CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 52
Photo de PAPAPOUSS
à M. Corneille. (1)
Ferney, 25 Décembre 1760.
Mademoiselle votre fille, monsieur, me paraît digne de son nom par ses sentiments. Ma nièce, madame Denis, en prend soin comme de sa fille. Nous lui trouvons de très bonnes qualités, et point de défauts. C’est une grande consolation pour moi, dans ma vieillesse, de pouvoir un peu contribuer à son éducation. Elle remplit tous ses devoirs de chrétienne. Elle témoigne la plus grande envie d’apprendre tout ce qui convient au nom qu’elle porte. Tous ceux qui la voient en sont très satisfaits. Elle est gaie et décente, douce et laborieuse on ne peut être mieux née. Je vous félicite, monsieur, de l’avoir pour fille, et vous remercie de me l’avoir donnée. Tous ceux qui lui sont attachés par le sang, et qui s’intéressent à sa famille, verront que si elle méritait un meilleur sort, elle n’aura pas à se plaindre de celui qu’elle aura eu dans ma maison. D’autres auraient pu lui procurer une destinée plus brillante mais personne n’aurait eu plus d’attention pour elle, plus de respect pour son nom, et plus de considération pour sa personne. Ma nièce se joint à moi pour vous assurer de nos sentiments et de nos soins.
1 – Père de Marie Corneille. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
A Ferney, 26 Décembre 1760.
Ma belle philosophe, je ne sais ce qui est arrivé, mais il faut que M. Bouret fasse une bibliothèque de Czars ; il a retenu tous ceux que je lui avais adressés. Il y a beaucoup de mystères où je ne comprends rien ; celui-là est du nombre. Ne regrettez plus Genève, elle n’est plus digne de vous. Les mécréants se déclarent contre les spectacles. Ils trouvent bon qu’on s’enivre, qu’on se tue, qu’un de leurs bourgeois, frère du ministre Vernes, cocu de la façon d’un professeur nommé Nekre (1), tire un coup de pistolet au galant professeur, etc. ; etc., etc. ; mais ils croient offenser Dieu, s’ils souffrent que leurs bourgeois jouent Polyeucte et Athalie. On est prêt à s’égorger à Neuchâtel, pour savoir si Dieu rôtit les damnés pendant l’éternité (2), ou pendant quelques années. Ma belle philosophe, croyez qu’il y a encore des peuples plus sots que nous.
Quoi ! on a pris sérieusement l’Ami des hommes (3) ! quelle pitié ! Il y eut un prêtre nommé Brown qui prouva, il y a trois ans, aux Anglais, ses chers compatriotes, qu’ils n’avaient ni argent, ni marine, ni armées, ni vertu, ni courage ; ses concitoyens lui ont répondu en soudoyant le roi de Prusse, en prenant le Canada, en nous battant dans les quatre parties du monde. Français, répondez ainsi à ce pauvre Ami des hommes ! Je suis fâché que le cher Fréron soit encagé, il n’y aura plus moyen de se moquer de lui ; mais il nous reste Pompignan pour nos menus plaisirs (4).
Ma chère philosophe, savez-vous que je ramène mes voisins les jésuites à leur vœu de pauvreté, que je les mets dans la voie du salut, en les dépouillant d’un domaine assez considérable qu’ils avaient usurpé sur six frères gentilshommes du pays, tous au service du roi ? Ils avaient obtenu la permission du roi d’acheter à vil prix l’héritage de ces six frères, héritage engagé, héritage dans lequel ils croyaient que ces gentilshommes ne pouvaient rentrer, parce que, disent-ils dans un de leurs mémoires que j’ai entre les mains, ces officiers sont trop pauvres pour être en état de rembourser la somme pour laquelle le bien de leurs ancêtres est engagé.
