CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 48

Publié le par loveVoltaire

1760 - Partie 48

 

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à M. Helvétius.

 

12 Décembre 1760.

 

 

          Mon cher philosophe, il y a longtemps que je voulais vous écrire. La chose qui me manque le plus, c’est le loisir ; vous savez que ce

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . La Serre

Volume sur volume incessamment desserre.

 

BOIL., Chapelain décoiffé.

 

 

          J’ai eu beaucoup de besogne. Vous êtes un grand seigneur qui affermez vos terres : moi, je laboure moi-même, comme Cincinnatus ; de façon que j’ai rarement un moment à moi.

 

          J’ai lu une héroïde d’un disciple de Socrate (1), dans laquelle j’ai vu des vers admirables. J’en fais mon compliment à l’auteur, sans le nommer. La pièce est un peu roide. Barnard de Fontenelle n’eût jamais ni osé, ni pu en faire autant. Le parti des sages ne laisse pas d’être considérable et assez fier. Je vous le répète, mes frères, si vous vous tenez tous par la main, vous donnerez la loi. Rien n’est plus méprisable que ceux qui vous jugent ; vous ne devez voir que vos disciples.

 

          Si vous avez reçu un Pierre, ce n’est pas Simon Barjone ; ce n’est pas non plus le Pierre russe que je vous avais dépêché par la poste ; ce doit être un Pierre en feuilles que Robin-mouton devait vous remettre. Je vous en ai envoyé deux reliés, un pour vous, et l’autre pour M. Saurin. Il a plu à MM. les intendants des postes de se départir des courtoisies qu’ils avaient ci-devant pour moi ; ils ont prétendu qu’on ne devait envoyer aucun livre relié. Douze exemplaires ont été perdus ; c’est l’antre du lion.

 

          De quelles tracasseries me parlez-vous ? je n’en ai essuyé ni pu essuyer aucune. Est-ce ce frère Menoux ? ah ! rassurez-vous ; les jésuites ne peuvent me faire de mal ; c’est moi qui ai l’honneur de leur en faire. Je m’occupe actuellement à déposséder les frères jésuites d’un domaine qu’ils ont acquis auprès de mon château. Ils l’avaient usurpé sur des orphelins, et avaient obtenu lettres royaux pour avoir permission de garder la vigne de Naboth. Je les fais déguerpir, mordieu ! je leur fais rendre gorge, et la Providence me bénit. Je n’ai jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maître chez moi, par parenthèse.

 

          Vous ai-je dit que le frère et le fils d’Omer sont venus chez moi, et comme ils ont été reçus ? vous ai-je dit que j’ai envoyé Pierre  au roi, et qu’il l’a mieux reçu que le Discours et le Mémoire de Le Franc de Pompignan ? Vous ai-je dit que madame de Pompadour et M. le duc de Choiseul m’honorent d’une protection très marquée ? Croyez-moi, mes frères, notre petite école de philosophes n’est pas si déchirée. Il est vrai que nous ne sommes ni jésuites, ni convulsionnaires, mais nous aimons le roi, sans vouloir être ses tuteurs (2), et l’Etat, sans vouloir le gouverner.

 

          Il peut savoir qu’il n’a point de sujets plus fidèles que nous, ni de plus capables de faire sentir le ridicule des cuistres qui voudraient renouveler les temps de la Fronde.

 

          N’avez-vous pas bien ri du voyage de Pompignan à la cour avec Fréron ? et de l’apostrophe de M. le dauphin :

 

 

Et l’ami Pompignan pense être quelque chose (3) ?

 

 

          Voilà à quoi les vers sont bons quelquefois ; on les cite, comme vous voyez, dans les grandes occasions.

 

          J’ai vu un Oracle des anciens fidèles ; cela est hardi, adroit, et savant. Je soupçonne l’abbé Mords-les d’avoir rendu ce petit service.

 

          Dieu vous conserve dans la sainte union avec le petit nombre ! Frappez, et ne vous commettez pas. Aimons toujours le roi, et détestons les fanatiques.

 

 

1 – Un disciple de Socrate aux Athéniens, héroïde attribuée à Marmontel. (G.A.)

 

2 – Ce que les parlementaires prétendaient être. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à Thieriot du 8 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Décembre 1760.

 

 

          Voilà la véritable leçon, mes divins anges. Voyez combien il est difficile d’arriver au but ; combien ce maudit art des vers est difficile ; quel tort irréparable on me ferait si on imprimait Tancrède sans que je l’eusse corrigé. Mes anges vous m’avez embarqué ; empêchez que je ne fasse naufrage. Comment vont les deux yeux de mon ange gardien ! ont-ils lu Caliste ?  Ah ? mes anges ! j’ai bien peur qu’on ne corrompe entièrement la tragédie par toutes ces pantomimes de mademoiselle Clairon. Croyez-moi, une chambre tapissée de noir ne vaut pas des vers bien faits et bien tendres. Il n’y a que les convulsionnaires qui se roulent par terre. J’ai crié quarante ans pour avoir du spectacle, de l’appareil, de l’action tragique ; mais do mandavo acqua, non tempà.

