CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 47

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 8 Décembre (1).

 

 

          L’affaire des frères jésuites commence à être sourdement connue dans la ville de cet enragé de Calvin. Notre procureur général n’en est pas fâché. D. de CH., notre secrétaire d’Etat (2), qui a été le prête-nom des jésuites pour acheter le bien des orphelins, est un peu honteux ; mais il se range à son devoir. Il se pourra faire que les frères jésuites soient forcés à offrir aux héritiers une somme de 2,000 écus et plus pour les apaiser ; il se pourra que les héritiers s’en contentent. En ce cas, j’aurai dégraissé les enfants d’Ignace, j’aurai vidé leur bourse et comblé leur honte, et je chanterai alleluia en reprenant mon argent. Louez Dieu de tout cela. J’avoue que les jésuites me damneront ; mais Dieu, qui n’est ni jésuite, ni janséniste, ni calviniste, ni anabaptiste, ni papiste, me sauvera.

 

          Dans ce moment un jésuite sort de chez moi ; il s’est venu soumettre, ils rendront le bien. Je vous donnerai le détail de cette aventure. Il faut toujours que les Tronchin entrent dans les bonnes affaires.

 

          Pour mademoiselle Chimène et Rodogune, quand elle viendra, je la recommande à vos bontés.

 

          Si les Délices sont bien jolies, Ferney a son mérite. Tout est bientôt dans son cadre, et le cadre est cher. Il nous en coûtera 100,000 francs de la Saint-Jean 1760 à la Saint-Jean 1761. En conscience, je ne puis faire la chose à moins. Que voulez-vous, il m’en restera assez. Mes nièces sont bien pourvues ; nous avons de bonnes maisons, bien meublées, d’assez grosses rentes. Nous naissons tout nus ; on nous enterre avec un méchant drap qui ne vaut pas quatre sous : qu’avons-nous de mieux à faire qu’à nous réjouir dans nos œuvres pendant les deux moments que nous rampons sur ce globe ou globule ? – Interim ride et vale.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – De Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Brun.

 

Aux Délices, 9 Décembre 1760.

 

 

          Les dernières lettres, monsieur, que j’ai eu l’honneur de recevoir de vous augmentent la satisfaction que j’ai de pouvoir être utile à l’unique héritière du grand nom de Corneille. J’ai relu avec un nouveau plaisir votre Ode, que vous avez fait imprimer. Ma réponse à vos Lettres ne méritait certainement pas de paraître à la suite de votre Ode. Les lettres qu’on écrit avec simplicité, qui parlent du cœur, et auxquelles l’ostentation ne peut avoir part, ne sont pas faites pour le public. Ce n’est pas pour lui qu’on fait le bien ; car souvent il le tourne en ridicule. La basse littérature cherche toujours à tout empoisonner  elle ne vit que de ce métier. Il est triste que votre libraire Duchêne ait mis le titre de Genève à votre Ode, à votre lettre, et à ma réponse ; il semblerait que j’ai eu le ridicule de faire moi-même imprimer ma lettre. Vous savez que quand la main droite fait quelque bonne œuvre il ne faut pas qu’elle le dise à la main gauche.

 

          Je vous supplie très instamment de faire ôter ce titre de Genève. Votre Ode doit être imprimée hautement à Paris ; c’est dans l’endroit où vous avez vaincu que vous devez chanter le Te Deum.

 

          On n’imprime que trop à Paris sous le titre de Genève. On croit que j’habite cette ville, on se trompe beaucoup ; je ne dois d’ailleurs habiter que mes terres ; elles sont en France, et le séjour doit m’en être d’autant plus agréable que le roi a daigné les gratifier des plus grands privilèges. Ma mauvaise santé m’a forcé de vivre dans le voisinage de M. Tronchin. Mon goût et mon âme me font aimer la campagne ; et ma reconnaissance pour sa majesté, qui m’a comblé de bienfaits, me rend encore plus chère cette campagne, dans laquelle j’aurai le plaisir de parler de vous à la petite-fille du grand Corneille.

 

          Comptez, monsieur, que j’ose me croire au rang de vos amis, indépendamment de la formule du très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

REMONTRANCES DE VOLTAIRE A SES ANGES GARDIENS.

