CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 43

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à M. de Saint-Lambert.

 

Aux Délices.

 

 

          Je viens, mon très aimable Tibulle, de vous écrire une lettre (1) où il ne s’agit que de Charles XII. Je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez.

 

          Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à madame de Boufflers ; rien n’est plus juste.

 

          J’ai conçu comme vous, depuis quelques années, qu’il fallait faire des tragédies tragiques, et arracher le cœur au lieu de l’effleurer. Nous n’avons guère été, jusqu’à présent, que de beaux discoureurs ; il viendra quelqu’un qui rendra le poignard de Melpomène plus tranchant (2), mais … je serai mort.

 

          Je n’ai point l’honneur d’être de l’avis de Folard sur Charles XII. Je ne suis point soldat, je n’entends rien à la baïonnette ; mais je trouve, suivant toutes les règles de la métoposcopie, que c’était une horrible imprudence d’attaquer cinquante ou soixante mille hommes, dans un camp retranché à Narva, avec huit mille cinq cents hommes harassés, et dix pièces de canon. Le succès ne justifie point, à mes yeux, cette témérité. Si les Russes ne s’étaient pas soulevés contre le duc de Croï, Charles était perdu sans ressource. Il fallait un assemblage de circonstances imprévues, et un aveuglement inouï, pour que les Russes perdissent cette bataille.

 

          Une faute plus impardonnable, c’est d’avoir laissé prendre l’Ingrie, tandis qu’il s’amusait à humilier Auguste. Le siège de Pultava, dans l’hiver, pendant que le czar marchait à lui, me paraît, comme au comte Piper, l’entreprise d’un désespéré qui ne raisonnait point. Le reste de sa conduite, pendant neuf ans, est de Don Quichotte.

 

          Quand le maréchal de Saxe admirerait cet enragé, cela ne me ferait rien ; et je répondrais au maréchal de Saxe : Vous faites mieux encore que vous ne dites.

 

          Mais Apollon me tire par l’oreille, et me dit : De quoi te mêles-tu ? Ainsi, je me tais, et je vous demande pardon.

 

          Je reviens, comme don Japhet, à ce qui est de ma compétence. Vous souvenez-vous que vous vouliez que je raccommodasse le moule d’Oreste, et que je lui fisse des oreilles ? Je vous ai obéi à la fin. Il y a du pathos sur un petit théâtre de Polichinelle si je suis en vie ; vous devriez bien y venir, si vos nefs vous le permettent. Je vous jure qu’il vaut mieux aller aux Délices qu’à Potsdam.

 

          Je me doutais bien que l’odorat d’un nez comme le vôtre serait un peu chatouillé des parfums que j’ai brûlés à l’honneur de Le Franc de Pompignan. Il est bon de corriger quelquefois les impertinents. Il y a quelques messieurs qui allaient répandre les ténèbres et souffler la persécution, si on ne les avait pas arrêtés tout court par le ridicule.

 

          Si vous voyez frère Jean des Entommeures-Menoux, dites-lui, je vous prie, que j’ai de bon vin ; mais j’aimerais encore mieux le boire avec vous qu’avec lui.

 

Mes respects, je vous prie, à madame de Boufflers et à madame sa sœur (3).

 

          Comment faire pour vous envoyer un gros paquet ?

 

          Je vous aime, je vous remercie ; je vous aimerai toute ma vie.

 

          Je n’ai point de lettres de M. le gouverneur de Bitche (4) ; c’est un paresseux.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre, qui devait être mise sous les yeux de Stanislas. (G.A.)

 

2 – Saint-Lambert, se rappelant cette expression, a dit, dans le poème des Saisons, en parlant de Voltaire lui-même :

 

Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,

D’un poignard plus tranchant il arma Melpomène. (G.A.)

 

3 – Madame de Bassompierre. (G.A.)

 

4 – Tressan. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

10 Novembre 1760.

 

 

          Il y a plus de quinze jours que V. a envoyé à madame la veuve B. l’histoire du C. (1). Plusieurs de ces paquets, quoique protégés par des intendants des postes, n’ont point été rendus à leur adresse. Si madame B.  a quelque autre débouché, elle n’a qu’à l’indiquer, et elle aura son C… sur-le-champ. Elle fait fort bien de voir M. H. (2) ; car ce M. H. a du génie, de l’esprit et un cœur charmant. D’ailleurs la terre de Voré est un plus beau séjour et plus à portée d’elle que le trou des Délices, qui n’est qu’une chaumière dans une très belle vue. On n’ose pas se flatter qu’elle daigne venir dans cette chaumière ; on le souhaite seulement, et on s’en reconnaît indigne. Quelques philosophes y viennent de temps en temps. Madame B. me paraît aussi philosophe qu’eux tous. Elle sait que je l’ai prise une fois pour madame de Sévigné à son style ; mais je n’aurais jamais pris madame de Sévigné pour elle ; car, en fait de raison, cette madame de Sévigné est une grande caillette. Je présente à madame B. mes très humbles et très sincères compliments.

