CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 5

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à M. Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 15 Février 1760 (1).

 

 

          Signor moi stimatissimo, cui gratia, fama, valetudo contingit abundè, non ho ancora mangiato delle vostre portentose mortadelle. Il moi stomacho non e degno di tanta gloria. Ma incomincio a riavermi un poco, benchè la stagione sia molto cattiva.

 

          Salammaleca al nostro valente Paradisi (2), che è divenuto un buon musulmano. Tutto era apparecchiato à Ferney pei’ nostri trastulli istrionici ; ma un barbaro vento del Nord, e la neve, ed il freddo ci incarcerano ancora aux Délices. Un clica caldo potrebbe sanarmi ; ed io stolido, ho scelto la parte settentrionale delle Alpi ! O sciagura : O felice Malagrida, che foste abbrucciato ! non avete sofferto del freddo come io.

 

          Aspetto il caro Goldoni. Amo la sua persona, quando io leggo le sue commedi. Egli è veramente un buon uomo, un buon carattere, tutto natura, tutto verità.

 

          Vi riverisco, moi signore, vi amo, vorrei dire io di bocca.

 

          Il riffreddato V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – M. Paradisi avait traduit Mahomet. Il a fait aussi la traduction de la Mort de César et de Tancrède. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

18 Février 1760.

 

 

          Je fais venir, mon cher et ancien ami, un dictionnaire de santé et un almanach de l’état de Paris, sur votre parole ; je crois surtout la santé très préférable à Paris. J’ai grande envie de me bien porter, et nulle de venir dans votre ville. Vous me ferez grand plaisir de m’envoyer la pancarte arabe ; j’en ai déjà quelque connaissance ; elle est d’un Anglais ; et l’auteur, tout Anglais qu’il est, a tort. Je crois en savoir beaucoup sur Mahomet, que j’ai étudié à fond. Je n’ai pas l’honneur d’avoir les talents dont il se vante ; douze femmes m’embarrasseraient beaucoup. Ni vous ni moi n’irons au ciel, comme lui, sur une jument ; mais je tiens que nous sommes beaucoup plus heureux que lui ; il a mené une vie de damné avec toutes ses femmes. Je n’aime de tous les gens de son espèce que Confucius ; aussi j’ai son portrait dans mon oratoire, et je le révère comme je le dois.

 

          Le philosophe de Sans-Souci, qui n’est pas sans soucis, est encore au rang de ces gens que je n’envie point. Je ne connais point l’édition dont vous me parlez, mais j’en connais une faite à Lyon, dans laquelle il y a une épître au maréchal Keith, qui a fort choqué le tympan de toutes les oreilles pieuses.

 

 

Allez, lâches chrétiens, etc.,

 

 

a révolté tous les dévots ; il voulait apparemment parler de ceux qui ont combattu contre lui à Rosbach ; il leur prouve d’ailleurs, tant qu’il peut, que l’âme est mortelle. Je souhaite qu’ils en profitent, afin qu’ils se battent mieux contre lui, quand ils croiront avoir moins à risquer. Le philosophe de Sans-Souci pille quelquefois des vers, à ce qu’on dit ; je voudrais qu’il cessât de piller des villes, et que nous eussions bientôt la paix.

 

          Au reste, si l’on m’accuse d’avoir raboté quelquefois des vers de ce diable de Salomon du Nord, je déclare que je ne veux avoir nulle part à sa mortalité de l’âme. Qu’il se damne tant qu’il voudra, je ne veux le voir dans ce monde ni dans l’autre.

 

          Je prie Dieu que les housards prussiens ne dévalisent point M. de Paulmi (1) en chemin. Je suis très fâché que mon petit ermitage ne se trouve point sur sa route. Il faudra que tôt ou tard il ramène le roi de Pologne, à Dresde. Si ce roi de Pologne était un Sobieski, il serait déjà l’épée à la main.

 

          Au reste, il faut que le Salomon du Nord soit le plus grand général de l’Europe, puisque, après deux batailles perdues, et l’affaire de Maxen, il trouve encore le secret de menacer Dresde. Il écrit actuellement sur les campagnes de Charles XII ; c’est Annibal qui juge Pyrrhus. Ce qu’il m’a envoyé est fort au-dessus des Rêveries du maréchal de Saxe.

