CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 44

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Tournay, par Genève, 12 Novembre 1760 (1).

 

 

          Madame, la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore, en date du 1er novembre, ne m’est venue qu’après la liberté que j’ai prise de vous adresser un nouveau paquet. Je suis persuadé que la personne (2) à qui il est destiné ne peut faire un meilleur usage de son esprit et de ses lumières qu’en les employant, madame, à remplir vos vues salutaires. Le panégyriste du cordonnier peut se tirer une grande épine du pied. Votre altesse sérénissime sent bien que je ne vois toutes ces belles choses qu’à travers un brouillard épais, et qu’il ne m’appartient pas même d’oser penser sur des objets qui ne sont à la portée que des personnes de votre rang et de votre mérite. Je dois me borner aux souhaits. Le plus vif, le plus empressé est de vous faire ma cour.

 

          Je voudrais mettre à vos pieds les petits amusements dont elle me fait l’honneur de me parler. Il a bien fallu, madame, égayer un peu dans mes douces retraites le tableau des malheurs du genre humain. L’ambassadeur de France, à Turin (3), m’a trouvé dans mon petit château, jouant la comédie. Cela n’a pas l’air d’un homme à intrigues ; aussi je ne connais d’autres intrigues que celles des pièces de théâtre. Je joue les rôles de vieillards d’après nature. Il a été un temps que ma pauvre nièce aurait joué de même les héroïnes infortunées ; mais, Dieu merci, les choses ont changé, et nous ne songeons plus à Francfort que pour en rire.

 

          Je ne manquerai pas, madame, d’envoyer à votre altesse sérénissime la pièce nouvelle que nous avons représentée ; il y a quelques endroits à retoucher. Les acteurs, excepté moi, étaient bien meilleurs que la pièce. Nous ne pouvons venir jouer devant vous, madame, comme faisaient autrefois les troubadours ; mais Dieu veuille que je puisse me venir mettre à vos pieds sur la fin de l’hiver ! La grande maîtresse des cœurs daignerait-elle me revoir avec quelque plaisir ?

 

          Pour moi, madame, avec quel transport je viendrais rendre encore mes hommages à ce que j’ai vu de plus respectable et de plus aimable, et lui renouveler mon profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. – Cette lettre appartient à l’année 1759 ; c’est par erreur que les éditeurs E. Bayoux et A. François l’ont mise à cette place. (G.A.)

 

2 – Le roi de Prusse. Il s’agit de secrètes propositions de paix. (A. François.)

 

3 – Le marquis de Chauvelin. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, près Genève, 15 Novembre 1760.

 

 

          Monsieur, dans les dernières lettres que j’ai eu l’honneur de vous écrire, je ne me suis occupé que de votre admirable entreprise d’élever un monument au fondateur de votre empire et de votre gloire. Je vous ai témoigné mon zèle ; j’ai insisté sur la nécessité où vous êtes aujourd’hui d’achever promptement la seconde aile de votre édifice.

 

          Je ne vous ai point dit combien les ennemis de votre nation sont fâchés contre moi ; c’est encore une raison de plus qui redouble mon zèle pour la gloire de votre pays, et qui me rend la mémoire de Pierre-le-Grand plus précieuse. Me voilà naturalisé Russe, et votre auguste impératrice sera obligée, en conscience, de m’envoyer une sauvegarde contre les Prussiens.

 

          Je voudrais savoir surtout si la digne fille de Pierre-le-Grand est contente de la statue de son père, taillée aux Délices par un ciseau que vous avez conduit.

 

          Je vous fais encore mes compliments sur l’exemple de l’ordre, de l’observation du droit des gens, et de toutes les vertus civiles et militaires que vos compatriotes ont donné à la prise de Berlin.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

15 Novembre 1760.

 

 

          Je reçois, madame, toutes vos bontés du 7 Novembre, tous les témoignages de votre attention angélique, de votre goût, de votre zèle inaltérable pour Tancrède. Je n’ai qu’un moment pour y répondre ; il est une heure trois quarts, la poste part à deux heures. Que vais-je devenir ? Prault m’écrit qu’on imprime partout Tancrède défiguré, qu’il va le défigurer aussi. Mes anges peuvent-ils parer à ce coup funeste ? Je vais être déshonoré ; madame de Pompadour croira que je me suis moqué d’elle. Ne me reste-t-il qu’un parti, celui de faire vite imprimer à Genève, et d’envoyer la pièce imprimée par la poste, en désavouant l’édition de Prault ? J’aurai l’honneur d’écrire (1) le 17 à mes anges ce que j’aurai pensé à tête reposée. Mon cœur, qui va plus vite que ma tête, vous écrit lui tout seul ; il est pénétré pour vous de la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Prault Fils.

