CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 9
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à M. de Cideville.
Aux Délices, 28 Mars 1760.
Il faut que vous sachiez, mon ancien ami, que madame Denis me dit depuis un mois : « J’écris à M. de Cideville, » et que je dois mettre quelques lignes au bas des siennes. Je suis las d’attendre les femmes, et j’écris enfin de mon chef, car je suis honteux de ne vous avoir point écrit depuis que vous me fîtes tant rire du puant marquis (1), et que vous me rendîtes de bons offices auprès de sa ladre personne.
Je reçois quelquefois une lettre du grand abbé (2) en douze mois ; je suis peu instruit de vos marches, et fort incertain si vous êtes dans le plat tumulte de Paris, ou si vous jouissez des douceurs de la retraite. Que vous avez bien fait de conserver cette terre (3), qu’on dit mériter bien mieux le nom de Délices que mes Délices ! Plus on avance dans sa carrière, et plus on est convaincu que l’on n’est bien que chez soi. Pour moi, je vous répète que je ne date ma vie que du jour où je me suis enterré. Ce n’est pas que je ne sois assez au fait de ce qui se passe. Je vois tous les orages, mais je les vois du port ; et je vous assure que mon port est bien joli et bien abrité.
Je souhaiterais à mes amis des terres indépendantes et libres comme les miennes. On paie assez en France. Il est doux de n’avoir rien à payer dans ses possessions. Figurez-vous ce que c’est à présent que d’avoir des terres en Saxe, en Poméranie, en Prusse, en Silésie ; c’est bien pis que le troisième vingtième.
Vous avez lu, sans doute, les Poésies du philosophe de Sans-Souci, qu’on soupçonne de n’être ni sans souci, ni philosophe. Je suis aussi honteux de tous les vers qui m’appartiennent dans ses œuvres, que fâché de ses œuvres guerrières. Jamais poète n’a fait verser tant de sang ; Tyrtée et Denys n’étaient que des petits garçons auprès de lui. Nous verrons s’il ira à Corinthe (4).
Adieu, mon ancien ami ; souvenez-vous quelquefois du Suisse V., qui vous aime.
1 – Ango de La Motte Lézeau. (G.A.)
2 – L’abbé du Resnel. (G.A.)
3 – Launay. (G.A.)
4 – Denys détrôné s’y fit maître d’école. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, 1er Avril 1760.
Monsieur, la lettre de votre excellence, du 19 Février, reçue par la voie de Vienne le 29 Mars, me remplit de reconnaissance, et augmente la douleur où j’étais de la perte du paquet que j’avais eu l’honneur de vous envoyer au mois d’octobre dernier.
J’ai remis aujourd’hui entre les mains de M. de Soltikof un nouvel exemplaire pour suppléer à la perte du premier. J’espère que ce dernier paquet vous sera rendu ; mais cette ressource ne calmera pas les inquiétudes où nous sommes les éditeurs et moi. On prétend que le paquet envoyé au mois d’octobre a été intercepté en Allemagne, et qu’on imprime aujourd’hui à Hambourg et à Francfort cette première partie de la Vie de Pierre-le-Grand qui est contenue dans le paquet intercepté. J’envoie à Francfort un homme affidé pour suivre les traces de cette affaire.
Mais s’il est vrai que le livre a été vendu à des libraires allemands, je prévois avec douleur que tous mes soins seront inutiles. Ce chagrin est bien capable de corrompre la satisfaction que je ressentais à mettre en ordre les matériaux du monument que vous érigez, monsieur, au grand homme à qui nous devons votre auguste impératrice, et à qui je dois l’honneur de vous connaître. Mais vos bontés me servent de consolation ; et, quelque contre-temps douloureux que j’essuie, je consacrerai le peu qui me reste de force à finir un ouvrage commencé sous vos auspices, et que vos soins m’ont rendu si cher. Si ma santé m’avait permis de faire le voyage de Pétersbourg, je l’aurais entrepris avec joie, et vous auriez été servi avec plus de promptitude ; mais mon âge et mes maladies ne me permettent plus de me transplanter. Ma seule espérance est de recevoir vos ordres dans ma retraite, et de vous témoigner de loin mon attachement et mon zèle.
Je ne sais si votre excellence a vu le petit livre qui a fait tant de bruit, et dont j’avais l’honneur de lui parler dans ma dernière lettre. Quoi qu’il en soit, rien ne peut aujourd’hui diminuer l’estime que toute l’Europe a pour votre nation.
