CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 7 Mars 1760.

 

 

          Mon divin ange, le malingre des Délices est au bout des facultés de son corps, de son âme et de sa bourse. C’était un bon temps pour les gredins que celui de Chapelain, à qui la maison de Longueville donnait douze mille livres tournois annuellement pour sa Pucelle ; ce qui faisait, ne vous déplaise, environ le double des honoraires d’un envoyé de Parme. La maison de Conti n’en use pas comme la maison de Longueville avec les auteurs de la Pucelle ; apparemment que M. le comte de La Marche ne me regarde pas comme un gredin. J’ai pris la liberté de lui écrire (1) directement et de lui expliquer mes droits très nettement ; et il m’a répondu très honnêtement qu’il s’en tenait à la proposition de M. l’abbé d’Espagnac. Si M. Bertin n’obtient pas une meilleure composition, je ne vois pas avec quoi on pourra mettre Luc à la raison. Je crois avoir tout le droit de mon côté, ainsi que le pensent tous les chicaneurs.

 

          Mais, après avoir chicané un an, j’aime encore mieux payer à monseigneur, Paramont dominant (2), neuf cent vingt livres que je ne lui dois pas, que de les dépenser en frais de procureurs et de juges ; je suis bien las de tous ces frais. Le parlement de Dijon s’est avisé de faire pendre, ou à peu près, un pauvre diable de Suisse (3), pour me faire payer la procédure, en qualité de haut-justicier. Je suis tout ébahi d’être haut-justicier, et de faire pendre les Suisses en mon nom.

 

          Le tripot est plus plaisant ; mais on a les sifflets et les Fréron à combattre. De quelque côté qu’on se tourne, ce monde est plein d’anicroches.

 

          J’ai écrit à Delaleu de faire porter chez vous neuf cent vingt livres, pour achever le compte abominable de M. l’abbé d’Espagnac ; mais, en même temps, je meurs de honte de vous donner toutes ces peines. Comment ferez-vous ? ce conseiller-clerc demeure à une lieue de chez vous ; aurez-vous la bonté de lui écrire un petit mot d’avis par un polisson ? Voudrez-vous qu’il envoie le trésorier de son altesse sérénissime avec une belle quittance se fasse chez mon notaire ? Tout ce que je sais, c’est que vous êtes mon ange gardien de toutes façons, et que je suis un pauvre diable. Je me suis ruiné en bâtiments à la Palladio, en terrasses, en pièces d’eau ; et les pièces de théâtre ne réparent rien (4). J’attends toujours, mon divin ange, que vous me disiez votre avis sur Spartacus.

 

          Je suis actuellement avec Platon et Cicéron ; il ne me manque plus que l’abbé d’Olivet pour m’achever. Il y a loin de là au tripot ; mais je suis toujours à vos ordres, et à ceux de madame Scaliger, à qui je présente mes respects. Votre créature, V.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – On lit dans toutes les éditions « par amour, » c’est une faute. Paramont est un surnom donné par Voltaire au comte de La Marche. Dominant est un terme de jurisprudence On appelait seigneur dominant celui dont un fief relevait immédiatement. Or, le fief de Tournay relevait immédiatement du comte de La Marche. (G.A.)

 

3 – Il s’agit de Panchaud, condamné au banissement. (G.A.)

 

4 –Voltaire abandonnait toujours à quelqu’un le produit de ses pièces. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Algarotti.

 

Aux Délices, 7 Mars 1760.

 

 

          Je suis malade depuis longtemps, mon cher cygne de Padoue, et j’en enrage. Le linquenda  (1), etc., fait de la peine, quelque philosophe qu’on soit ; car je me trouve fort bien où je suis, et n’ai daté mon bonheur que du jour où j’ai joui de cette indépendance précieuse et du bonheur d’être le maître chez moi, sans quoi ce n’est pas la peine de vivre. Je goûte dans mes maux du corps les consolations que votre livre fournit à mon esprit ; cela vaut mieux que les pilules de Tronchin. Si vous voulez m’envoyer encore une dose de votre recette, je crois que je guérirai.

 

          Si tout chemin mène à Rome, tout chemin mène aussi à Genève ; ainsi je présume qu’en envoyant les choses de messager en messager, elles arrivent à la fin à leur adresse ; c’est ainsi que j’en use avec votre ami M. Albergati, dont les lettres me font grand plaisir, quoiqu’il écrive comme un chat ; j’ai beaucoup de peine à déchiffrer son écriture. Vous devriez bien l’un et l’autre venir manger des truites de notre lac avant que je sois mangé par mes confrères les vers. Les gens qui se conviennent sont trop dispersés dans ce monde. J’ai quatre jésuites auprès de Ferney (2), des pédants, des prédicants auprès des Délices, et vous êtes à Venise ou à Bologne. Tout cela est assez mal arrangé ; mais le reste l’est de même.

 

          Ayez grand soin de votre santé ; il faut toujours qu’on dise de vous :

 

 

Gratia, fama, valetudo contingit abunde.

 

HOR., lib. I, ep. IV.

 

 

          Pour gratia et fama, il n’y a point de conseils à vous donner, ni de souhaits à vous faire.

 

          Vive memor lethi ; fugit hora ; hjoc quod loquor, inde est.

 

PERS., sat. V.

 

 

Vive lœtus, et ama me.

 

 

 

1 – Allusion au vingt et unième vers de l’ode d’Horace Ad Posthumum. (G.A.)

 

2 – A Ornex. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 7 Mars.