 

Aux Délices, 15 Novembre (1).

 

 

          Je vous ai écrit, monsieur, par M. d’Argental. Apparemment que vous n’aviez pas encore reçu ma lettre à la date de la vôtre du 5 Novembre. M. d’Argental était, je crois, alors à la campagne. Je doute fort qu’on ait imprimé Tancrède dans les provinces. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne peut pas imprimer ma tragédie, puisqu’elle n’est pas achevée et que je la corrige encore tous les jours. Je ne sais pas quand les comédiens la rejoueront. Il y a plus de cent vers dans mon manuscrit différents de la pièce qui a été jouée. Comme je n’étais pas sur les lieux, les comédiens ont pris sur eux de changer mon ouvrage comme ils l’ont voulu. Si vous l’imprimiez telle qu’elle a été jouée, vous donneriez une pièce toute défigurée, dans laquelle on a été obligé de mettre à la hâte des vers qui pèchent contre la langue et contre la poésie. Cette démarche serait très désagréable pour vous et pour moi.

 

          Je serais d’autant plus obligé de désavouer la pièce, qu’elle ne doit paraître qu’avec une très longue dédicace à madame de Pompadour. Cette dédicace, qui sert aussi de préface, a été vue par madame de Pompadour et par ses amis. Ce serait leur manquer à tous que de leur avoir envoyé cette dédicace sans l’imprimer. On serait avec raison très mécontent de votre précipitation.

 

          Je vous conseille d’engager mademoiselle Clairon à reprendre sans délai Tancrède, afin que vous puissiez l’imprimer sur-le-champ. Je saisirai toujours avec empressement toutes les occasions de vous faire plaisir.

 

          Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

19 Novembre 1760 (1).

 

 

          C’est pour vous donner avis, mon cher et illustre confrère, que je vous ai adressé un paquet et une lettre sous l’enveloppe de M. Jannel ; vous m’aviez mandé que je pouvais me servir de cette voie. Vous croyez bien que ce n’est pas la lettre T qui est dans le paquet ; c’est un czar. Peut-être n’avez-vous pas encore prévenu M. Jannel (2) de l’envoi que je devais vous faire, et ce paquet pourrait bien rester à la poste. Je vous disais dans ma lettre que M. Duvergier, l’un des cent bras de M. de Montmartel, a ordre de payer les 600 fr., et que vous n’avez qu’à faire écrire le nom de M. Duvergier sur mon billet.

 

          Aujourd’hui je vous écris sur ce qu’on m’a mandé que Fréron, dans l’une de ses feuilles, s’avise de dire que, dans la dernière assemblée publique, il n’y avait que douze académiciens, que les autres dédaignent trop le corps pour paraître au nombre de ses membres. Voilà à peu près le sens de ce qu’on m’a mandé. Si cela est, souffrirez-vous que ce misérable insulte impunément l’Académie ? J’ai vu un temps où il aurait été puni. C’est à vous à voir ce que vous devez et ce que vous pouvez faire. Je m’en rapporte bien à vous.

 

          Je suis à vos ordres avec les sentiments que je vous dois.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Directeur des postes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc d’Uzès.

 

19 Novembre 1760.

 

 

          Monsieur le duc, béni soit Dieu de ce que vous êtes un peu malade ! car, lorsque les personnes de votre sorte ont de la santé, elles en abusent, elles éparpillent leurs corps et leur âme de tous les côtés ; mais la mauvaise santé retient un être pensant chez soi, et ce n’est qu’en méditant beaucoup qu’on se fait des idées justes sur les choses de ce monde et de l’autre ; on devient soi-même son médecin. Rien n’est si pauvre, rien n’est si misérable que de demander à un animal en bonnet carré ce que l’on doit croire. Il y a longtemps que je sais que vous cherchez la vérité dans vous-même. Ce que vous me fîtes l’honneur de m’envoyer, il y a quelques années (1), fait voir que vous avez l’âme plus forte que le corps. Si vous avez perfectionné cet ouvrage, il sera utile aux autres comme à vous-même.