 

          Darget m’a paru très inquiet de l’édition des poésies du Salomon ; il a craint qu’on ne lui imputât d’être l’éditeur. Dieu merci, on ne m’en soupçonnera pas, car Salomon me fit la niche de me défaire de ses œuvres à Francfort, et son ambassadeur (2) en cette ville me signa bravement ce beau brevet :

 

 

«Monsié, dès que vous aurez rendu les poëshies du roi mon maître, vou pourrez partir pour où vous semblera ; «  et je lui signai : « Bon pour les poëshies du roi votre maître, en partant pour où il me semble. »

 

 

          Et maintenant il me semble que je suis mieux aux Délices, à Tournay, et à Ferney, qu’à Francfort. Voyez-vous quelquefois d’Alembert ? n’a-t-il pas dans sa tête d’aller remplacer Moreau Maupertuis à Berlin ? C’est, par ma foi, bien pis que d’aller en Pologne.

 

          Je suis fort aise que M. Hennin veuille bien se souvenir de moi ; son esprit est comme sa physionomie, fort doux et fort aimable.

 

          A propos, écrivez-moi si vous avez ouï dire que l’esprit de discorde se sont réglissé dans l’armée de M. le duc de Broglie (3). Si cela est, nous ferons encore des sottises. Dieu nous en préserve ! car il n’y en a point qui ne coûte fort cher. Interim, vale, et me ama.

 

 

1 – Il se rendait à son poste d’ambassadeur en Pologne avec Hennin pour secrétaire. (G.A.)

 

2 – Freitag. (G.A.)

 

3 – Broglie et Soubise ne s’entendaient pas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

18 Février 1760.

 

 

          L’éloquent Cicéron, madame, sans lequel aucun Français ne peut penser, commençait toujours ses lettres par ces mots : « Si vous vous portez bien, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte bien. »

 

          J’ai le malheur d’être tout le contraire de Cicéron ; si vous vous portez mal, j’en suis fâché ; pour moi, je me porte mal. Heureusement je me suis fait une niche dans laquelle on peut vivre et mourir à sa fantaisie. C’est une consolation que je n’aurais pas eue à Craon, auprès du R.P. Stanislas, et de frère Jean des Enommeures de Menoux (1). C’est encore une grande consolation de s’être formé une société de gens qui ont une âme ferme et un bon cœur ; la chose est rare, même dans Paris. Cependant j’imagine que c’est à peu près ce que vous avez trouvé.

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer quelques rogatons assez plats par M. Bouret. Votre imagination les embellira. Un ouvrage, quel qu’il soit, est toujours assez passable, quand il donne occasion de penser.

 

          Puisque vous avez, madame, les poésies de ce roi qui a pillé tant devers et tant de villes, lisez donc son Epître au maréchal Keith, sur la mortalité de l’âme ; il n’y a qu’un roi, chez nous autres chrétiens, qui puisse faire une telle épître. Maître Joly de Fleury assemblerait les chambres contre tout autre, et on lacérerait l’écrit scandaleux : mais apparemment qu’on craint encore des aventures de Rosbach, et qu’on ne veut pas fâcher un homme qui a fait tant de peur à nos âmes immortelles.

 

          Le singulier de tout ceci est que cet homme, qui a perdu la moitié de ses Etats, et qui défend l’autre par les manœuvres du plus habile général, fait tous les jours encore plus de vers que l’abbé Pellegrin. Il ferait bien mieux de faire la paix, dont il a, je crois, tout autant de besoin que nous.

 

          J’aime encore mieux avoir des rentes sur la France que sur la Prusse. Notre destinée est de faire toujours des sottises et de nous relever. Nous ne manquons presque jamais une occasion de nous ruiner et de nous faire battre ; mais, au bout de quelques années, il n’y paraît pas. L’industrie de la nation répare les balourdises du ministère. Nous n’avons pas aujourd’hui de grands génies dans les beaux-arts, à moins que ce ne soit M. le Franc de Pompignan (2), et M. l’évêque son frère ; mais nous aurons toujours des commerçants et des agriculteurs. Il n’y a qu’à vivre, et tout ira bien.

 

          Je conçois que la vie est prodigieusement ennuyeuse quand elle est uniforme ; vous avez à Paris la consolation de l’histoire du jour, et surtout la société de vos amis ; moi, j’ai ma charrue et des livres anglais, car j’aime autant les livres de cette nation que j’aime peu leurs personnes. Ces gens-là n’ont, pour la plupart, du mérite que pour eux-mêmes. Il y en a bien peu qui ressemblent à Bolingbroke ; celui-là valait mieux que ses livres ; mais, pour les autres Anglais, leurs livres valent mieux qu’eux.

