CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 10

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à Charles Théodore,

 

ÉLECTEUR PALATIN.

 

Ferney, 9 Février.

 

 

          Ce pauvre vieillard suisse, cet homme si trompé dans tous les événements qui arrivent depuis quatre ans, ce solitaire si attaché à votre altesse électorale, qui voudrait être à vos pieds, et qui n’y est pas ; cet amateur du théâtre, qui aurait pu entendre les beaux opéras représentés dans le palais de Manheim, et qui peut à peine représenter le rôle du vieillard dans Tancrède chez des Allobroges calvinistes, prend la liberté de mettre aux pieds de votre altesse électorale une nouvelle édition de ce Tancrède, dont il eut l’honneur de lui envoyer les prémices. La tragédie présente de l’Europe me fait verser plus de larmes que Tancrède n’en a fait répandre à Paris. On pleure les malheurs publics et les particuliers et voilà à quoi l’on passe son temps dans le meilleur des mondes possibles. La Jérusalem céleste, où j’aurai l’honneur d’aller tenir mon coin incessamment, nous dédommagera de tout cela, et ce sera un vrai plaisir. Ma vraie Jérusalem serait à Schwetzingen. Je me mets à vos pieds, monseigneur, avec le plus profond respect. Le petit Suisse V.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Février 1761.

 

 

          Voilà le cas de mourir ; tout abandonne Voltaire. Voltaire a écrit deux lettres (1) à M. le duc de Choiseul ; point de réponse. Je lui pardonne ; il est surchargé. Petit-fils Prault n’a pas daigné m’envoyer un Tancrède ; je ne lui pardonne pas. Mais que mes anges ne m’instruisent ni de la santé de mademoiselle Clairon, ni d’aucune particularité du tripot, ni du retour de M. de Richelieu, ni de la façon dont certaine épître dédicatoire (2) a été reçue, ni de l’unique représentation de la Chevalerie, ni du Père de Famille, c’est le comble du malheur. A quoi dois-je attribuer ce détestable silence ? mon cher ange a-t-il toujours mal aux yeux, comme moi à tout mon corps ? le secrétaire (3) que je préfère à tous les secrétaires d’Etat serait-il malade ou serait-elle malade ? mes anges sont-ils absorbés dans la lecture du roman de Jean-Jacques (4) ou de celui de La Popelinière ? Chacun se peint dans ses romans. Le héros de La Popelinière est un homme auquel il faut un sérail ; celui de Jean-Jacques est un précepteur qui prend le pucelage de son écolière pour ses gages. Si jamais M. d’Argental fait un roman, il prendra pour son héros un homme aimable qui saura aimer, mais qui laissera languir son ancien ami dans l’attente d’une de ses lettres.

 

          Hélas ! j’écris, mais avec bien de la peine ; ma main pèse deux cents livres, ma tête aussi. Je ne sais ce que j’ai ; vraiment, je suis bien loin de faire une tragédie, la vie est trop courte. Puisse la vôtre être bien longue, ô mes divins anges !

 

 

1 – Tancrède. (G.A.)

 

2 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)

 

3 – Celle de Tancrède. (G.A.)

 

4 – Madame d’Argental. (G.A.)

 

5 – La nouvelle Héloïse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Popelinière.

 

Au château de Ferney,

pays de Gex,15 février 1761.

 

 

          J’aime autant les romans orientaux, monsieur, que je déteste les romans suisses (1) : recevez mes remerciements, et croyez que mon estime pour vous est égale au plaisir que vous m’avez fait. J’ai dévoré votre Daïra (2) ; je vais la faire lire à mademoiselle Corneille. Je ne peux mieux commencer son éducation (3). On dit que vous avez eu le malheur d’être loué par Fréron. Cela est triste ; mais le suffrage des honnêtes gens doit vous consoler. S’il est vrai, monsieur que vous ayez fait imprimer vos comédies, je vous prie de ne me point oublier dans la distribution de vos grâces. Vous devez avoir reçu autant de compliments que vous avez donné de Daïra. Continuez, monsieur, à cultiver cette aimable partie de la littérature, et goûtez longtemps les plaisirs de l’esprit, après avoir goûté tous les autres. Vous serez connu par de beaux ouvrages et de belles actions.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec une estime et un attachement bien véritables, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – La Nouvelle Héloïse. (G.A.)

 

2 – Daïra, histoire orientale en quatre parties. (G.A.)

 

3 – Voltaire plaisante ici sur l’obscénité de Daïra, dont il ne faisait aucun cas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

Au château de Ferney, 15 Février 1761.