 

 

          Je reçois, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, en date du 20 Février ; elle finit par une chose bien agréable. Vous me faites entrevoir que vous pourriez vous arracher quelque jour à la terre sainte pour venir à la terre libre. En ce cas, je vous prierais de vous presser, car il y a quelque petite apparence que je ne serai pas longtemps in terra viventium. Mes maladies augmentent tous les jours. La nature s’est avisée de faire à mon âme un très mauvais étui ; mais je lui pardonne de tout mon cœur, puisque cela entrait nécessairement dans le plan du meilleur des mondes possibles.

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer, comme je peux, par les marchands de Genève, le Bolingbroke (1). Pour ma tragédie suisse, je peux la faire partir, pour deux raisons ; la première parce que je ne la crois point bonne ; la seconde, c’est que toute mauvaise qu’elle est, mes amis, qui ont la rage du théâtre, veulent la faire jouer à Paris. Mais je vous envoie, en compense, une comédie (2) qui n’est pas dans le goût français ; je souhaite qu’elle soit dans le vôtre. Les lettres que vous daignez m’écrire me font désirer de vous plaire plus qu’au parterre de notre grande ville.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, sans cérémonie, mais avec la plus grande vérité, votre, etc.

 

 

1 – Voltaire fournissait à Albertati des livres anglais. (G.A.)

 

2 – La Femme qui a raison. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de la Touraille.

 

Aux Délices, 10 Mars 1760.

 

 

          Il paraît, monsieur, par votre lettre et par vos vers, que vous êtes bien digne d’être auprès d’un prince (1) qui nous fait espérer de revoir bientôt le grand Condé ; il en a l’esprit et la valeur.

 

          Les faibles ouvrages qui ont pu échapper à mon loisir et à l’inutilité dont j’ai toujours été dans le monde, méritent peu d’être honorés de ses regards. Je ne dois sans doute qu’à vous, monsieur, cette bonté de son altesse sérénissime. Recevez-en mes remerciements. Le parti de la retraite, que j’ai pris, ne me rend point insensible à l’honneur que vous me faites.

 

          Je ne suis depuis cinq ans qu’un laboureur et un jardinier ; mais, quoique je ne sacrifie plus qu’à Cérès et à Pomone, votre commerce me ferait encore aimer les muses. Je me souviens avec plaisir de mes premières passions, quand elles sont justifiées par votre exemple. Un commerce tel que le vôtre me serait bien précieux. S’il vous prenait envie de m’envoyer quelque chose, soit de vous, soit de vos amis, je vous prierais de vouloir bien adresser les paquets sous l’enveloppe de M. de Chenevières, premier commis de la guerre, à Versailles.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’estime que vous m’inspirez et les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – La Touraille était écuyer du prince de Condé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Tourette.

 

Aux Délices, 10 Mars  (1).

 

 

          J’ai l’honneur, monsieur, de vous envoyer une lettre de M. Bertrand, qui cultive comme vous l’histoire naturelle. Cette histoire vaut bien celle des hommes qui, pour la plupart sont peu naturels, et qui, lorsqu’ils suivent la pure nature, sont pour la plupart de fort vilaines gens, quoi qu’en dise Rousseau.

 

          Je ne sais si M. de Bonneville est un vilain homme, mais je ne puis croire que ce soit pour les vers du roi de Prusse qu’il soit à Pierre-Encise dans un caveau. Je soupçonne que c’est pour de la prose ; c’est tout ce que je veux savoir. C’est peut-être une grande indiscrétion de ma part ; mais je vous jure que je serai secret, et que je vous aurai une très grande obligation.

 

          Madame Denis vous fait mille compliments, aussi bien qu’à tout votre famille. De tout mon cœur votre très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Au château de Tournay, 14 Mars 1760.

 

 

          Le planteur de choux et le semeur de grains n’a pas oublié, monsieur, d’envoyer en son temps votre lettre à M. de La Tourette. Vous me parlez de fossiles et de curiosités naturelles ; si je pouvais trouver quelque chose de rare pour le cabinet de monseigneur l’électeur palatin, vous me feriez grand plaisir de me l’indiquer. Je me souviens d’avoir vu à Berne du sable d’une petite rivière qui donne dans l’Aar ; ce sable, vu au microscope, est un amas de pierres précieuses ; n’y aurait-il point encore quelques autres colifichets pour amuser les curieux ? Je fais plus de cas, dans le fond, d’un bon champ de blé et d’une belle prairie ; mon cabinet de physique est ma campagne ; mes curiosités sont des charrues et des semoirs ; mais il faut que les princes aient ce que les autres hommes n’ont pas ; de belles coquilles du temps du déluge, de belles pierres qui enfermaient un poisson, lequel n’a jamais existé, des congélations qui ne sont bonnes à rien, quelque animal né avec deux têtes, quelque belle maison de colimaçon. On a raison de rechercher toutes ces drogues, si elles font plaisir.

 

          Je ne crois pas que le Bonneville qui est à Pierre-Encise y soit pour les vers du roi de Prusse ; on le soupçonne de quelque prose ; et, pour le roi de Prusse, on le soupçonne d’être fort mal dans ses affaires.

 

          Cet impudent Grasset

 

 

.  .  .  .  .  .  fruitur diis

Iratis .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

 

JUVEN., lib. I, sat. I.

 

 

et, malgré la défense de leurs excellences, imprime tout ce qu’il veut à Lausanne, sous le nom d’un autre. Ce malheureux m’écrivit, il y a cinq ou six mois, la lettre la plus punissable, signée de son nom, d’une écriture contrefaite et qui n’est pas la sienne. Si jamais je fais un tour à Lausanne, il entendra parler de moi. Adieu, monsieur ; ne m’oubliez pas auprès de M. et de madame de Freudenreich. Tuus V.

 

 

 

1760 - Partie 7

 

 

 

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