Les six frères sont venus me voir ; il y en a un qui a douze ans, et qui sert le roi depuis trois. Cela touche une âme sensible je leur ai prêté sur-le-champ sans intérêts tout ce que j’avais, et j’ai suspendu les travaux de Ferney ; ils vont rentrer dans leur bien. Figurez-vous que les frères jésuites, pour faire leur manœuvre, s’étaient liés avec un conseiller d’Etat de Genève, qui leur avait servi de prête-nom. Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. Enfin j’aurai le plaisir de triompher d’Ignace et de Calvin ; les jésuites sont forcés de se soumettre, il ne s’agit plus que de quelques florins pour le Génevois. Cela va faire un beau bruit dans quelques mois. Vous sentez bien que frère Kroust dira à madame la dauphine que je suis athée ; mais, par le grand Dieu que j’adore, je les attraperai bien, eux et l’abbé Guyon, et maître Abraham Chaumeix, et le Journal chrétien, et l’abbé Brizel (5), etc., etc. Non seulement je mène la petite-fille du grand Corneille à la masse, mais j’écris une lettre (6) à un ami du feu pape, dans laquelle je prouve (aussi plaisamment que je le peux) que je suis meilleur chrétien que tous ces fiacres-là ; que j’aime Dieu, mon roi, et le pape ; que j’ai toujours cru la transsubstantiation ; qu’il faut d’ailleurs payer les impôts, ou n’être pas citoyen. Ma chère philosophe, communiquez cela au Prophète ; voilà comme il faut répondre. Ah ! ah ! vous êtes chrétiens, à ce que vous dites, et moi je prouve que je le suis. Il est vrai qu’on imprime une Pucelle en vingt chants ; mais que m’importe ? est-ce moi qui ait fait la Pucelle ? c’est un ouvrage de société, fait il y a trente ans Si j’y travaillai, ce ne fut qu’aux endroits honnêtes et pudiques. Ah ! ah ! maître Omer, je ne vous crains pas.
Ma belle philosophe, j’embrasse vos amis et votre fils.
1 – Necker, parent de celui qui fut ministre des finances. (G.A.)
2 – Il s’agit ici de l’affaire du pasteur Petitpierre. (G.A.)
3 – Le marquis de Mirabeau avait été conduit à Vincennes pour sa Théorie de l’impôt. (G.A.)
4 – Le Méchant, acte II, sc. I. (G.A.)
5 – Lisez Grizel, et voyez la lettre à d’Argental du 31 Décembre. (G.A.)
6 – La lettre à Albergati du 23 Décembre. (G.A.)
à M. Thieriot.
26 Décembre (1).
Bon ! bon ! voilà un excellent renfort pour notre capilotade que cet abbé Grizel ! Ne manquez pas, je vous prie, de me faire savoir les suites de cette affaire divine ! Comment ! cinquante mille livres volées à la terre pour enrichir le ciel ? Cela va être incessamment dans son cadre. Il est bon aussi de savoir si notre cher Fréron est écroué pour 12 m’’ (mois) ; en ce cas, le For-l’Evêque sera son Parnasse. Je suis très affligé de petit Ballot. Cinquante-sept ans, ce n’est pas Voiture. Nous sommes plus tenaces, nous autres. Domestick purges procure a long life, dit Cheyne le docteur. Entendez par la Lettre à l’Oracle (2) lettre à l’auteur de l’Oracle ; c’était brevitatis causa. Les étincelles doivent sauter au visage de ceux qui ont brûlé cette excellente brochure.
N.B. J’ai dépossédé les frères jésuites d’un bien assez considérable qu’ils avaient usurpé sur six frères, tous officiers du roi. Je leur ai prêté sans intérêts tout l’argent nécessaire pour rentrer dans leur héritage. Je crois vous l’avoir mandé. Cela est bien pis que la maladie, la mort et la vision du frère Berthier. Pour me mettre à l’abri des calomnies de frère Kroust et autres, j’écris à un sénateur de Bolonia la Grassa (3), mon ami, très bien auprès du pape, grand homme de lettres ; je l’instruis de l’état de la littérature en Gaule ; je finis par une belle profession de foi, naturellement et gaiement amenée. C’est une bonne réponse à tous les criailleurs, de leur dire : Polissons, sachez que je suis meilleur chrétien que vous et meilleur serviteur du roi.
C’est alors qu’on est le maître absolu dans ses châteaux.
Il y a une lettre de M. l’archevêque de Lyon à M. l’archevêque de Paris ; cette lettre est un livre, et un très bon livre pour ceux qui aiment ces matières, et j’aime tout : tout m’amuse.
Est-il vrai que princes et pairs ont répondu aux gens tenant la cour du parlement qu’ils iront si leur santé le permet ?
Vos nouvelles de paix n’ont aucun fondement ; j’en sais plus que vous autres Parisiens.
