CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 50
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
22 Décembre 1760.
Je profite, monsieur, de vos bontés (1). J’ai à peine le temps d’écrire un mot ; mais ce mot est que je vous suis attaché comme si j’avais l’honneur de vivre avec vous. Il me semble que vous êtes mon ancien ami.
1 – Voltaire écrivit dès lors sous le couvert de Damilaville, premier commis aux bureaux du vingtième. (G.A.)
à M. Diderot. (1)
Décembre.
Monsieur et mon très digne maître, j’aurais assurément bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie. Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits sont répandus avec tant de profusion, qu’on passera aisément par-dessus les ronces. L’Infâme persécution ne servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est sensible. Vous avez grande raison sur ce déchirement que les spectateurs devraient éprouver, et qu’ils n’éprouvent pas au second acte deTancrède. Mais vous saurez que je venais de traiter et d’épuiser cette situation dans une tragédie (2) qui devait être jouée avant Tancrède, et qu’on n’a reculée que parce qu’il courait cent copies infidèles de Tancrède par la ville. Je n’ai pas voulu me répéter. Cependant j’ai corrigé ; j’ai refondu plus de cent cinquante vers dans Tancrède, depuis qu’on l’a représenté presque malgré moi ; et, parmi ces changements, je n’avais pas oublié le père d’Aménaïde au second acte. Mais où trouver des pères, où trouver des entrailles et des yeux qui sachent pleurer ? Sera-ce dans un métier avili par un cruel préjugé, et parmi des mercenaires qui même sont honteux de leur profession ? Il n’y a qu’une Clairon au monde ; tous les grands talents sont rares ; ils sont presque uniques. Ce qui m’étonne, c’est que mademoiselle Clairon ne soit pas persécutée. Vous l’avez été bien cruellement ; cela est à sa place ; mais l’opprobre restera aux persécuteurs. Le réquisitoire (3) Joly de Fleury sera un monument de ridicule et de honte. Son fils et son frère sont venus me voir ; je leur ai donné des fêtes ; je les ai fait rougir.
Les dévots et les dévotes s’assemblèrent chez madame la première présidente de Molé, il y a quelque temps ; ils déplorèrent le sort de mademoiselle Corneille, qui allait dans une maison qui n’est ni janséniste ni moliniste. Un grand chambrier qui se trouva là leur dit : Mesdames, que ne faites-vous pour mademoiselle Corneille ce qu’ont fait pour elle ? Il n’y en eut pas une qui offrît dix écus. Vous noterez que madame de Molé a eu onze millions en mariage, et que son frère Bernard, le surintendant de la reine, m’a fait une banqueroute frauduleuse de vingt mille écus, dont la famille ne m’a pas payé un sou. Voilà les dévots ; Bernard le banqueroutier affectait de l’être au milieu des filles de l’Opéra.
Oui, sans doute, mon cher philosophe, le monde n’est souvent que fausseté et qu’horreurs ; mais il y a de belles âmes. La raison, l’esprit de tolérance, percent dans toutes les conditions. Les jésuites sont dans la boue ; les jansénistes perdent leur crédit. Le roi est très instruit de leurs manœuvres. Madame de Pompadour protège les lettres. M. le duc de Choiseul a une âme noble et éclairée, et il n’aurait jamais fait de mal à l’abbé Morellet, sans deux malheureuses lignes sur une femme mourante (4). Le roi n’a point lu l’impertinent mémoire du sieur Le Franc de Pompignan. Tout le monde s’en moque à la cour comme à Paris. Il n’y a pas longtemps qu’un homme dont les paroles sont quelque chose dit au roi qu’on persécutait en France les seuls hommes qui faisaient honneur à la France. Croyez que le roi sait faire dans son cœur la distinction qu’il doit faire entre les philosophes qui aiment l’Etat, et les séditieux qui le troublent. Vous avez pris un très bon parti de ne rien dire, et de bien travailler. Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué pour le reste de ma vie.
1 – Cette lettre de Diderot est la réponse à la lettre suivante :
Paris, 28 Novembre 1760.
Monsieur et cher maître, l’ami Thieriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville, et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes, deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce. C’est bien à regret que je vous les communique ; mais puisque vous l’exigez, les voici.
Rien à objecter à votre premier acte. Il commence avec dignité, marche de même, et finit en nous laissant dans la plus grande attente.
