CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 49

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Décembre au soir.

 

 

          Je reçois le paquet de mes anges à six heures du soir ; je le renvoie à huit. Il partira demain avec mes remerciements, qui doivent être fort longs, et avec ma courte honte d’avoir coûté tant de peines à ceux à qui je ne peux faire beaucoup de plaisir. Vous devez être regoulés de Tancrède ; il n’y a que votre bonté qui vous soutienne. On n’a jamais fait pour un pauvre diable d’auteur ce que vous avez daigné faire pour moi. Je crois enfin cette pièce un peu mieux arrondie que quand je la fis si à la hâte ; je la crois même plus touchante, et c’est là le principal. Avec des vers bien faits, bien compassés, on ne tient rien si le cœur n’est ému.

 

          J’avais bien raison de vouloir revoir l’édition de Prault. Daignez jeter les yeux sur la pièce, et vous verrez que j’ai fait toutes les corrections indispensables. Son édition était ridicule et absurde. Prault aura un peu à remanier, c’est le terme de l’art ; mais c’est une peine et une dépense très médiocres. Il a très grand tort de craindre que l’édition des Cramer ne croise la sienne. Les Cramer n’ont point commencé ; ils n’ont point l’ouvrage, et ils ne l’imprimeront que pour les pays étrangers. D’ailleurs j’enverrai incessamment au petit Prault un ouvrage (1) sur les théâtres que je crois assez neuf et assez intéressant. Le zèle de la patrie m’a saisi ; j’ai été indigné d’une brochure anglaise dans laquelle on préfère hautement Shakespeare à Corneille. J’ai voulu venger l’oncle, en ayant chez moi la nièce. J’amuserai d’abord mes anges de ce petit traité, et je supplierai très instamment que Prault ne sache pas qu’il est de moi, ou du moins qu’il mérite les petits services que je peux lui rendre, en feignant de les ignorer.

 

          Comme je n’ai nul goût à voir mon nom à la tête de mes sottises, ou folles, ou sérieuses, ou tragiques, ou comiques, permettez-moi, mes chers anges, d’exiger que celui des comédiens ne s’y trouve pas plus que le mien A quoi sert-il de savoir qu’un nommé Brizard a joué platement mon plat père ? qu’est-ce que cela fait aux lecteurs ? J’ai une aversion invincible pour cette coutume nouvellement introduite.

 

          Mes anges, je commence à souhaiter la paix. Il est vrai que je fais chez moi la guerre aux jésuites, mais elle ne coûte rien ; je les chasse, et je triomphe. Mais la guerre contre les Anglais vous ruine, et c’est vous qu’on chasse. J’attends avec impatience ce qui adviendra, dans votre tripot, de la convocation des pairs.

 

 

La montagne en travail enfante une souris.

 

La Font., liv. V, fab X.

 

 

          Daignez me mander des nouvelles de l’Ecossaise, et des rogatons que je vous ai envoyés. Je souhaite à Térée beaucoup de prospérités, et que les vers de Philomèle soient le chant du rossignol. Mais M. Lemierre a-t-il reçu une certaine lettre que je pris la liberté d’adresser à M. d’Argental, ne sachant pas la demeure du père de Térée ? Pardon, je dois vous excéder.

 

 

1 – Appel à toutes les nations de l’Europe, du THÉÂTRE ANGLAIS. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Prault, fils. (1)

 

 

 

          M. de Voltaire a reçu la lettre de M. Prault, et la tragédie de Tancrède imprimée avec l’Epître. Il remercie M. Prault de l’attention qu’il a eue de ne point faire tirer les feuilles imprimées ; elles sont pleines de fautes, d’omissions, et de contre-sens  cela ne pouvait être autrement, presque chaque acteur s’étant donné la liberté d’arranger son rôle à sa fantaisie, pour faire valoir ses talents particuliers aux dépens de la pièce, et l’auteur n’ayant plus reconnu son ouvrage, lorsqu’on lui envoya le détestable manuscrit qui était entre les mains des comédiens.

