CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

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à M. Linant.

 

Aux Délices, 22 Février.

 

 

          Je remercie à deux genoux la philosophe (1) qui met son doigt sur son menton, et qui a un petit air penché que lui a fait Liotard (2) ; son âme est aussi belle que ses yeux. Elle a donc la bonté de s’intéresser à notre malheureuse petite province de Gex ; elle réussira si elle l’a entrepris : puisse-t-elle revenir avec M. Linant et le Prophète (3) de Bohème !

 

          J’écris (4), monsieur, à M. d’Argental, en faveur de mademoiselle Martin, ou Lemoine, ou tout ce qu’il lui plaira ; quelque nom qu’elle ait, je m’intéresse à elle. J’ai entendu parler de deux nouveaux volumes du roi de Prusse, imprimés depuis peu à Paris ; il fait autant de vers qu’il a de soldats. La police a défendu ses vers, on dit même qu’on les brûlera ; cela paraît plus aisé que de le battre.

 

          Je suis médiocrement curieux de l’éloquente Oraison (5) de M. Poncet de La Rivière ; mais je voudrais avoir le Spartacus de M. Saurin  c’est un homme de beaucoup d’esprit, et qui n’est pas à son aise. Je souhaite passionnément qu’il réussisse.

 

          Vous me parlez de terribles impôts ; puissent-ils servir à battre les Anglais et les Prussiens ! mais j’ai peur que nous n’en soyons pour notre argent.

 

          Je présente mes obéissances très humbles à toute la famille. Si madame d’Epinay veut m’écrire un petit mot, elle comblera de joie un solitaire malade dans son lit. Ce malade a demandé au grand Tronchin s’il fallait s’enduire de poix-résine comme l’ordonne Maupertuis ; il a répondu qu’il fallait attendre des nouvelles de l’Académie française.

 

 

1 – Madame d’Epinay. (G.A.) 220px-Louise_d-Epinay_Liotard.jpg

 

2 – Peintre de Genève. (G.A.)

 

3 – Grimm. (G.A.)

 

4 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

5 – Oraison funèbre de l’infante de Parme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 22 Février.

 

 

On reconnaît ses amis au besoin ; il faut que vous me disiez absolument ce que c’était que cette lettre de change du R.P. de Sacy, de la compagnie de Jésus et de Judas. Il faut aussi que vous ayez la bonté de me faire avoir, par le moyen de M. Bouret, les Œuvres du poëte-roi. Je n’entends pas par là les Psaumes de David, mais bien la prose et les vers de sa majesté prussienne. Il n’est plus guère majesté prussienne, attendu que les Russes lui ont raflé la Prusse ; il est encore électeur de Brandebourg, mais peut-être ne le sera-t-il pas longtemps. Je serai fort flatté d’avoir mis la main à ses ouvrages, s’ils durent un peu plus que son royaume.

 

A-t-on joué Spartacus (1), et M. le Franc de Pompignan a-t-il fait un bel éloge de Maupertuis ? a-t-il bien prôné la religion de cet athée ? a-t-il fait de belles invectives contre les déistes de nos jours ? Je vous prie , mon cher ami, de me mettre un peu au fait.

 

J’ai beau exalter mon âme pour lire dans l’avenir, comme feu Moreau Maupertuis, je ne peux deviner ce que deviendront nos fortunes. On parle d’arrangement de finances qui dérangeront furieusement les particuliers. Si, avec cela, on peut avoir des flottes contre les Anglais, et des grenadiers contre le prince Ferdinand, il ne faudra pas regretter son argent.

 

Je n’ai point été surpris de voir qu’il n’y ait que quinze conseillers au parlement qui aient porté leur vaisselle ; mais je suis fâché que sur plus de vingt mille hommes qui en ont à Paris, il ne se soit trouvé que quinze cents citoyens qui aient imité mademoiselle Hus (2) et le roi.

 

On dit que le parlement fera brûler les Œuvres du roi de Prusse ; c’est une plaisanterie digne de notre siècle ; il vaudrait mieux brûler Magdebourg ; mais malheureusement on y rôtirait l’abbé de Prades, qui est dans un cachot de la citadelle, et je n’aime point qu’on brûle les bons chrétiens.

 

Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Il avait été joué le 20 Février. (G.A.)

 

2 – Cette actrice avait, en effet, envoyé sa vaisselle à la Monnaie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Aux Délices, 27 Février 1760.