 

          Et puis comment le public français peut-il adopter la barbarie anglaise, le viol anglais, la confusion anglaise, la marche anglaise d’une pièce anglaise ! Pauvres Français, vous êtes dans la fange de toutes façons, et j’en suis fâché.

 

          O mes anges ! ramenez donc le bon goût.

 

 

 

 

 

à M. Prault, fils.

 

Aux Délices… (1).

 

 

          Au reste, je n’ai jamais mis mon nom à aucun de mes ouvrages. Je ne le mets pas même à la fin de mon épître à madame de Pompadour. On sait assez que Tancrède est de moi.

 

          J’ajoute encore que le manuscrit que je viens d’envoyer à M. d’Argental est chargé de notes marginales instructives qui contribueront à votre débit.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François.  – Nous croyons que ce fragment de lettre doit prendre place ici. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

15 Décembre 1760 (1).

 

 

          Il y a longtemps que l’ami Thieriot voulait avoir un des chants de la Pucelle, ouvrage que personne ne connaît, et dont il n’a jamais paru que des fragments altérés. Voici un chant que j’ai retrouvé ; c’est le dernier : ce n’est pas le plus gai ; mais j’envoie ce que je trouve dans mes paperasses. Si cela peut amuser M. Damilaville et M. Thieriot, l’auteur joyeux en sera plus joyeux.

 

          L’ami Thieriot pourra divertir beaucoup l’ami Protagoras, en lui disant que j’ai chassé les jésuites d’un domaine considérable qu’ils avaient près de mon château. Ils l’avaient usurpé sur de pauvres gentilshommes, mes voisins, dont j’ai pris hautement la cause : les jésuites se sont soumis ; cela ne leur était jamais arrivé. La province me bénit, et moi je bénis Dieu.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 16 Décembre 1760.

 

 

          Vous souvenez-vous de moi ? pour moi, je vous aimerai toujours quoique je ne sois plus Suisse. Voici, mon cher monsieur, de quoi il est question. Vous savez que j’ai acheté des terres en France pour être plus libre ; une descendante du grand Corneille vient dans ces terres ; vous serez peut-être surpris qu’une nièce de Rodogune sache à peine lire et écrire ; mais son père, malheureusement réduit à l’état le plus indigent, et, plus malheureusement encore, abandonné de Fontenelle, n’avait pas eu de quoi donner à sa fille les commencements de la plus mince éducation. On m’a recommandé cette infortunée ; j’ai cru qu’il convenait à un soldat de nourrir la fille de son général. Elle arrive chez moi ; elle a appris un peu à lire et à écrire d’elle-même ; on la dit aimable ; je me ferai un plaisir de lui servir de père, et de contribuer à son éducation, qu’elle seule a commencée. Si vous connaissez quelque pauvre homme qui sache lire, écrire, et qui puisse même avoir une teinte de géographie et d’histoire, qui soit du moins capable de l’apprendre et d’enseigner le lendemain ce qu’il aura appris la veille, nous le logerons, chaufferons, blanchirons, nourrirons, abreuverons, et paierons, mais paierons très médiocrement, car je me suis ruiné à bâtir des châteaux, des églises, et des théâtres. Voyez, avez-vous quelque pauvre ami ? vous m’avez déjà donné un Corbo dont je suis fort content. Ses gages sont médiocres, mais il est très bien dans le château de Tournay ; son frère n’est pas mieux dans celui de Ferney. Notre savant pourrait avoir les mêmes appointements. Décidez ; bonsoir ; mille compliments à madame votre femme. Etes-vous enfin un père heureux ? Vale, amice.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Décembre 1760.

 

 

          Je vous excède encore ; Rodogune (1) est à Lyon, chez Tronchin, entre quatre garçons. On la présentera probablement à madame de Grolée (2), qui e manquera pas de lui manier les tétons, selon sa louable coutume ; c’est un honneur qu’elle fait à toutes les filles et femmes qu’on lui présente. Est-il vrai que l’abbé de Latour-du-Pin (3) avait grande envie de rompre ce voyage ? il m’est très important de savoir ce qui en est. Dites-moi, je vous prie, madame, tout ce que vous savez de cette aventure de roman.

 

          Je reviens au roman de Tancrède. Je vos conjure, mes anges, encore une fois, de bien recommander à Prault de suivre exactement la leçon que je lui envoie, et de n’y pas changer une virgule. C’est le Placet de Caritidès ; on n’en peut rien retrancher. Nous venons de jouer, ma nièce et moi, la scène du père et de la fille, au second acte :

 

 

Qu’entends-je ? vous, mon père !

Moi, ton père ! … Est-ce à toi de prononcer ce nom ?

 

Sc. II.

 

 

          Vous pouvez être convaincu que cela jette dans l’acte un attendrissement, un intérêt qui manquait. Cet acte, qui paraissait froid, doit être brûlant, s’il est bien joué.