 

          Les divers changements qu’il envoya pour réparer ce désordre augmentèrent encore la confusion ; on joignit ce qu’on devait séparer, et on sépara ce qu’on devait joindre ; on ôta ce qu’on devait garder, et on garda ce qu’on devait ôter. M. Prault peut surtout s’en apercevoir à la page 9 et à la page 32, dans laquelle Orbassan répète à la fin de son dernier couplet, en très mauvais vers, tout ce qu’il vient de dire en vers assez passables. M. de Voltaire a corrigé, avec toute l’attention et tout le soin possible, toutes les feuilles ; il recommande instamment à M. Prault de se conformer entièrement à la copie qu’on lui renvoie par M. d’Argental.

 

          Le libraire a un intérêt sensible à ne point s’écarter du manuscrit ; on peut l’assurer que si les comédiens ne se conforment dans la représentation à la pièce imprimée, cela fera très grand tort au libraire.

 

          M. de Voltaire n’est point dans l’usage de faire imprimer les noms des acteurs jamais cela ne s’est pratiqué du temps de Corneille et Racine ; il ne met point son nom à la tête de son propre ouvrage, et, par cette raison, il exige absolument qu’on n’y mette pas le nom des autres.

 

          Il ne conçoit pas la crainte que M. Prault fait paraître de l’édition prétendue des frères Cramer ; ils n’ont point la pièce ; ils ne commenceront leur édition que quand M. Prault aura mis la sienne en vente. Tout Génevois qu’ils sont, ils trouvent très bon et très juste que M. de Voltaire favorise un libraire de Paris pour un ouvrage joué à Paris. M. Prault demande quelque chose pour ajouter à Tancrède ; madame la marquise de Pompadour a désiré qu’on n’y ajoutât rien. Pour faire plaisir à M. Prault, on lui fera tenir incessamment un morceau curieux (2), historique et littéraire, servant de réponse à un livre anglais, dans lequel on a mis la tragédie de Londres infiniment au-dessus de celle de Paris. Le manuscrit qui sert de réponse à l’ouvrage anglais contient une histoire succincte et vraie des théâtres de la Grèce, de l’Italie moderne, de Paris, et de Londres ; l’auteur a été obligé de citer des sermons latins du quinzième siècle remplis d’ordures. Ces citations, qui sont nécessaires pour faire connaître l’esprit du temps, ne passeraient point à la censure, mais elles passeront certainement à la lecture ; ainsi M. Prault ne doit demander permission à personne, ni l’imprimer sous son nom, et il doit garder le secret à celui qui lui fait ce petit présent. M. Prault s’apercevra bien que l’ouvrage est d’un savant ; ainsi il ne peut être de M. de Voltaire, qui se donne pour un ignorant.

 

          A propos de censure, M. Prault est encore prié de ne point mettre à la fin de Tancrède la formule impertinente de la permission de la police et du privilège ; cela n’est bon qu’à rester dans les greffes pour tenir lieu de sûreté aux libraires ; mais le public n’a que faire de ces pauvretés.

 

          Je prie instamment M. Prault de vouloir bien se conformer à tout ce que dessus, et d’être sûr de mon amitié.

 

 

1 – Nous croyons que cette lettre est à sa place plutôt ici qu’en avant de la lettre à d’Argental du 25 Novembre. (G.A.)

 

2 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Ferney, par Genève, 20 Décembre 1760.

 

 

          Monsieur, je vous souhaite la bonne année ; votre pauvre secrétaire n’a plus que cela à faire ; votre excellence m’a cassé aux gages. Il y a un siècle que je n’ai eu de vos nouvelles, et je suis toujours dans une profonde ignorance touchant les paquets que j’ai eu l’honneur de vous envoyer. Le gentilhomme qui devait venir de Vienne à Genève est apparemment amoureux de quelque Allemande. Nuls papiers, nulle instruction pour achever votre Histoire de Pierre-le-Grand. Enfin ma consolation, monsieur, est de compter toujours sur vos bonnes grâces, sur votre zèle pour la mémoire d’un fondateur et d’un grand homme. Vous n’abandonnerez pas votre ouvrage. J’ai toujours le bonheur de parler de vous à M. de Soltikof. Il est plus digne que jamais de votre bienveillance. Vous le verrez un jour très savant, et jamais la science n’aura logé dans une plus belle âme.