Interim v ale et me ama.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – C’est à tort qu’ils ont cru que celle lettre était de 1770. (G.A.)
2 – Il s’agit de l’Oracle des anciens fidèles, réponse à l’Oracle des philosophes. Voyez la lettre à Thieriot du 8 Décembre. (G.A.)
3 – Albergati. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 28 Décembre 1760.
Et les yeux de mon ange, comment vont-ils en 1761 ? Je me souviens de 1701 tout comme si j’y étais ; c’était hier. Ah comme le temps vole ! les hommes vivent trop peu ; à peine a-t-on fait deux douzaines de pièces de théâtre, qu’il faut partir. Mais à quand Tancrède, et l’édition du petit-fils (1), francs fieux de Paris ?
Je fais une réflexion : c’est qu’il est important, mes anges, que l’épître à madame la marquise soit datée de Ferney en Bourgogne, 10 d’octobre 1759.
Remarquez toutes mes excellentes raisons ; je dis Ferney, parce que madame de Pompadour s’est intéressée aux privilèges de cette terre ; je dis en Bourgogne afin que les sots et les méchants, dont il est grande année, n’aillent pas toujours criant que je suis à Genève ; je dis 10 d’octobre 1759, parce qu’elle fut écrite en ce temps-là, et surtout parce que si elle n’est point datée, elle paraîtra une insulte au pauvre Ami des hommes (2), et à son malheur. Vous savez que j’ai toujours pensé qu’il faut ou se battre contre les Anglais, ou payer ceux qui se battent pour nous que je n’ai jamais cru la France si déchirée qu’on le dit ; que je pense qu’il y a de grandes ressources après nos énormes fautes. Ces sentiments, que j’ai toujours eus, je les exprime dans ma lettre à madame de Pompadour ; mais ils deviennent une satire du livre des Impôts, livre imprimé après ma lettre écrite. Je passerais pour un lâche flatteur qui se fait de fête, et qui est de l’avis des sous-maîtres, pendant qu’un camarade valet est in ergastulo pour les avoir contredits. Mes divins anges, ce serait là un triste rôle ; et vous, qui vous chargez de mes iniquités, vous ne voudrez pas que celle-là me soit imputée. Il ne s’agit donc que de dater mon épître ; je m’en rapporte à vos attentions tutélaires. Mademoiselle Chimène prend la plume ; voyons comment elle s’en tirera.
« M. de Voltaire appelle monsieur et madame d’Argental ses anges. Je me suis aperçue qu’ils étaient aussi les miens : qu’ils me permettent de leur présenter ma tendre reconnaissance. CORNEILLE. »
Eh bien ! il me semble que Chimène commence à écrire un peu moins en diagonale.
Mes anges, nous baisons le bout de vos ailes. DENIS, CORNEILLE, et V.
1 – Prault petit-fils. Son grand-père avait été libraire comme son père. (G.A.)
2 – Le marquis de Mirabeau. (G.A.)
à M. Colini.
Au château de Ferney, par Genève, 29 Décembre 1760.
Les hivers me sont toujours un peu funestes, mon cher Colini ; vous connaissez ma faible santé ; je ne peux vous écrire de ma main. J’attendrai que la foule des compliments du jour de l’an soit passée, pour importuner d’une lettre son altesse électorale, et pour lui présenter mon tendre et respectueux attachement. J’ai bien peur de n’être plus en état de venir lui faire ma cour. Je mourrai avec le regret de n’avoir pu finir notre affaire de Francfort. Vous savez que les événements s’y sont opposés ; on est obligé de recommencer sur nouveaux frais, quand on croyait avoir tout fini ; ce qui ne paraissait pas vraisemblable est arrivé. Soyez bien sûr que si les affaires se tournent d’une manière plus favorable, je poursuivrai celle qui vous regarde avec la plus grande chaleur.
Je m’imagine que vous aurez de beaux opéras. Les hivers sont d’ordinaire fort agréables dans les cours d’Allemagne. Pour moi, je passerai mon hiver dans mes campagnes. Il faut que je cultive mon petit territoire ; j’ai environ deux lieues de pays à gouverner. Les choses sont bien changées de ce que vous les avez vues ; je n’ai jamais été si heureux que je le suis, quoique malade et vieux. Je voudrais que vous partageassiez mon bonheur.