 

          Les plaisanteries et les ouvrages de théâtre, dont vous me parlez, ne sont que des amusements, des bagatelles difficiles ; l’étude principale de l’homme est celle dont on s’occupe le moins. Presque personne ne s’avise d’examiner d’où il vient, où il est, pourquoi il est, et ce qu’il deviendra. La plupart de ceux mêmes qui passent pour avoir le sens commun ne sont pas au-dessus des enfants qui croient les contes de leurs nourrices ; et le pis de l’affaire est que souvent ceux qui gouvernent n’en savent pas plus que ceux qui sont gouvernés : aussi, quand ils deviennent vieux, et qu’ils sont abandonnés à eux seuls, ils traînent une vieillesse imbécile et méprisable ; le doute, la crainte, la faiblesse empoisonnent leurs derniers jours ; l’âme n’est jamais forte que quand elle est éclairée. Regardez-vous donc comme un des hommes les plus heureux d’avoir su penser de bonne heure ; vous vous êtes préparé des ressources sûres pour tous les temps de votre vie. Je voudrais bien que ma mauvaise santé et que mon âge avancé me permissent, monsieur le duc, de venir être quelquefois à Uzès le témoin des progrès de votre esprit ; je voudrais m’éclairer et me fortifier auprès de vous ; mais, dans l’état où je suis, je ne veux plus sortir de ma retraite  il ne me reste qu’à souhaiter que vous vous portiez assez bien pour venir consulter M. Tronchin. Il y a des malades qui ont la force de faire cent lieues pour se faire tâter le pouls à Genève, et qui ensuite se trouvent assez bien pour s’en retourner. Soyez persuadé, monsieur le duc, de l’estime infini, de l’attachement, et du profond respect du solitaire à qui vous avez fait l’honneur d’écrire depuis que j’ai eu l’âge de raison ; vous aimez M. Thieriot, et il y a environ quarante ans que je le chéris comme l’homme de Paris qui aime le plus sincèrement la littérature, et qui a le goût le plus épuré ; vous vous êtes lié avec M. Diderot, pour qui j’ai une estime égale à son mérite ; la lumière qui éclaire son esprit échauffe son cœur. Je ne me console point qu’un si beau génie, à qui la nature a donné de si grandes ailes, les voies rognées par le ciseau des cafards. Celui d’Atropos coupera bientôt les miennes ; mais, en attendant, je m’en sers avec quelque satisfaction pour tomber sur les chats-huants qui veulent nous manger. Ces petits amusements me délassent quand j’ai tenu la charrue de la même main qui osa crayonner la bonté de Henri IV, et le fanatisme de Mahomet.

 

          Je vous remercie, moi et mon petit pays, du Mémoire (2) sur les blés. Je crois que, de tous les poètes, je suis le plus utile à la France ; j’ai défriché une lieue de pays, je fais vivre deux cents personnes qui mouraient de faim. Amphion arrangeait des pierres, et le secours des hommes. Voilà les droits, monsieur, que j’ai à votre amitié. J’ai renoncé au tumulte de Paris ; on y perd son temps, et ici je l’emploie. Celui que je crois le mieux employé est le moment où je lis vos lettres, et celui auquel je vous assure de mon estime sincère et de mon attachement véritable.

 

          Permettez que je mette dans ce paquet une lettre pour l’ami avec lequel vous avez transporté la sagesse à la taverne.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Uzès du 28 Janvier 1757. (G.A.)

 

2 – Mémoire contenant le détail et le résultat d’un grand nombre d’expériences faites l’année dernière par un laboureur du Vexin (de Gonfreville), pour parvenir à connaître ce qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

19 Novembre 1760.

 

 

          Mon cher en ancien ami, vos dernières lettres sont charmantes ; mais vous ne disiez pas que vous avez gobelotté au cabaret avec M. Damilaville ; il me paraît digne de boire et de penser avec vous.