 

 

          Monsieur, vous êtes bien bon de vous ressouvenir de moi, lorsque, après avoir vu le Pausilippe, vous allez revoir les salines de Pologne. J’aimerais comme vous l’Italie, s’il n’y fallait pas demander permission de penser à un jacobin ; mais je n’aimerais pas la Pologne, quand même on y penserait sans demander permission à personne. Je vous souhaite beaucoup de plaisir, et à M. le marquis de Paulmi, avec les palatins et les palatines. Tâchez surtout de conserver votre santé dans vos voyages. Autrefois on envoyait chez les Suisses et chez les Polonais des hommes vigoureux qui tenaient têtes, à table, aux deux républiques ; aujourd’hui on n’y envoie que des gens d’esprit. Leur seule instruction était : Bibat aut moriatur ; mais il paraît qu’aujourd’hui leur instruction est de plaire.

 

          Vous avez, monsieur, à la tête des affaires étrangères un homme (1) d’un rare mérite, bien fait pour connaître le vôtre. Je lui suis passionnément attaché par inclination et par reconnaissance. Il donnera sûrement à son ministère plus de force et de noblesse qu’il n’en a eu jusqu’ici. Je souhaite qu’il soit aussi aisé d’avoir de l’argent qu’il lui est naturel d’avoir de grands sentiments.

 

          Vous m’étonnez beaucoup, monsieur, de dire que vous repasserez par Berlin. Je me flatte au moins que vous ne verrez pas le roi de Prusse à Dresde. Jamais prince n’a donné plus de batailles et fait plus de vers. Plût à Dieu que, pour le bien de l’Europe, vous le trouvassiez à Sans-Souci, faisant un opéra ! Vous trouverez le roi de Pologne moins poète et moins guerrier ; mais vous ferez la Saint-Hubert (2) avec lui, et c’est une grande consolation. Vous aurez le plaisir de voir en passant l’armée russe couchée sur la neige, et vous l’exhorterez à aller coucher à Leipsick.

 

          Au reste, monsieur, je conçois que cette sorte de vie doit vous être agréable ; ce sont toujours des objets nouveaux ; vous avez le plaisir de vous instruire, et de servir le roi : cela vaut bien les soupers de Paris, où, de mon temps, tout le monde parlait à la fois sans s’entendre. Je ne crois pas qu’aujourd’hui notre capitale ait lieu de penser qu’on n’est bien que chez elle. Je suis bien sûr que vous ne la regretterez pas plus dans vos voyages que moi dans ma retraite. Il faudrait être bien bon pour croire qu’on ne peut être heureux que dans la paroisse de Saint-Sulpice ou de Saint-Eustache.

 

          Vous verrez probablement de grands événements : c’est le Nord qui est le grand théâtre ; mais c’est l’Angleterre qui joue le plus beau rôle. Le nôtre n’est pas aujourd’hui si brillant ; mais M. de Paulmi et vous, vous serez comme Baron et la Champmêlé, qui faisaient valoir les pièces de Pradon.

 

          Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main, étant un peu malingre. Les sentiments de mon cœur pour vous n’en sont pas moins vifs ; je me vante d’avoir senti tout d’un coup tout ce que vous valez. Je vous prie de me conserver un peu d’amitié ; je suis entièrement à vos ordres, et c’est avec tous les sentiments que vous méritez, que j’ai l’honneur d’être passionnément, etc. VOLTAIRE.

 

          Si vous et M. de Paulmi étiez d’honnête gens, vous passeriez par chez nous.

 

 

1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire la chasse à Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

Février.

 

 

          J’aime votre concitoyen (1) ; il me procure le plaisir d’avoir de vos nouvelles. Je voudrais bien voir l’enduit de poix-résine dont vous avez embaumé ce fou de Maupertuis, avec sa petite perruque et sa loi de l’épargne. Avez-vous bien exalté son âme ?

 

          J’ai peur que vos corps ne meurent de faim à Berlin.

 

          Je ne sais comment vous envoyer l’almanach (2) de Priam et d’Hector que votre Troyen m’a envoyé pour vous. Quand votre guerroyant philosophe daigne m’écrire par Michelet, je fourre tous les paquets possibles dans le mien ; mais il m’écrit par d’autres voies lorsqu’il me fait cet honneur. Je ne peux, en conscience, vous envoyer par la poste un almanach qui vous coûterait plusieurs florins d’Empire ; je ménage votre bourse par le temps qui court. La France est ruinée comme la Prusse. Voilà à quoi se réduisent les beaux exploits du meilleur des mondes possibles. Ajoutez-y quelques centaines de mille pauvres diables de monades au diable d’enfer.

