K et L (1). Enivré du succès du Père de Famille (2), je crois qu’il faut tout tenter, à la première occasion, pour mettre M. Diderot de l’Académie : c’est toujours une espèce de rempart contre les fanatiques et les fripons. Si je peux exécuter quelques ordres pour M. Damilaville auprès de M. de Courteilles, je suis tout prêt et trop heureux.
Les frères ont-ils reçu un chant de Dorothée (3), retrouvé dans d’anciennes paperasses, et des lettres du marquis de Ximenès sur le roman de J.-J. ?
J’assomme les frères de petites dépenses : je prie M. Thieriot de mettre tout sur mon agenda. Il y a longtemps qu’il ne m’a écrit ; il ne sait pas que j’aime passionnément ses lettres. Mille tendres amitiés.
1 – Du Recueil A, B, C, etc. (G.A.)
2 – Joué le 18 Février. (G.A.)
3 – Voyez la Pucelle. (G.A.)
à M. Fabry.
Aux Délices, 24 Février 1761 (1).
Monsieur, j’ai l’honneur de vous envoyer la lettre de M. de Montigny, où vous verrez ce qu’on pense du sieur Sédillot ; j’y joins une lettre de M. de Villeneuve pour le remercier, et en même temps pour lui dire combien la province vous a d’obligations. Je lui fais un petit tableau des malheurs du pays de Gex, et des torts que le sieur Sédillot a faits à ce petit coin du monde, qui sans vous serait accablé. J’ai écrit en conformité à M. de Courteilles et à M. de Trudaine.
J’ai vu M. Myrani que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Vous me rendez cette province chère ; je contribuerai, autant qu’il me sera possible, au desséchement que vous projetez de tous les marais ; et mon principal soin sera toujours de seconder, autant qu’il sera en moi, vos volontés et vos vues pour le bien public.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments qui vous sont dus, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)