 

          J’ai l’honneur de vous écrire rarement, madame ; ce n’est pas seulement ma mauvaise santé et ma charrue qui en sont cause ; je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi-même, par ordre alphabétique (3), de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre, le tout pour mon usage, et peut-être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens. Je vais dans ma besogne aussi franchement que Montaigne va dans la sienne ; et, si je m’égare, c’est en marchant d’un pas un peu plus ferme.

 

          Si nous étions à Craon, je me flatte que quelques-uns des articles de ce dictionnaire d’idées ne vous déplairaient pas ; car je m’imagine que je pense comme vous sur tous les points que j’examine. Si j’étais homme à venir faire un tour à Paris, ce serait pour vous y faire ma cour ; mais je déteste Paris sincèrement, et autant que je vous suis attaché.

 

          Songez à votre santé, madame ; elle sera toujours précieuse à ceux qui ont le bonheur de vous voir, et à ceux qui s’en souviennent avec le plus grand respect.

 

 

1 – Confesseur de Stanislas. (G.A.)

 

2 – Le France devait prononcer son discours de réception à l’Académie française le 10 Mars. (G.A.)

 

3 – Allusion au Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Tournay, 19 Février, partira le 22 ou 23 (1).

 

 

          Madame, je n’ai rien de nouveau touchant le mariage de la coquette. Il est plaisant que votre altesse sérénissime ait pris un moment cette belle épithète de coquette pour elle ; non, madame, vous n’avez de votre sexe que la beauté. Je m’imagine que la charmante et respectable Alzire, de Thuringe, vous ressemble. Ah ! madame, qu’elle mette des bas de soie ou des bottines, ou qu’elle soit nu-jambes si elle veut, tout sera bon si elle tient de sa mère, comme je le crois. Je n’aime point les bottines : j’ai vu tout le monde botté à Berlin ; mais les princesses portaient des bas ; pour les autres dames, j’ai peur que bientôt elles ne portent point de chemise, si la guerre dure encore un an.

 

          Le Brandebourg doit être dans un état pitoyable par la cessation du commerce, par le nombre énorme de recrues, par la dévastation des pays voisins. Voilà, madame, à la longue, tout le fruit de la guerre, et les suites en peuvent être encore cent fois plus affreuses. Il est désagréable qu’un livre de poésies du roi de Prusse paraisse dans ce temps-ci. La police en a fait saisir les exemplaires à Paris. Il me semble que le nom d’un homme tel que le roi de Prusse devrait être respecté partout. C’est étrangement le profaner que de voir ses ouvrages un gibier de police. On ne s’accoutume point à voir un héros traité comme Fréron et comme les autres gredins de Paris. Le meilleur ouvrage qu’il pourrait faire serait un traité de paix ; car bientôt on n’aura pas plus de chemises à Paris qu’à Berlin. On nous fait vendre les nôtres avec notre vaisselle pour faire la campagne. On dit que nous renonçons à la marine pour porter le ravage sur terre. J’ignore si votre nouveau voisin, le landgrave catholique (2), est toujours prisonnier gouverneur à Magdebourg. C’est encore là un nouveau sujet de noise.

 

          Mais, madame, ce n’est pas à moi de me mêler des affaires de vous autres princes ; je ne dois penser qu’à mademoiselle Pertriset et à son mariage. J’eus l’honneur de lui écrire, il y a huit ou dix jours, et je lui demandai sa protection auprès de votre altesse sérénissime.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le landgrave de Hesse-Cassel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président de Brosses (1)

 

20 Février 1760.

 

 

          Je me hâte, monsieur, de vous remercier de toutes vos bontés et de toutes vos judicieuses réflexions. Ce qui concerne les fêtes, inventées par les cabaretiers et les filles, n’était qu’une consultation à laquelle vous avez très bien répondu. Il est triste qu’un parlement ne soit pas le maître de la police, et qu’il soit de droit divin de s’enivrer et de gagner….. le jour de Saint-Simon, Saint-Jude et Saint-André. Je sais que les curés ont le droit arbitraire de permettre qu’on recueille et qu’on ensemence ; il est bien plaisant que cela dépende de leur volonté. Le curé de Fernex est fâché de n’avoir pu m’enlever encore mes dîmes inféodées. Mes domestiques sont suisses et huguenots, mon évêque savoyard (2) : je ferai avec eux tout ce que je pourrai.