Mais l’intérêt ne me semble pas s’accroître au second, à proportion des événements. Pourquoi cela ? Vous le savez mieux que moi : c’est que les événements ne sont presque rien en eux-mêmes, et que c’est de l’art magique du poète qu’ils empruntent toute leur importance. C’est lui qui nous fait des terreurs, etc.
Tant qu’Argire ne me montrera pas la dernière répugnance à croire Aménaïde coupable de trahison, malgré la preuve qu’il pense en avoir ; tant que la tendresse paternelle ne luttera pas contre cette preuve comme elle le doit ; tant que je n’aurai pas vu ce malheureux père se désoler, appeler sa fille, embrasser ses genoux, s’adresser aux chefs de l’Etat, les conjurer par ses cheveux blancs, chercher à les fléchir par la jeunesse de son enfant, tout tenter pour sauver cette enfant, l’acte n’aura pas son effet. Je ne prendrai jamais à Aménaïde plus d’intérêt que je n’en verrai prendre à son père. Tâchez donc qu’Argire soit plus père, s’il se peut, et que je connaisse davantage Aménaïde. Ne serait-ce pas une belle scène que celle où le père la presserait de s’ouvrir à lui, où Aménaïde ne pourrait lui répondre ?
Le troisième acte est de toute beauté. Rien à lui comparer au théâtre, ni dans Racine, ni dans Corneille. Ceux qui n’ont pas approuvé qu’on redît à Tancrède ce qui s’était passé avant son arrivée sont des gens qui n’ont ni le goût de la vérité, ni le goût de la vérité, ni le goût de la simplicité ; à force de faire les entendus, ils montrent qu’ils ne s’entendent à rien. Dieu veuille que je n’encoure pas la même censure de votre part !
Ah ! mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art oratoire n’atteignent pas.
J’ai dans la tête un moment de théâtre où tout est muet, et où le spectateur reste suspendu dans les plus terribles alarmes.
Ouvrez vos portefeuilles ; voyez l’Esther du Poussin paraissant devant Assuérus ; c’est la Clairon allant au supplice. Mais pourquoi Aménaïde n’est-elle pas soutenue par ses femmes, comme l’Esther du Poussin ? Pourquoi ne vois-je pas sur la scène le même groupe ?
Après ce troisième acte, je ne vous dissimulerai pas que je tremblai pour la quatrième ; mais je ne tardai pas à me rassurer. Beau, beau.
Le cinquième me paraît traîner. Il y a deux récitatifs. Il faut, je crois, en sacrifier un et marcher plus vite. Ils vous diront tous comme moi : « Supprimez, supprimez, et l’acte sera parfait. »
Est-ce là tout ? non, voici encore un point sur lequel il n’y a pas d’apparence que nous soyons d’accord. Tancrède doit-il croire Aménaïde coupable ? et s’il la croit coupable, a-t-elle droit de s’en offenser ? Il arrive. Il la trouve convaincue de trahison par une lettre écrite de sa propre main, abandonnée de son père, condamnée à mourir, et conduit au supplice : quand sera-t-il permis de soupçonner une femme, si l’on n’y est pas autorisé par tant de circonstances ? Vous m’opposerez les mœurs du temps et la belle confiance que tout chevalier devait avoir dans la constance et la vertu de sa maîtresse. Avec tout cela, il me semblerait plus naturel qu’Aménaïde reconnût que les apparences les plus fortes déposent contre elle ; qu’elle en admirât d’autant plus la générosité de son amant ; que leur première entrevue se fît en présence d’Argire et des principaux de l’Etat ; qu’i fût impossible à Aménaïde de s’expliquer clairement ; que Tancrède lui répondît comme il fait, et qu’Aménaïde dans son désespoir n’accusât que les circonstances. Il y en aurait bien assez pour la rendre malheureuse et intéressante.
Et lorsqu’elle apprendrait les périls auxquels Tancrède est exposé, et qu’elle se résoudrait à voler au milieu des combattants, et à périr s’il le faut, pourvu qu’en expirant elle puisse tendre les bras à Tancrède, et lui crier : « Tancrède, j’étais innocente ! » croyez-vous alors que le spectateur le trouverait étrange ?
