CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 45

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à M. Devaux.

 

 

 

          Je ne sais, mon cher Panpan, si Alexandre se connaissait en vers aussi bien que vous ; et j’aime bien autant votre taudis que ses tentes. Vos petits vers sont fort jolis ; en vous remerciant. Mais, à propos, Tibulle de Saint-Lambert doit avoir reçu un gros paquet contre-signé La Reynière, adressé à Nancy. Je crains quelque méprise.

 

          Vous voyez donc souvent madame de Boufflers. Que vous êtes heureux, ô Panpan !

 

 

 

 

 

à M. Le Brun

 

Aux Délices, 22 Novembre 1760.

 

 

          Sur la dernière lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire, monsieur, sur le nom de Corneille, sur le mérite de la personne qui descend de ce grand homme, et sur la lettre que j’ai reçue d’elle, je me détermine avec la plus grande satisfaction à faire pour elle ce que je pourrai. Je me flatte qu’elle ne sera point effrayée d’un séjour à la campagne, où elle trouvera quelquefois des gens de mérite, qui sentent tout celui de son grand-oncle. M. Delaleu, notaire très connu à Paris, et qui demeure dans votre voisinage, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, vous remboursera sur-le-champ, et à l’inspection de cette lettre, ce que vous aurez déboursé pour le voyage de mademoiselle Corneille. Elle n’a aucun préparatif à faire ; on lui fournira, en arrivant, le linge et les habits convenables. M. Tronchin, banquier de Lyon, sera prévenu de son arrivée, et prendra le soin de la recevoir à Lyon, et de la faire conduire dans les terres que j’habite. Puisque vous daignez, monsieur, entrer dans ces petits détails, je m’en rapporte entièrement à votre bonne volonté, et à l’intérêt que vous prenez à un nom qui doit être si cher à tous les gens de lettres.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec l’estime et l’amitié dont vous m’honorez, monsieur, votre, etc., etc.

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Corneille.

 

Aux Délices, 22 Novembre 1760.

 

 

          Votre nom, mademoiselle, votre mérite, et la lettre (1) dont vous m’honorez, augmentent dans madame Denis et dans moi le désir de vous recevoir, et de mériter la préférence que vous voulez bien nous donner. Je dois vous dire que nous passons plusieurs mois de l’année dans une campagne auprès de Genève ; mais vous y aurez toutes les facilités et tous les secours possibles pour tous les devoirs de la religion ; d’ailleurs notre principale habitation est en France, à une lieue de là, dans un château très logeable que je viens de faire bâtir, et où vous serez beaucoup plus commodément que dans la maison d’où j’ai l’honneur de vous écrire. Vous trouverez, dans l’une et dans l’autre habitation, de quoi vous occuper, tant aux petits ouvrages de la main qui pourront vous plaire, qu’à la musique et à la lecture. Si votre goût est de vous instruire de la géographie, nous ferons venir un maître qui sera très honoré d’enseigner quelque chose à la petite-fille du grand Corneille ; mais je le serai beaucoup plus que lui de vous voir habiter chez moi.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec respect, mademoiselle, votre, etc.

 

 

1 – Datée du 12 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

25 Novembre 1760.

 

 

          Rien n’est plus importun, mes divins anges, qu’un pauvre diable d’auteur qui a fait une pièce à la hâte, qui ne la corrige pas trop à loisir, et qui est imprimée à cent lieues. Jugez de ma syndérèse par ma lettre à Prault, que j’ai l’honneur de vous envoyer. Je vous supplie de vouloir bien me faire tenir les feuilles imprimées, sous l’enveloppe de M. de Courteilles, avant qu’elles soient tirées ; car vous jugez bien qu’il y aura toujours quelques vers à changer, et peut-être aussi quelques lignes de prose dans la dédicace. L’Académie m’a chargé de travailler à quelques feuilles de son Dictionnaire ; cette occupation déroute un peu de la poésie, et il y a bien longtemps que je suis dérouté. Les bâtiments et les jardins, et tout le train de la campagne, font encore plus de tort aux vers que le Dictionnaire de l’Académie.