J’ai eu l’honneur d’avoir chez moi pendant quelques jours deux de vos compatriotes, amis de M. de Soltikof, et même, je crois, ses parents ; ils sont tous deux infiniment aimables ; ils parlent ma langue aussi purement que vous l’écrivez. Je n’ai point encore vu de vos compatriotes qui ne m’aient convaincu du mérite de votre nation, et de l’éduction heureuse qu’on reçoit par vos soins et par votre protection dans les deux capitales de votre empire. Tout sert à confirmer les sentiments tendres et respectueux avec lesquels je serai toute ma vie, etc. V.
à M. Bertrand.
Aux Délices, 2 Avril 1760.
Pardon, mon cher monsieur, de n’avoir pas répondu comme je le devais à la lettre que vous m’avez écrite touchant votre cabinet (1). Je compte aller chez C.A.E Palatine à la fin de mai (2) ; ce sera là ma meilleure réponse. L’étude, qui est ici ma plus grande occupation, m’a absorbé depuis un mois. Je me suis enterré dans mon imagination ; je ressusciterai pour vous aller voir à Berne. Ce sera pour moi un grand plaisir d’y faire ma cour à M. et à madame de Freudenreich, et de revoir encore cette ville où l’on a eu tant de bonté pour moi.
Il est vrai qu’on négocie beaucoup ; mais il n’est pas moins vrai qu’on arme davantage. Si nous avons la paix à la fin de cette année, l’olive sera sanglante. Messieurs de Lausanne ont grand tort de garder ce Grasset chez eux. C’est un fripon artificieux et insolent qui leur attirera quelques affaires. Je vous embrasse. V.
1 – Cabinet d’histoire naturelle. (G.A.)
2 – Il n’y alla pas. (G.A.)
à Madame Belot.
6 Avril, aux Délices.
Vous m’avez pris à votre avantage, madame ; vous êtes une dame d’esprit vous portant bien. Votre imagination est soutenue par les agréments que vous trouvez dans Paris. Mais un pauvre solitaire, vieux et malade, qui a renoncé au monde, ne trouve point dans sa solitude de quoi mériter vos attentions et vos bontés. Je serai très flatté sans doute que vous daigniez me faire confidence de la comédie que vous faites. Si je juge de son mérite par celui de vos lettres, cette pièce doit être bien supérieure à celle de madame de Graffigni. Le public mêla peut-être un peu de politesse aux éloges prodigués à Cénie ; mais à vous, madame, il vous rendra justice. D’ailleurs, n’attendez point de moi des conseils, je ne porte pas l’impudence jusque-là. Je n’ai jamais pu deviner le goût du public dans le peu de temps que j’ai été à Paris ; il m’a paru toujours inconstant et capricieux. Il y a seulement quelques pièges usés, auxquels les cervelles du peuple se laissent toujours prendre, comme les reconnaissances, les lieux communs de morale, les portraits et les petits prestiges du comique larmoyant. Mais je crois que tout cela change à Paris tous les six mois, comme les modes. Un ermite comme moi ne connaît pas plus votre ville que les Parisiens ne connaissent le reste de l’Europe. Je me crois très étranger ; mais je sens que je le suis moins avec vous qu’avec un autre : vous me paraissez, madame, avoir l’esprit de tous les pays.
Je vous demande pardon, madame, de ne vous pas écrire de ma main, étant actuellement très incommodé.
Pénétré d’estime et de respect pour vous, etc.
à M.le comte d’Albaret.
Aux Délices, 10 Avril 1760.
Vous direz, monsieur, que je suis un paresseux, et vous aurez raison ; mais vous connaissez ma détestable santé. Ne jugez point de mes sentiments par ma négligence ; croyez que, de tous les paresseux, et de tous les malades, je suis celui qui vous est le plus dévoué. Madame Denis va rejouer ; mais pour moi, je renonce au tripot. Je suis trop vieux, et je m’affaiblis tous les jours. Vraiment je serais charmé de voir la traduction de cette Alzire. Je suis comme les vieilles qui aiment les portraits dans lesquels elles se trouvent embellies.
Tout ce que vous me dites de madame l’ambassadrice de France se rapporte fort à ce qu’elle nous a laissé entrevoir. Elle paraît pétrie de grâces et de talents. Si j’avais la hardiesse de passer les Alpes, ce serait pour elle, pour M. de Chauvelin (1), pour vous, monsieur, et non pour entendre des opéras ; mais il faut achever ma carrière dans ma retraite. Je suis assez semblable aux girouettes, qui ne se fixent que quand elles sont rouillées. Comptez que, malgré mes misères, je sens bien vivement votre mérite et vos bontés ; autant en fait madame Denis. Umillimo V.
1 – Ambassadeur à Turin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 12 Avril.