Voilà, monsieur et cher maître, les puérilités qu’il a fallu vous écrire. Revenez sur votre pièce ; laissez-là comme elle est, et soyez sûr, quoi que vous fassiez, que cette tragédie passera toujours pour originale, et dans son sujet, et dans la manière dont il est traité.
On dit que mademoiselle Clairon demande un échafaud dans la décoration : ne le souffrez pas, mort-dieu ! C’est peut-être une belle chose en soi ; mais si le génie élève jamais une potence sur la scène, bientôt les imitateurs y accrocheront le Pendu en personne.
M. Thieriot m’a envoyé de votre part un exemplaire complet de vos Œuvres. Qui est-ce qui le méritait mieux que celui qui a su penser et qui a le courage d’avouer depuis dix ans, à qui veut l’entendre, qu’il n’y a aucun auteur français qu’il aimât mieux être que vous ?
En effet, combien de couronnes diverses rassemblées sur votre seule tête ? vous avez fait la moisson de tous les lauriers, et nous allons glanant sur vos pas, et ramassant, par-ci par-là, quelques méchantes petites feuilles que vous avez négligées, et que nous nous attachons fièrement sur l’oreille, en guise de cocarde, pauvre enrôlés que nous sommes !
Vous vous êtes plaint, à ce qu’on m’a dit, que vous n’aviez pas entendu parler de moi au milieu de l’aventure scandaleuse qui a tant avili les gens de lettres et tant amusé les gens du monde. C’est, mon cher maître, que j’ai pensé qu’il me convenait de me tenir tout à fait à l’écart ; c’est que ce parti s’accordait également avec la décence et la sécurité ; c’est qu’en pareil cas, il faut laisser au public le soin de la vengeance ; c’est que je ne connais ni mes ennemis ni leurs ouvrages ; c’est que je n’ai lu ni les Petites lettres sur les grands philosophe (*), ni cette satire dramatique (**) où l’on me traduit comme un sot et comme un fripon ; ni ces préfaces où l’on s’excuse d’une infamie qu’on a commise, en m’imputant de prétendues méchancetés que je n’ai point faites, et des sentiments absurdes que je n’eus jamais.
Tandis que toute la ville était en rumeur, retiré paisiblement dans mon cabinet, je parcourais votre Histoire universelle. Quel ouvrage ! c’est là qu’on vous voit élevé au-dessus du globe qui tourne sous vos pieds, saisissant par les cheveux tous ces scélérats illustres qui ont bouleversé la terre, à mesure qu’ils se présentent, nous les montrant dépouillés et nus, les marquant au front d’un fer chaud, et les enfonçant dans la fange de l’ignominie pour y rester à jamais.
Les autres historiens nous racontent des faits pour nous apprendre des faits. Vous, c’est pour exciter au fond de nos âmes une indignation forte contre le mensonge, l’ignorance, l’hypocrisie, la superstition, le fanatisme, la tyrannie et cette indignation reste lorsque la mémoire des faits est passée.
Il me semble que ce n’est que depuis que je vous ai lu que je sache que de tout temps le nombre des méchants a été le plus grand et le plus fort ; celui des gens de bien, petit et persécuté ; que c’est une loi générale à laquelle il faut se soumettre ; que de toutes les séductions la plus grande est celle du despotisme ; qu’il est rare qu’un être passionné, quelque heureusement qu’il soit né, ne fasse pas beaucoup de mal quand il peut tout ; que la nature humaine est perverse, et que, comme ce n’est pas un grand bonheur de vivre, ce n’est pas un grand malheur que de mourir.
J’ai pourtant lu la Vanité, le Pauvre Diable, et le Russe ; la vraie satire qu’Horace avait écrite, et que Rousseau et Boileau ne connurent point, mon cher maître, la voilà. Toutes ces pièces fugitives sont charmantes.
Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu’il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme armé d’un grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici.
Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise (***) ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis.
Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours.
Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours de l’amitié pour moi. Conservez-vous ; songez qu’il n’y a aucun homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l’univers que la vôtre ; et Pompignianos semel arrogantes, sublimi tange flagello. Je suis, etc. DIDEROT.
(*) – Par Palissot. (G.A.)
(**) – La comédie des Philosophes. (G.A.)
(***) – L’Encyclopédie, qui avait été suspendue. (G.A.)
2 – Fanime. (G.A.)
3 – Contre l’Encyclopédie. (G.A.)
4 – Madame de Robecq. (G.A.)