 

9 Décembre 1760.

 

 

          De Deliciis clamavi :

 

 

1° - Mes anges ne cessent-ils jamais d’être comme Dieu, qui commande des choses impossibles ?

 

2° - Mes anges me croiront-ils de fer quand je suis d’argile, et prendront-ils zèle pour puissance ?

 

3° - Voudront-ils de suite deux pères (1) condamnant leurs filles, et s’en repentant ? ne faut-il pas un intervalle entre des choses qui ont quelque ressemblance ?

 

4° - Ne vaut-il pas mieux avoir le plaisir de donner la comédie du sieur Hurtaud, jouir de l’incognito, passer du tragique au comique, et rire sous cape de toutes les sottises du public ? Nota bene que je me flatte que mes anges verront que le Droit du Seigneur ne ressemble en aucune manière à Nanine.

 

5° - Ou je suis une bête, ou le Droit du Seigneur est comique et intéressant.

 

6° - Je crie à mes anges : Trouvez cela comique et intéressant, vous dis-je, et faites-le jouer adroitement.

 

7° - Je les supplie de vouloir bien faire envoyer le paquet ci-joint à la pauvre aveugle madame du Deffant. Si elle a perdu les yeux, elle n’a pas perdu sa langue ; il faut consoler les affligés. Je demande pardon de la Liberté grande.

 

8° - A propos de la liberté grande, et ma lettre (2) à M. Lemierre ?

 

9° - Dans peu vous aurez nouvelle offrande.

 

10° - Pour Dieu, laissons-là Fanime pour quelque temps. Il faut présenter toujours des requêtes au conseil. Je suis occupé à chasser des jésuites d’un terrain qu’ils avaient usurpé sur des orphelins ; cela est plus difficile qu’une tragédie, mais j’en viendrai à bout, et cela sera plaisant  mais il n’y a pas moyen de combattre les jésuites, et de rapetasser Fanime ; il faut choisir.

 

11° - J’attends les feuilles (3) de Prault ; je lui taillerai de la besogne.

 

12° - J’attends Rodogune (4). Je n’avais imploré les bontés de madame d’Argental, dans cette affaire, que pour lui témoigner mon respect, et pour mettre Rodogune sous une protection plus honnête. Je remercie tendrement monsieur comme madame d’Argental de toutes leurs bontés pour Rodogune.

 

13 ° - Qui est l’auteur du Savetier du coin ? il pense bien, mais il est trop savetier. Qui a fait l’Homme de lettres ? il écrit mieux, mais cela n’est pas piquant.

 

14° - Voici le gros article. Je n’aime point cette ophthalmie ; les maux des yeux sont sérieux. Soyez bien sage, mon cher ange, que j’aime comme mes yeux ; rafraîchissez-vous, couchez-vous de bonne heure ; ayez peu d’affaires ; tenez-vous gai surtout  c’est le remède universel.

 

          Je baise le bout de vos ailes.

 

 

1 – Argire dans Tancrède, et Bénassar dans Fanime. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

3 – Celles de Tancrède. (G.A.)

 

4 – Marie Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

9 Décembre 1760.

 

 

          Il y a plus de six semaines, madame, que je n’ai pu jouir d’un moment de loisir ; cela est ridicule, et n’en est pas moins vrai. Comme vous ne vous accommodez pas que je vous écrive simplement pour écrire, j’ai l’honneur de vous dépêcher deux petits manuscrits qui me sont tombés entre les mains. L’un me paraît merveilleusement philosophique et moral ; il doit par conséquent être au goût de peu de gens ; l’autre (1) est une plaisante découverte que j’ai faite dans mon ami Ezéchiel.

 

          On ne lit point assez Ezéchiel. J’en recommande la lecture tant que je peux ; c’est un homme inimitable. Je ne demande pas que ces rogatons vous divertissent autant que moi, mais je voudrais qu’ils vous amusassent un quart d’heure.

 

          J’ai tenu bon contre M. d’Argental. Il aurait beau me démontrer la beauté d’un échafaud, j’aime fort le spectacle, l’appareil, toutes les pompes du démon ; mais, pour la potence, je suis son serviteur. Je le renvoie à Despréaux :

 

 

Mais il est des objets que l’art judicieux

Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux.

 

Art poét., ch. III.