 

 

          Il y a longtemps, monsieur, que je ne suis surpris de rien ; mais je suis affligé qu’on traite si légèrement l’honneur d’une famille si respectable. Si un gentilhomme en ac, arrivé de Gascogne, voyait sa fille insultée dans les feuilles de Fréron, si l’on disait d’elle qu’elle est élevée par un bateleur de l’Opéra, il en demanderait vengeance et l’obtiendrait. L’honneur d’une famille n’a rien de commun avec de mauvaises critiques littéraires. Le déni de justice, dont on nous menace en cette occasion, n’est qu’une suite de l’indigne mépris que la nation a toujours fait des belles-lettres qui font sa gloire. Que Fréron dise de la fille d’un conseiller au Châtelet ce qu’il a dit de mademoiselle Corneille, il sera mis au cachot, sur ma parole ; mais il aura outragé la descendante du grand Corneille impunément, parce que l’impertinence française ne considère ici que la parente d’un auteur élevée par un auteur. Telle est, monsieur, la manière de penser, orgueilleuse et basse à la fois, des légers citoyens de Paris.

 

          C’est une chose honteuse que M. de Malesherbes soutienne ce monstre de Fréron, et que le Journal des Savants ne soit payé que du produit des feuilles scandaleuses d’un homme couvert d’opprobre. Mais vous m’ouvrez une voie que je crois qu’il faut tenter, c’est celle de M. le comte de Saint-Florentin : il hait Fréron, il protège beaucoup L’Ecluse ; vous avez en main, monsieur, le certificat de madame Denis, celui du résident de France à Genève, la procuration de L’Ecluse même. Ne pourriez-vous pas faire adresser toutes ces pièces à M. de Saint-Florentin, avec une lettre de M. Corneille, qui lui représenterait l’outrage fait à lui et à sa fille, les mots de belle éducation au sortir du couvent ! etc., mots qui seuls sont capables d’empêcher cette demoiselle de se marier ?

 

          Une lettre forte et touchante, telle que vous savez les écrire, ferait peut-être quelque effet. Il est certain que si cette démarche est sans succès, elle n’est pas dangereuse : il est donc clair qu’on doit la faire.

 

          Le pis aller après cela, monsieur, serait de livrer ce coquin à l’indignation du public, en démontrant sa calomnie. L’Ecluse est un homme de cinquante ans, très raisonnable, et qui a de l’esprit ; mais nous sommes éloignés de lui confier l’éducation de mademoiselle Corneille. Je vous répète, monsieur, que nous avons pour elle les soins et les égards que nous aurions pour une Montmorency, que nous y mettons notre gloire. Non seulement mademoiselle Corneille est devenue notre fille, mais nous la respectons. Et une preuve de nos attentions, c’est qu’elle ne sait rien de l’indigne outrage que le dernier des hommes a osé lui faire.

 

          Je ne vous écris point de ma main, parce que j’ai un peu de goutte.

 

          J’ajoute seulement, monsieur, que si M. de Saint-Florentin ne punit pas le coquin, si vous dédaignez de lui donner cent coups de bâton en présence de M. Corneille père, ce sera toujours au moins une petite consolation de démontrer dans tous les journaux qu’il n’est qu’un lâche calomniateur.

 

          Je vois bien qui sont les gens dont vous me parlez, qui se donnent le petit plaisir de faire aboyer ce misérable ; mais les jésuites ont très grand tort avec moi ; il ne tenait qu’à eux de faire taire leur frère Berthier ; les rieurs ne sont pas pour eux et je fais pis que de me moquer d’eux, puisque je viens de les chasser d’un domaine qu’ils avaient usurpé sur des orphelins. C’est toujours quelque chose d’avoir fait une telle blessure à une des têtes de l’hydre. Puissent les fanatiques et les hypocrites être écrasés ! Mais quand on ne peut les exterminer, il faut vivre loin d’eux. Cependant il est dur d’être en même temps loin de vous.

 

          Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Aux Délices, 15 Février 1761.

 

 

          Mon cher Dupont, je vous plains bien d’être où vous êtes : vous avez trop d’esprit pour être heureux à Colmar. Que n’êtes-vous à la place des sots dont Paris abonde ! vous nous en déferiez.

 

          Voici deux petits rogatons (1) pour vous amuser : c’est tout ce qu’on m’a envoyé de plus nouveau.

 

          Adieu. Croyez bien fermement que je vous aimerai toute ma vie.

 

 

1 – Les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, et les Anecdotes sur Fréron. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Février 1761.

 

 

          Ce n’est pas aux yeux que j’ai mal, c’est à la main écrivante. On dit que j’ai la goutte, mes divins anges, et que je suis le plus maigre des goutteux. Non, ce n’est pas moi qui ne réponds point aux articles des lettres, c’est vous, vous qui parlez. Je n’avais oublié que l’article d’Œdipe, et j’ai réparé bien vite cette omission.

 

          Mais vous, avez-vous répondu à mes justes plaintes contre Prault petit-fils, qui n’a pas seulement daigné m’envoyer un exemplaire de sa petite drôlerie de Tancrède, m’avez-vous dit un mot du Père de Famille ? Si vous aviez daigné m’instruire de la maladie de M. de Belle-Isle, je n’aurais pas pris sottement ce temps-là pour importuner M. le duc de Choiseul de mes facéties. J’ai si bien pris mon temps, qu’il ne m’a point fait de réponse ; mais n’allez pas l’imiter.