 

          Quant à La Perrière, je demande simplement qu’on me signifie un titre, un exemple (3). Je ne fais point de procès  je demande qu’on me mette en possession de cette justice en vertu de laquelle on me demande de l’argent. J’offre l’argent ; je présente seulement requête pour avoir une quittance. Est-il possible qu’on soit seigneur haut-justicier sans titre, et qu’on vienne saisir mes bestiaux sans aucune allégation ?

 

          Vous me parlez, monsieur, d’une déclaration d’un nommé Ritener. Hélas ! je n’ai vu ni cette déclaration, ni aucune pièce du procès, ni aucun titre. Encore une fois, Ritener est un Suisse qui ne sait certainement pas si La Perrière est en Savoie ou en France ; il sait seulement que c’est un bouge qui sera toujours bouge ; et je ne vois pas où est l’avantage de passer pour seigneur haut-justicier d’un bouge qui est dans le fief d’un autre.

 

          Vous pouvez être très sûr que dès que j’aurai consommé l’achat (4) de Tournay, et je travaille à le faire lever. Permettez-moi, en attendant, de vous réitérer mes prières, pour que Girod me communique tous les titres et tous les droits de la terre ; il est bien étrange qu’on ne m’ait pas encore communiqué un seul papier.

 

          J’ose encore vous prier de m’indiquer un procureur, le moins fripon qu’on puisse trouver au parlement de Dijon, où l’on dit qu’ils le sont moins qu’ailleurs. Je vous serai très obligé.

 

          Permettez-moi de recourir encore à vos bontés pour une autre affaire qui rend les terres du pays de Gex bien désagréables : c’est celle de la saisie de mes blés de Fernex, le 24 Janvier. C’est une avanie de Turc qu’on punit chez les Turcs. C’est un faux procès-verbal antidaté par les commis ; c’est une double déclaration du receveur et du contrôleur du bureau, qui avoue le crime de faux ; c’est une violence et une friponnerie, non pas inouïe, mais intolérable. Je vous avoue que, si je n’en ai pas raison, je vais affermer Fernex, Tournay et mes autres domaines comme je pourrai, et que je mourrai dans mes Délices, sans remettre le pied sur la frontière de votre pays. J’ai cherché dans ma vieillesse la liberté et le repos ; on me les ôte. J’aime mieux du pain bis en Suisse que d’être tyrannisé en France.

 

          Si vous daignez vous donner la peine de lire les pièces chez M. Dubut, vous me ferez un grand plaisir.

 

          Vous verrez, par cette aventure, combien le pays de Gex a intérêt à s’accommoder avec les fermiers-généraux. Je conçois qu’il y a des difficultés dans le projet de la compagnie qui se présente ; mais ce projet sera aisément accepté et solidement formé, si le contrôleur-général le veut. Mon avis, à moi, serait qu’on donnât au roi 300,000 livres, ou même 400,000, au nom de la province, et que la province obtînt arrêt du conseil qui la détachât des cinq grosses fermes, moyennant une petite indemnité par an qu’elle payerait à nos seigneurs. Il y aurait encore beaucoup à gagner pour la province et pour la compagnie. Si M. l’intendant prend à cœur cette affaire, elle se fera ; mais si elle n’est pas conclue à Pâques, je ne m’en mêle plus.

 

          Vous avez donc lu le roi de Prusse ? S’il s’en était tenu à tenir la balance de l’Allemagne, s’il n’eût point crocheté les coffres de la reine de Pologne, s’il n’eût point pillé tant de vers et tant de villes, vous lui pardonneriez de penser comme Lucrèce, Cicéron et César. C’est à nos faquins de molinistes et de jansénistes qu’il ne faut pas pardonner.

 

          J’aurai l’honneur de vous envoyer incessamment le résultat des sentiments de notre petite compagnie.

 

          Je vous présente mes respects.

 

 

1 – Cette lettre ne se trouve pas dans la correspondance publiée par M. Foisset. (A. François.)

 

2 – Biord. (G.A.)

 

3 – On voulait faire payer à Voltaire, comme seigneur haut-justicier de La Perrière, les frais d’un procès fait à un paysan nommé Panchaud. (G.A.)

 

4 – Voltaire avait la jouissance viagère de Tournay, et il songeait alors à se rendre propriétaire du domaine. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 5

 

 

 

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