 

          A propos d’Académie, ne voudriez-vous pas avoir la bonté de lui donner mon portrait ? Qu’importe qu’il soit mal ou bien ? je n’irai pas me faire peindre à soixante et sept ans. Il s’agit seulement que Fréron ne soit pas en droit de dire qu’on n’a pas voulu de moi à l’Académie, même en peinture. A propos d’Académie encore, il y a M. Lemierre, grand remporteur de prix, et auteur d’Hypermnestre, à qui je devais une lettre. J’ignorais son gîte. Je pris la liberté de vous adresser ma lettre (1). Je n’ai point lu son Hypermnestre sans plaisir. Pour le Colardeau, je ne le connais pas ; on dit qu’il fait de très beaux vers ; il occupera longtemps mademoiselle Clairon. Est-il vrai qu’elle arrive, sur le théâtre, violée ? C’est dommage que cette action théâtrale ne se soit pas passée sur la scène ; cela est plus plaisant qu’un échafaud. J’ai donc du temps pour me raccommoder avec mademoiselle Clairon  elle daignera donc ne point écourter mon malheureux second acte. Elle est accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nouvelles, pour les faire aller plus vite. Bientôt les tragédies consisteront en mines et en postures.

 

 

Souvent l’excès d’un mal nous conduit dans un pire.

 

BOIL., Art poét., ch. I

 

 

          Et Luc, Luc, quel diable d’homme ! Voilà donc comme je serai trop vengé (2).

 

          On parle encore de deux ou trois petits massacres, mais je n’en veux rien croire.

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Frédéric avait attaqué Daun à Torgau le 3 novembre, et le lendemain la ville s’était rendue. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gabriel Cramer (1)

 

 

 

          Je ne crois pas qu’il soit convenable d’imprimer actuellement des Tancrède pour Paris. Comme j’ai fait présent du privilège de l’édition parisienne à mademoiselle Clairon et à Lekain, leur libraire serait en droit de crier. Je pense donc qu’il faut n’en tirer que le nombre d’exemplaires que M. Cramer peut débiter en Suisse, en Allemagne et dans la province.

 

          Lorsqu’on aura débité le dix-huitième volume des Œuvres complètes, on en donnera un dix-neuvième au bout de six mois. Ce dix-neuvième contiendra Tancrède, Zulime, et deux autres pièces, avec quelques petits chapitres assez intéressants.

 

          Voilà, mon cher ami, quelle est ma sage résolution.

 

          Vous pourrez d’ailleurs réimprimer l’Histoire générale quand il vous plaira, en attendant le deuxième volume du Czar, qui ne tardera pas à être entre vos mains, dès que j’aurai reçu mes instructions. Tant qu’il y aura dans mon corps, je ne sais quoi, qu’on appelle mon âme, je planterai des arbres ou je ferai rouler la presse, et même quand je serai damné, vous aurez de quoi glaner.

 

          Je ne crois point du tout les exagérations que l’on débite à Genève sur Luc et le Cunctateur (2) ; j’attends le Boiteux.

 

          Gardez-vous de mettre mon nom au dix-huitième volume (3), et envoyez-moi deux exemplaires des dernières feuilles pour compléter les deux exemplaires que j’ai ; plus, trois exemplaires complets. Vale.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le général autrichien Daun. (G.A.)

 

3 – De ses Œuvres éditées par Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

26 Novembre 1760.

 

 

          Après avoir écrit hier au soir, à la hâte, à mes anges, je me couchai avec des scrupules sur Tancrède, et nommément sur l’envie que j’aurais de prendre des libertés anglaises et italiennes, en retranchant des lettres qui m’incommodent. A mon réveil, je reçois la lettre de M. d’Argental et de madame Scaliger.

 

          Comment ferez-vous, mes anges, pour vous débarrasser de moi ? Pourquoi M. d’Argental a-t-il mal aux yeux ? Comment M. Fournier (1) trouve-t-il cela ? pourquoi le souffre-t-il ? Est-ce Caliste qui a fait trop pleurer mon cher ange ? est-ce moi qui l’ai trop fatigué par mes paperasses ?

 

          Crébillon mon maître. Bonne plaisanterie, que Fréron prend pour du sérieux. Il faut pourtant ne pas trop changer ce que madame la marquise a approuvé.

 

          Voulez-vous que j’ai regardé comme mon maître ? Politesse ne coûte rien, et fait toujours un bon effet.

 

          Voici la grande question : Jouera-t-on Fanime cet hiver ? non, à ce que je présume. Pourquoi ? parce qu’il y a au troisième acte un embrouillamini qui me déplaît, et au cinquième il y deux poignards qui me font de la peine. On a beaucoup pleuré, d’accord ; mais il y a des gens bien malins à Paris. La fin de Fanime, déchirante, tragique ; son père l’amadoue ;

 

 

.  .  .  .  .  .  .  . ô mon père !

J’en suis indigne,

 

ZULIME, act. V., sc. dern.