 

          Je vous réitère, monsieur, mes souhaits pour votre prospérité, et pour celle de votre auguste impératrice. Recevez le tendre respect de votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. des Hauteraies.

 

21 Décembre 1760.

 

 

          Monsieur, j’avais déjà lu vos doutes ; ils m’avaient paru des convictions. Je suis bien flatté de les tenir de la main de l’auteur même. Les langues que vous possédez et que vous enseignez sont nécessaires pour connaître l’antiquité ; et cette connaissance de l’antiquité nous montre combien on nous a trompés en tout.

 

          C’est l’empereur Kang-hi, autant qu’il m’en souvient, qui montra à frère Parennin, jésuite de mérite et mandarin, un vieux livre de géométrie dans lequel il est dit que la proposition du carré de l’hypothénuse était connue du temps des premiers rois. Les Indiens revendiquent cette démonstration. Ce petit procès littéraire au bout du monde, dure depuis quatre ou cinq mille ans ; et nous autres, qu’étions-nous il y a vingt siècles ? des barbares qui ne savions pas écrire, mais qui égorgions des filles et des petits garçons à l’honneur de Teutatès, comme nous en avons égorgé, en 1572, à l’honneur de saint Barthélemy.

 

          Un officier (1) qui commande dans un fort près du Gange, et qui est l’ami intime d’un des principaux bramins, m’a apporté une copie des quatre Veidam, qu’il assure être très fidèle. Il est difficile que ce livre n’ait au moins cinq mille ans d’antiquité. C’est bien à nous, qui ne devons notre sacrement de baptême qu’aux usages des anciens Gangarides qui passèrent chez les Arabes, et que notre Seigneur Jésus-Christ a sanctifiés ; c’est bien à nous, vraiment, à combattre l’antiquité de ceux qui nous ont fourni du poivre de toute antiquité : Le monde est bien vieux ; les habitants de la Gaule Cisalpine sont bien jeunes, et souvent bien sots ou bien fous.

 

          Si quelqu’un peut les rendre plus raisonnables, c’est vous, monsieur ; mais on dit qu’il y a des aveugles qui donnent des coups de pied dans le ventre à ceux qui veulent leur rendre la lumière. Je suis, etc.

 

 

1 – Le chevalier de Maudave. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

22 Décembre 1760.

 

 

          Un M. Chamberlan, dans le Censeur hebdomadaire, prétend que je lui ait écrit que la divine Providence nous accorde à tous une partie égale d’intelligence. Je ne crois pas avoir jamais écrit une pareille sottise ; mais si je l’ai écrite, je la rétracte. Je n’ai jamais prétendu avoir une tête organisée comme un Newton un Rameau. Je n’aurais jamais trouvé la base fondamentale (1) ni le calcul intégral. Il n’y a que le sage du stoïcien qui soit tout, même cordonnier, comme dit Horace.

 

          Est-il vrai (2) que Frelon vient d’être mis au For-l’Evêque ?

 

 

1 – Pour l’harmonie. (G.A.)

 

2 – C’était vrai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 22 Décembre 1760.

 

 

          Il y a eu, madame, de la réforme dans les postes. Les gros paquets ne passent plus. Je doute fort que vous ayez reçu ceux que j’ai eu l’honneur de vous adresser, et j’en suis très en peine. Je vous prie très instamment de me tirer de cette inquiétude. Les rogatons que j’avais trouvés sous ma main, pour vous amuser ou pour vous ennuyer un quart d’heure, sont des misères, je le sais bien ; mais je serais affligé qu’elles eussent passé dans d’autres mains que les vôtres.