 

 

          D’ailleurs je suis fâché contre les Anglais. Non seulement ils m’ont pris Pondichéry, à ce que je crois (2), mais ils viennent d’imprimer (3) que leur Shakespeare, madame, est infiniment au-dessus de Gilles.

 

          Figurez-vous, madame, que la tragédie de Richard III, qu’ils comparent à Cinna, tient neuf années pour l’unité de temps, une douzaine de villes et de champs de bataille pour l’unité de lieu, et trente-sept événements principaux pour l’unité d’action ; mais c’est une bagatelle.

 

          Au premier acte, Richard dit qu’il est bossu et puant, et que, pour se venger de la nature, il va se mettre à être un hypocrite et un coquin. En disant ces belles choses, il voit passer un enterrement (c’est celui du roi Henri VI) ; il arrête la bière et la veuve qui conduit le convoi. La veuve jette les hauts cris ; elle lui reproche d’avoir tué son mari. Richard lui répond qu’il en est fort aise, parce qu’il pourra plus commodément coucher avec elle. La reine lui crache au visage ; Richard la remercie, et prétend que rien n’est si doux que son crachat. La reine l’appelle crapaud : Vilain crapaud, je voudrais que mon crachat fût du poison. – Eh bien ! madame, tuez-moi si vous voulez ; voilà mon épée. Elle la prend : Va, je n’ai pas le courage de te tuer moi-même… Non, ne te tue pas, puisque tu m’as trouvée jolie. Elle va enterrer son mari et les deux amants ne parlent plus que d’amour dans le reste de la pièce.

 

          N’est-il pas vrai que si nos porteurs d’eau faisaient des pièces de théâtre, ils les feraient plus honnêtes ?

 

          Je vous conte tout cela, madame, parce que j’en suis plein. N’est-il pas triste que le même pays qui a produit Newton ait produit ces monstres, et qu’il les admire ?

 

          Portez-vous bien, madame ; tâchez d’avoir du plaisir ; la chose n’est pas aisée, mais n’est pas impossible. Mille respects de tout mon cœur.

 

 

 

1 – L’article EZÉCHIEL, qui parut, en 1764, dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

2 – Cette ville ne fut prise qu’en janvier 1761. (G.A.)

 

3 – Voyez notre Notice en tête de l’opuscule sur le Théâtre anglais. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Héron.

 

Aux Délices, 10 Décembre 1760.

 

 

          Monsieur, j’obéis à vos ordres avec autant de reconnaissance que de joie. J’ai l’honneur de vous envoyer ma requête contenant ma déclaration que je renonce à la haute justice de La Perrière, qu’elle appartient au roi et que l’amende prononcée en ma faveur ne m’appartient pas.

 

          J’envoie un double de ma requête à M. l’intendant de Bourgogne, et je le supplie de vouloir bien exiger que M. le président de Brosses signe ce double, comme il le doit.

 

          Si M. de Brosses fait quelques difficultés, j’aurai toujours rempli mon devoir Vous avez dû recevoir, monsieur, mon autre requête contre la peste (1) ; je vous importune beaucoup. Il semble que j’aie des affaires exprès pour avoir des occasions de vous renouveler les marques de ma reconnaissance, et du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

1 – Il s’agit encore des marais de Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

10 Décembre 1760.

 

 

          Si vous aviez été cœlebs, mon cher ami, vous seriez venu dans mes beaux ermitages ; je vous y aurais possédé ; vous auriez eu la comédie et bien jouée, et des pièces nouvelles ; vous auriez chassé ; vous auriez revu frère Adam (1) qui est redevenu tout jésuite. Mais vous êtes sponsus et paterfamilias. Je ne vous plains point, parce que vous avez une femme et des enfants aimables ; mais je me plains, moi, d’être toujours loin de vous.

 

          Nous ne vous oublions ni aux Délices, ni à Ferney. Nous faisons souvent commémoration de vous, madame Denis et moi. Savez-vous bien que, dans mes retraites, je n’ai pas un moment de loisir, qu’il a fallu toujours bâtir, planter, écrire, faire des pièces de théâtre, des acteurs ? Tenez, voici les Facéties pour vous amuser, et Pierre-le-Grand pur vous ennuyer. – Vale, amice.

 

 

1 – C’est ce jésuite que Voltaire allait bientôt recueillir à Ferney. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 47

 

 

 

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