 

          A propos de froid, c’est un secret sûr, pour faire de la glace, que de placer des détails historiques au milieu de la passion, à moins que ces détails ne soient réchauffés par quelques interjections, par des retours sur soi-même, par des figures qui raniment la langueur historique.

 

 

Mais, craignant de lui nuire en cherchant à le voir,

Il crut que m’avertir était son seul devoir.

 

 

          Ces deux vers ralentissent. Je raisonne poésie avec mes anges, je disserte ; ils me le pardonnent.

 

          Non seulement ces détails sont froids, mais le spectateur est en droit de dire : En quoi donc cet esclave craignait-il de nuire à Tancrède ? pourquoi, étant dans son camp, n’a-t-il pas cherché à le voir ? il devait, sans doute, tout faire pour approcher de Tancrède. Il serait difficile de répondre à cette critique.

 

          Ne vaut-il pas mieux supposer, en général, que mille obstacles ont empêché l’esclave d’aller jusqu’à Tancrède ? Aménaïde, en se plaignant de ces obstacles et de la destinée qui lui a toujours été contraire, en faisant parler ses douleurs, en se livrant à l’espérance, intéresse bien davantage ; tout devient plus naturel et plus animé. Enfin je resupplie, je reconjure à genoux M. et madame d’Argental de s’en tenir à mon dernier mot. J’ose espérer que la reprise sera favorable : mais que mes anges se mettent à la tête du parti raisonnable, qui n’est ni pour les tragédies à marionnettes ni pour les tragédies à conversations ; qu’ils soutiennent rigoureusement le grand et véritable genre, celui du cinquième acte de Rodogune, d’Athalie, et peut-être du quatrième acte de Mahomet, du troisième de Tancrède, de Sémiramis, etc.

 

          Vous devez avoir un chant de la Pucelle ; il n’est pas correct malheureusement ; le meilleur y manque. Vous avez Acanthe (4). Oh, pardieu ! que manque-t-il à Acanthe ? nous sommes fous d’Acanthe ; que vous êtes à plaindre, si Acanthe ne vous plaît pas !

 

          Pardon ; voici une réponse pour Lekain ; vous m’enverrez promener.

 

 

1 – Marie Corneille. (G.A.)

 

2 – Tante de d’Argental. (G.A.)

 

3 – Il demandait une lettre de cachet pour enlever la jeune fille des mains de Voltaire. (G.A.)

 

4 – Personnage du Droit du Seigneur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

16 Décembre 1760.

 

 

          Je n’ai voulu vous répondre, mon cher Roscius, que quand j’aurais vu enfin toute cette confusion dans les rôles de Tancrède un peu débrouillée, quand vous seriez débarrassés de la Belle Pénitente, et quand vous seriez prêts à reprendre Tancrède.

 

          Grâce aux bontés de M. et de madame d’Argental, tout est en ordre ; et si la pièce reste au théâtre, ce sera uniquement à leur bon goût et à leurs attentions infatigables qu’on en aura l’obligation. Je vous prie de vouloir bien vous conformer entièrement, dans la représentation, à l’édition de Prault. Rien n’est plus ridicule que de voir jouer d’une façon ce qui est imprimé d’une autre. Il ne faut jamais sacrifier l’élocution et le style à l’appareil et aux attitudes. L’intérêt doit être dans les choses qu’on dit, et non pas dans de vaines décorations. L’appareil, la pompe, la position des acteurs, le jeu muet, sont nécessaires ; mais c’est quand il en résulte quelque beauté, c’est quand toutes ces choses ensemble redoublent le nœud et l’intérêt. Un tombeau, une chambre tendue de noir, une potence, une échelle, des personnages qui se battent sur la scène, des corps morts qu’on enlève, tout cela est fort bon à montrer sur le pont Neuf, avec la rareté, la curiosité. Mais quand ces sublimes marionnettes ne sont pas essentiellement liées au sujet, quand on les fait venir hors de propos, et uniquement pour divertir les garçons perruquiers qui sont dans le parterre, on court un peu de risque d’avilir la scène française, et de ne ressembler aux barbares Anglais que par leur mauvais côté. Ces farces monstrueuses amuseront pendant quelque temps, et ne feront d’autre effet que de dégoûter le public de ces nouveaux spectacles et des anciens.

 

          Je vous exhorte donc, mon cher ami, de ne souffrir d’appareil au théâtre que celui qui est noble, décent, nécessaire.

 

          Pour ce qui est de Tancrède, je crois que, d’abord, vos camarades doivent conformer leur rôle à l’imprimé, qu’ensuite ils doivent en faire une répétition, parce qu’il y a environ deux cents vers différents de ceux qu’on a récités aux premières représentations. Je crois encore que vous devez donner deux représentations avant que Prault mette son édition en vente. Si la pièce réussit, il la vendra beaucoup mieux quand ces deux représentations l’auront fait valoir, et lui auront donné un nouveau prix.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous prie de me donner de vos nouvelles et des miennes.

 

 

  1760 - Partie 48

 

 

 

 

 

 

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