 

          Embrassez pour moi l’abbé Mords-les ; c’est un grand malheur que deux ou trois lignes (1) échappées à sa juste indignation aient arrêté sa plume ; il était en beau train. Je ne connais personne qui soit plus capable de rendre service à la raison.

 

          Quoi ! vous ne saviez pas qu’il y a dans l’Histoire de l’Académie des Sciences un mémoire de M. Le Rond, jeune homme de quatorze ans (2) qui promettait beaucoup ? M. Le Rond a bien tenu parole ; mais, soit Le Rond, soit d’Alembert, dites-lui bien qu’il est l’espoir de notre petit troupeau, et celui dont Israël attend le plus. Il est hardi, mais il n’est point téméraire ; il est né pour faire trembler les hypocrites, sans leur donner prise sur lui. Qu’il marche dans la voie du Seigneur, et qu’il ne craigne rien.

 

          J’attends avec impatience les réflexions de Pantophile-Diderot sur Tancrède. Tout est dans la sphère d’activité de son génie ; il passe des hauteurs de la métaphysique au métier d’un tisserand, et de là il va au théâtre. Quel dommage qu’un génie tel que le sien ait de si sottes entraves, et qu’une troupe de coqs-d’Inde soit venue à bout d’enchaîner un aigle !

 

          J’ai l’orgueil d’espérer que ses idées se rencontreront avec les miennes, et que ma pièce est comme il la désire ; car elle est fort différente de celle qu’il a plu aux comédiens de charpenter sur le théâtre ; je crois vous l’avoir déjà dit.

 

          Frère Jean des Entommeures-Menoux m’épouvanterait à table, mais je ne le crains point ailleurs ; et ni lui ni personne ne m’empêchera de dire la vérité.

 

          Le roi est content de l’Histoire de Pierre-le-Grand ; madame de Pompadour pense de même. M. le duc de Choiseul, en digne ministre des affaires étrangères, en fait plus de cas que celle de Charles XII ; c’est là le cas de dire :

 

 

Principibus placuisse viris non ultima laus est ;

 

HOR., lib. I, ep. XVII.

 

 

et j’y ajoute :

 

 

Jesuitis placuisse viris non maxima laus est.

 

 

          Ne manquez pas de m’envoyer presto presto le Mémoire raisonné du roi de Portugal (3) contre les révérends Pères, et comptez que cela figurera dans la Capilotade.

 

          Voici une petite lettre de change pour un exemplaire de mes sottises ; je vous prie de les envoyer chercher chez Robin-mouton, de les faire relier proprement et promptement, et de les donner à Platon-Diderot.

 

          On me mande que la Corneille en question descend de Thomas, et non de Pierre (4) ; en ce cas, elle aurait moins de droits aux empressements du public. J’avais imaginé de la donner pour compagne à madame Denis, nous aurions joué ensemble le Cid et Cinna, et nous aurions pourvu à son éducation comme à sa subsistance. Mandez-moi ce que vous aurez appris d’elle, et je verrai, comme je l’ai mandé à M. Le Brun, ce qu’un pauvre soldat peut faire pour la fille de son général.

 

          Portez-vous bien, mon cher ami ; j’entre dans ma soixante et septième année (5), et j’ai encore assez de feu dans les intervalles de mes souffrances, que je supporte assez gaiement.

 

          Vivons et philosophons. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Dans la Vision. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt de vingt-et-un ans. (G.A.)

 

3 – Manifeste du roi de Portugal, contenant les erreurs impies et séditieuses que les religieux de la compagnie de Jésus ont enseignées aux criminels qui ont été punis, et qu’ils se sont efforcés de répandre parmi les peuples de ce royaume ; Lisbonne (1759). (G.A.)

 

4 – Elle descendait, comme nous l’avons dit, d’un cousin des Corneille. (G.A.)

 

5 – Ou plutôt dans sa soixante-sixième, s’il est né, comme il le fait entendre ici, le 21 Novembre 1694. (G.A.)

 

 

1760 - Partie 44

 

 

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