Mon divin ange, je suis bien faible, je vieillis beaucoup, mais il faut aimer le tripot jusqu’au dernier moment. Voici une pièce (1) de Jodelle, ajustée par un petit Hurtaud, que je vous envoie ; mais vous comprenez bien que je ne vous l’envoie pas, et que jamais on ne doit savoir que vous vous êtes mêlé de favoriser ce petit Hurtaud. Je pense que cela vaut mieux que de donner ces Chevaliers, qui, malheureusement, passent pour être de moi. Le plaisir du secret, de l’incognito, de la surprise, est quelque chose. Vous savez ce que c’était que le droit du seigneur ; je ne l’ai pas dans mes terres, et il ne me servirait à rien. Il me paraît que ce petit Hurtaud a traité la chose avec décence. J’ai seulement remarqué dans la pièce le mot de sacrement (2) ; j’ignore si ce mot divin peut passer dans une comédie, sans encourir l’excommunication majeure. Je ne suis pas assez hardi pour corriger les vers de Hurtaud, mais on peut bien mettre votre engagement au lieu de votre sacrement ; c’est, je crois, au premier acte, autant qu’il peut m’en souvenir.
Mettrez-vous M. le duc de Choiseul dans la confidence ? Je le crois à présent plus occupé des Anglais que de ce qui se passait sous Henri II.
Voilà donc deux chants (3) de la Pucelle pour les anges. Mais êtes-vous capable de garder le plus grand des secrets ? Plus que vous, sans doute, m’allez-vous dire.
Oui, je sais bien que j’ai joué Tancrède, et par là je l’ai affiché, il est vrai ; mais je ne pouvais faire autrement. Il fallait essayer sur M. et madame de Chauvelin cette Chevalerie ; mais ici le cas est différent. Point d’essai, et la chose est beaucoup plus singulière que tous les Chevaliers du monde. Motus, au moins. Et Pondichéry ! ma foi, je le crois pris comme Surate.
Mon cher ange, nous parlerons une autre fois des Chevaliers. Je crois que M. votre frère (4) a raison de ne pas trop aimer Médime ou Fanime.
Mais comment va la santé de madame Scaliger ? voilà le point essentiel.
Mon divin ange, vous êtes pour moi le démon de Socrate ; mais son démon se bornait à le retenir, et vous m’inspirez.
1 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)
2 – Acte I., sc. I. (G.A.)
3 – L’un d’eux était le chant XVIII, dit la Capilotade. (G.A.)
4 – Pont de Veyle. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 12 Avril (1).
Madame, si j’ai passé trop de temps sans avoir le bonheur de vous écrire, si j’ai été malade, si je languis, ce n’est pas la cousine de mademoiselle de Pertriset qui en est cause ; je suis dans un âge où les passions ne font pas tourner la tête. Votre altesse sérénissime daignait s’intéresser à ce mariage, mais la dot est bien difficile à trouver. L’oncle (2), qui n’entend pas raillerie, et qui fait toujours de bonnes affaires, conclura peut-être le marché, et ce sera le Mariage forcé.
Je ne doute pas que madame n’ait été contente de ses Américains et de ses Américaines. Quand on voit tant de malheurs et tant de cruelles folies en Europe, il n’est pas mal de faire un petit voyage au Pérou. J’ai peur que le voisinage de votre altesse sérénissime ne soit inondé de troupes cette année ; mais elle est accoutumée à voir les orages et à les dissiper. Quand je vis les premières tempêtes se former, je crus qu’il y en avait là pour cinq ou six ans ; Dieu veuille que je me sois trompé : On paraît épuisé à la fin d’une campagne, et on recommence encore sur nouveaux frais ; on dit ce sera la dernière, et cette dernière en amène encore une autre, et les malheurs du genre humain ne finissent point. Le roi de Prusse fait toujours des vers et des revues. Je ne sais comment la petite-fille (3) d’Ernest-le-Pieux aura pris la lettre au maréchal de Keith. Si le philosophe de Sans-Souci est battu, il sera excommunié.
Conservez, madame, votre sage et heureuse tranquillité d’esprit au milieu de toutes les secousses qui vous environnent ; soyez aussi heureuse que vous devez l’être ; que la grande maîtresse des cœurs jouisse d’une santé bien affermie ; que votre auguste famille croisse sous vos yeux en grâces, en talents et en mérite. Je me mets à vos pieds et à ceux de monseigneur. Je renouvelle à votre altesse sérénissime le profond respect et l’attachement du Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Sans doute l’Anglais. (G.A.)
3 – La duchesse elle-même. (G.A.)