 

 

avec un éclat de voix douloureux, et elle se tue. Bravo ! Mais le poignard d’Enide, et le poignard de Fanime, ces deux poignards me tuent. Que faire donc ? donner Tancrède au mois de décembre, l’imprimer en janvier, et rire ; ensuite nous verrons. Vous aurez de mes nouvelles ; vous ne mourrez pas de faim.

 

          C’est assez parler Voltaire, parlons Corneille. Je suis bien fâché que cette demoiselle ne descende pas en droite ligne du père de Cinna ; mais son nom suffit, et la chose paraît décente. Vous avez vu cette demoiselle, mes divins anges ; c’est à vous qu’on s’adresse quand Voltaire est sur le tapis. Connaissez-vous un Le Brun, un secrétaire de M. le prince de Conti ? c’est lui qui m’a encorneillé ; il m’a adressé une Ode au nom de Pierre. C’est à lui que j’ai dit : Envoyez-la-moi ; qu’on paye son voyage, qu’on l’adresse à M. Tronchin, à Lyon, etc. Mais il vaudrait bien mieux que ce fût madame d’Argental qui daignât arranger les choses ; cela serait plus honorable pour Pierre, pour mademoiselle Corneille, et pour moi ; mais je n’ai pas le front d’abuser à ce point des bontés dont on m’honore. Cependant, je le répète, il convient que madame d’Argental soit la protectrice. Tout ce qu’elle fera sera bien fait. Nul trousseau pour ce mariage. Madame Denis lui fera faire habits et linge. Nous lui donnerons des maîtres, et dans six mois elle jouera Chimène.

 

          Je suis à vos pieds, divins anges.

 

 

1 – Médecin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

27 Novembre 1760.

 

 

          Monsieur, le philosophe des Alpes, et sa nièce, et tout ce qui a eu l’honneur de vous voir, vous regrettent. Il nous est venu des philosophes depuis vous, mais aucun ne vous fera jamais oublier. Jugez combien Lucrèce est beau en latin, puisqu’il vous fait tant de plaisir dans un si mauvais français ; et jugez du peu que vous valons, nous autres modernes, puisque aucun Français n’a osé dire à dixième partie de ce que Lucrèce disait aux Romains sans témérité et sans crainte. On se plaint des fermiers-généraux et des intendants  mais combien devrait-on s’élever contre des misérables qui mettent des impôts sur l’esprit, et qui tyrannisent la pensée ! L’ignorance et l’infâme superstition couvrent la terre ; quelques personnes échappent à ce fléau, le reste est au rang des bêtes de somme ; et on a si bien fait, qu’il faut des efforts pour secouer le joug infâme qu’on a mis sur nos têtes. Nous sommes parvenus à regarder comme un homme hardi celui qui pense que deux et deux font quatre.

 

          Jouissez, monsieur, de votre raison, dont si peu d’hommes jouissent, et ajoutez-y la jouissance de la vie dans votre belle terre, dans le sein de votre famille, et dans la société de vos amis, surtout dans celle de M. de La Ramière, à qui nous faisons nos très humbles compliments, et qui me paraît bien digne de votre amitié.

 

          Adieu, monsieur ; si le plaisir d’être aimé doit être compté pour quelque chose, soyez sûr que vous le serez toujours dans la petite retraite que vous avez daigné habiter. Votre petite chambre s’appelle la cellule du philosophe. Recevez mes tendres respects.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

28 Novembre (1).

 

 

          Il pourra se faire que dans quelques jours une demoiselle de dix-huit ans vienne se présenter à vous : c’est la petite-fille du grand Corneille, la petite-nièce de Cinna et de Chimène. Il est juste que je prenne quelque soin de la descendance de mon maître. Les vassaux sont obligés de nourrir les filles de leur seigneur. Supposé qu’elle vienne, nous vous demandons, madame Denis et moi, toutes vos bontés pour elle ; nous supposons que ce sera vers le temps de l’escalade. Si vers ce temps-là quelque dame de Lyon va à Genève, ne pourrait-on pas s’arranger ? Je crois que madame d’Argental voudra bien se charger de son voyage à Lyon  celui de Genève se fera comme vous le jugerez à propos. Vous voyez que nous faisons aller et venir des filles ; c’est toujours vous qui favorisez ce beau commerce, et vous devez assurément prendre votre droit de passage. Cependant rien n’est si édifiant que nos filles ; nous les tirons du couvent, et nous les renvoyons dévotes.

 

          Le prince Henri est très malade de la poitrine ; c’est dommage, car il jouait très joliment dans mes pièces (2).

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – A Berlin, en 1752. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 45

 

 

 

 

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