 

          Comment vous amusez-vous, madame ? que faites-vous de ces journées qui paraissent quelquefois si longues dans une vie si courte ? Comment le président (1) s’accommode-t-il d’être septuagénaire ? Pour moi, qui touche à ce bel âge de la maturité, je me trouve très bien d’avoir à gouverner les dix-sept ans de mademoiselle Corneille. Elle est gaie, vive, et douce, l’esprit tout naturel ; c’est ce qui fait apparemment que Fontenelle l’a si mal traitée.

 

          Je lui apprends l’orthographe, mais je n’en ferai point une savante ; je veux qu’elle apprenne à vivre dans le monde, et à y être heureuse.

 

          Je vous souhaite les bonnes fêtes, madame, comme disent les Italiens mes voisins. Cependant vous ne sauriez croire combien il y a de gens en Italie qui se moquent des fêtes. Mon Dieu, que le monde est devenu méchant ! c’est la faute de ces maudits philosophes.

 

 

1 – Hénault. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

22 Décembre 1760.

 

 

          Comment vont les yeux de mon cher et respectable ami, de mon divin ange ? n’importuné-je point un peu trop mes deux chevaliers ? Plût à Dieu que les chevaliers de Tancrède fussent aussi preux que vous ! Mais il faut que je vous dise qu’on a joué à Dijon, à La Rochelle, à Bordeaux, à Marseille, la Femme qui a raison. Si l’ami Fréron m’a ôté les suffrages de Paris, je suis devenu un bon poète en province. Pourquoi, après tout, ne souffrirait-on pas la Femme qui a raison dans la capitale ? n’y aime-t-on pas un peu à se réjouir ? n’y veut-on que des tombeaux, des chambres tendues de noir, et des échafauds ?

 

          En tout cas, voici Oreste. Pourquoi tous ceux qui aiment l’antiquité sont-ils partisans de cet ouvrage ? Pensez-vous que mademoiselle Clairon ne fît pas un grand effet dans le rôle d’Electre, et mademoiselle Dumesnil dans celui de Clytemnestre ? croyez-vous que les cris de Clytemnestre ne fissent pas un effet terrible ?

 

          Vous aurez, mes anges, un autre petit paquet par la poste prochaine, ou je suis bien trompé ; mais ce paquet ne sera point Fanime : pourquoi ? parce qu’on ne peut faire qu’une chose à la fois, parce que je ne suis pas encore content, parce qu’il ne faut pas voir deux fois de suite un père (1) qui dit noblement à sa fille qu’elle est une catin.

 

          Je vous avoue que j’ai grande envie de savoir si la pièce (2) de Hurtaud vous déplaît autant qu’elle nous a plu ; si d’autres rogatons vous ont amusés ; si vous n’attendez pas incessamment M. le maréchal de Richelieu. Vous me direz que je suis un grand questionneur ; il est vrai, mes anges.

 

          Nous sommes très contents de mademoiselle Rodogune ; nous la trouvons naturelle, gaie, et vraie. Son nez ressemble à celui de madame de Ruffec (3) ; elle en a le minois de doguin ; de plus beaux yeux, une plus belle peau, une grande bouche assez appétissante, avec deux rangs de perles. Si quelqu’un a le plaisir d’approcher ses dents de celles-là, je souhaite que ce soit plutôt un catholique qu’un huguenot ; mais ce ne sera pas moi, sur ma parole.

 

          Mes divins anges, j’ai soixante et sept ans. Comptez que le plus beau portrait qu’on puisse faire de moi est celui que je vous envoyai il y a, je crois, trois ans (4) ; j’étais bien jeune alors. Mille tendres respects.

 

 

1 – Argire et Bénassar. (G.A.)

 

2 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

3 – La duchesse de Ruffec, veuve du président de Maisons, morte en 1761. (G.A.)

 

4 – En Avril 1758. (G.A.)

 

 

1760 - Partie 49

 

 

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