 

          Je ne suis pas excessivement content de madame de Pompadour (1), mais aussi je ne suis pas fâché contre elle ; je trouve seulement la Muse limonadière plus attentive qu’elle.

 

          J’ignore si M. le duc de Richelieu est à Versailles. C’est encore un de nos hommes exacts, qui vous écrivent une lettre de huit pages, et qui vous laissent là des années entières.

 

          Acharnement pour l’affaire du curé (2) ? non : vivacité ? oui. Et puis, quand j’ai rendu ce service à l’Eglise, je fais un chant de la Pucelle.

 

          Je n’ai point trouvé d’autre façon de répondre à tous les faquins qui m’accusent de n’être pas bon chrétien, que de leur dire que je suis meilleur chrétien qu’eux. Je fais plus je le prouve ; mais mon christianisme ne va pas jusqu’à pardonner à Omer. Je n’ai point de fiel contre Fréron ; c’est à lui à me détester, puisque je l’ai rendu ridicule (3), et que je l’ai fait bafouer de Paris à Vienne. J’aurais voulu, il est vrai, pour mon divertissement, qu’on lui eût fait dire deux mots par le lieutenant criminel, au sujet de mademoiselle Corneille ; si cela ne se peut, il faut tâcher de prendre une autre route. M. Corneille père peut se plaindre à M. de Saint-Florentin ; j’en écris à M. Le Brun. Il est bon de tenter toutes les voies : car ce n’est pas assez de rendre Fréron ridicule ; l’écraser est le plaisir. J’ai quelque maltalent contre M. de Malesherbes, qui protège les feuilles de ce monstre ; mais toutes ces belles passions s’anéantissent devant la haine cordiale que je porte à l’impudent Omer. Cependant la violence de cette juste haine peut céder à la raison ; et puisque je ne peux lui couper la main dont il a écrit son infâme réquisitoire, qu’on lui a dicté, je l’abandonne à sa pédanterie, à son hypocrisie, à sa méchanceté de singe, et à toute la noirceur de son noir caractère. Que le Panta-odai (4) reste un ouvrage de société entre les mains de trois ou quatre personnes, que mademoiselle Clairon n’en ait pas même d’exemplaire, et que le plus profond mépris fasse place à ma juste colère, colère d’autant plus véhémente que je l’ai couvée un an entier.

 

          Mes anges, si j’avais cent mille hommes, je sais bien ce que je ferais ; mais comme je ne les ai pas, je communierai à Pâques, et vous m’appellerez hypocrite tant que vous voudrez. Oui, pardieu, je communierai avec madame Denis et mademoiselle Corneille, et, si vous me fâchez, je mettrai en rimes croisées le Tantum ergo (5).

 

          Je m’aperçois que cette lettre est plus brûlable que l’Ecclésiaste ; ainsi je vous supplie de vous souvenir de moi au coin de votre cheminée.

 

          A propos, qui vous a dit que je faisais une tragédie ? je suis fâché de vous ôter cette douce illusion. Cette lanterne vient de ce que madame Denis, qui est toujours folle du Droit du Seigneur, avait mandé à sa sœur que nous jouerions quelque chose de nouveau et de merveilleux, mais sans lui dire de quoi il était question. Gardez-moi, je vous prie, un éternel secret, mes divins anges, sur ce Droit du Seigneur qui m’enchante.

 

          Pour Fanime, je la regarderai toute ma vie comme un ouvrage médiocre ; et ce beau-fils qui rend Fanime à son père, pour s’en débarrasser, me paraîtra toujours un des plus plats personnages qui aient jamais existé. Il y a des morceaux touchants, d’accord : on y pleure, je le passe ; mais je ne juge point d’un visage par un nez et par un menton ; je veux du tout ensemble. Vive Tancrède ! cette pièce me paraît bien faite neuve, singulière. Cependant nous verrons ce que je pourrai faire pour obéir à vos ordres, au saint temps de Pâques. Et la dissertation (6) contre ces barbares Anglais, vous n’en parlez pas ? Mes divins anges, je vous regarde comme la consolation et l’honneur de ma vie.

 

          Je suis bien faible ; mais je vous aime fortement.

 

 

1 – Elle gardait le silence sur la dédicace de Tancrède pour une phrase qui l’avait blessée. (G.A.)

 

2 – L’affaire du curé de Moëns. (G.A.)

 

3 – En écrivant l’Ecossaise. (G.A.)

 

4 – L’Epître à Daphné. (G.A.)

 

5 – Prose du Saint-Sacrement. (G.A.)

 

6 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)

 

18 Février 1761.

 

 

          Tenez, mes gloutons, vous demandiez une tragédie, voilà un chant (1) de la Pucelle : c’est envoyer une grive à des gens qui veulent manger un dindon ; mais on donne ce qu’on a.

 

          Tenez, voilà encore des Lettres sur le roman de Jean-Jacques ; mandez-moi qui les a faites, ô mes anges, qui avez le nez fin ! et le Père de Famille, qu’est-il devenu ?

 

 

1 – Celui de Dorothée. (G.A.)

 

 

 

 

1761 - 10

 

 

 

 

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