 

 

1 – Grosley, Champenois, dont une lettre à Formey accompagnait celle-ci. (G.A.)

 

2 – Ephémérides troyennes pour 1859. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

1er Mars 1760.

 

 

          Ma respectable philosophe, et qui pis est, très aimable, il fait un de ces vents du nord qui me tuent, et que vous bravez. Je suis dans mon lit, et de là je dicte les hommages que je vous rends. L’affaire de mon avanie, et des commis de Saconex, n’est point du tout terminée. Cette précieuse liberté pour qui j’ai tout fait, pour qui j’ai tout quitté, m’est ravie, ou du moins disputée. J’écris à M. de Chalut de Vérin (1) une prodigieuse lettre ; vous devez avoir du crédit dans le corps des Soixante. Qui peut vous connaître et ne pas se rendre à vos volontés ! Voyez si vous pouvez faire donner quelques petits coups d’aiguillon à la bienveillance que M. de Chalut me témoigne. C’est à vous, madame, que je veux devoir mon repos ; il serait bien dur d’être exposé au vent du nord, et de n’être pas libre. Vous sentez bien qu’on fait peu de petits chapitres lorsqu’on a la guerre avec des commis ; on ne peut pas chanter quand on vous serre la gorge. Si vous daigniez faire encore un voyage dans ce pays-ci, on vous donnerait un chapitre par semaine.

 

          Je sais bien que Fréron est un lâche scélérat, mais je ne savais pas qu’il eût porté l’infamie jusqu’à se rendre délateur contre les éditeurs de l’Encyclopédie. J’ignore quel est son associé Pat (2) dont vous me faites l’honneur de me parler ; ces deux messieurs sont apparemment les parents de Cartouche et de Mandrin ; mais Mandrin et Cartouche valaient mieux qu’eux ; ils avaient au moins du courage.

 

          Il y a grande apparence, madame, que nous ferons une campagne sur terre, attendu qu’il nous est impossible de fourrer notre nez sur mer. Mais avec quoi ferons-nous cette campagne, si le parlement ne veut pas que le roi ait de quoi se défendre ? Il paraît aussi déterminé contre la douceur du style de M. Bertin, que contre la dureté de la prose de M. Silhouette. Nous nous occupons plus de ces objets sur la frontière qu’on ne fait à Paris, parce que nous voyons le danger de plus près. La perte de nos flottes, de nos armées, de nos finances, n’empêche pas vos chers compatriotes de faire bonne chère sur des culs-noirs, d’appeler M. Bertin le médecin malgré lui, et de courir siffler les pièces nouvelles.

 

          Je me flatte au moins que le Spartacus de M. Saurin n’aura pas été sifflé ; c’est un homme de beaucoup d’esprit, et, de plus, philosophe ; c’est dommage qu’il n’ait pas travaillé à l’Encyclopédie.

 

          Est-il vrai, ma belle philosophe, qu’il faut vous donner rendez-vous à Feuillasse ? Ce serait de votre part un bel exemple. Si vous êtes capable d’une si bonne action, je ne serai plus malade ; je braverai la bise comme vous. Toutes les Délices sont à vos pieds.

 

 

1 – Fermier-général. On n’a pas la lettre qui lui fut adressée. (G.A.)

 

2 – Pierre Patte, architecte, né en 1723, mort en 1814. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 3 Mars 1760.

 

 

          Votre petit mémoire, mon cher ami, est une bonne provision pour l’histoire ; mais il doit servir encore plus à la philosophie. Il peut apprendre aux hommes nés libres qu’ils ne doivent point vendre leur sang à des maîtres étrangers, qu’ils ne connaissent pas, et qui peuvent leur faire plus de mal que de bien.

 

          J’ai la plus grande envie de venir philosopher avec vous avant que vous retourniez à Ussières. Je ne regrette guère les bals et les comédies, mais je regrette beaucoup votre conversation. Je vous prie de vouloir bien ne me pas oublier auprès de vos amis, et surtout auprès de M. le bailli de Lausanne et de madame son épouse. La vôtre vous a-t-elle donné quelque petit philosophe ?

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur ; adieu. La misère et le trouble sont en France ; nous avons ici le nécessaire et la paix.

 

 

1760 - Partie 6

 

 

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