 

 

1 – Czar. (G.A.)

 

2 – Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Novembre 1760.

 

 

          Vous êtes mes anges plus que jamais ; vous persévérez dans votre ministère de gardiens. Voici, mon cher et respectable ami, ce que j’ai pu à peu près répondre à votre lettre et au mémoire de madame Scaliger. Je prévois que ma réponse sera inutile, puisqu’elle n’arrivera qu’après que Tancrède aura été joué à Versailles ; mais du moins j’aurai la consolation d’avoir fait mon devoir. Si vous avez encore quelques petits scrupules, je suis à vos ordres.

 

          Etes-vous toujours dans l’idée de faire imprimer Tancrède par provision ? En ce cas, je vous supplie de faire transcrire sur la pièce les changements que vous trouverez dans mon mémoire. Vos bontés ne se lassent pas.

 

          Vous imaginez donc que je suis assez malhabile pour fourrer dans la dédicace quelque chose que la marquise n’ait pas approuvé ? je ne suis pas si niais. Voici cette dédicace mot pour mot, telle que M. le duc de Choiseul me l’a renvoyée, munie du grand sceau des petits appartements. J’ai plus d’une raison de faire cette dédicace, et je crois que vous les devinez toutes.

 

          Et vous, madame Scaliger, vous me croyez donc assez Suisse pour ignorer que mon intendant de Bourgogne est le frère de mon cher avocat-général ? Sachez que ce frère m’a amené son neveu, propre fils de son frère. J’ai soupçonné sa mère d’avoir été une habile femme ; car le jeune candidat est d’une taille fine et élancée, et son père est tout rabougri.

 

          Nous avons à présent M. Turgot, qui vaut mieux que tout le parquet. Celui-là n’a pas besoin de mes instructions, il m’en donnerait ; c’est un philosophe très aimable. Nous lui avons joué Fanime et les Ensorcelés (1) : il dit qu’il n’avait pas pleuré à Tancrède, et je l’ai vu pleurer à Fanime ; mais c’est que madame Denis a la voix attendrissante, et quand nous jouons ensemble, on n’y tient pas.

 

          Georges III (2) ne changera pas la face de l’Europe ; celle de Luc change tous les jours.

 

          Mille tendres respects à tous les anges.

 

 

1 – Parodie de l’opéra de Bernard, les Surprises de l’Amour. (G.A.)

 

2 – Roi d’Angleterre, successeur de George II, qui était mort le 25 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 11 Novembre (1).

 

 

          Vous verrez bientôt, mon ami, mademoiselle de Bazincourt (2) ; elle va des Délices au couvent, de la comédie à vêpres, de chez moi chez l’archevêque de Paris. Elle aura eu tous les honnêtes plaisirs mondains, et aura celui de faire son salut. Elle doit d’abord vous embrasser pour elle, comme de raison, et ensuite pour moi. Je me flatte que M. l’archevêque nous la renverra, dès que je ferai bâtir une église.

 

          Voici les deux cartes qui manquaient à Pierre.

 

          Je vous embrasse.

 

          Voilà donc encore le roi de Prusse devant Dresde, et c’est à recommencer !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez la dernière lettre à Chenevières. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

A Ferney, 12 Novembre 1760.

 

 

          Respectable et aimable gouverneur de la Lorraine allemande et de mes sentiments, mon cœur a bien des choses à vous dire ; mais permettez qu’une autre main que la mienne les écrive, parce que je suis un peu malingre.

 

          Premièrement, ne convenez-vous pas qu’il vaut mieux être gouverneur de Bitche que de présider à une académie quelconque ? ne convenez-vous pas aussi qu’il vaut mieux être honnête homme et aimable, qu’hypocrite et insolent ? Ensuite n’êtes-vous pas de l’avis de l’Ecclésiaste, qui dit que tout est vanité, excepté de vivre gaiement avec ce qu’on aime ?

 

          Je m’imagine, pour mon bonheur, que vous êtes très heureux, et je crois que vous l’êtes de la manière dont il faut l’être dans ce temps-ci, loin des sots, des fripons, et des cabales. Vous ne trouverez peut-être pas à Bitche beaucoup de philosophes ; vous n’y aurez point de spectacles, vous y verrez peu de chaises de poste en cul de singe ; mais, en récompense, vous aurez tout le temps de cultiver votre beau génie, d’ajouter quelques connaissances de détail à vos profondes lumières ; vos amis viendront vous voir ; vous partagerez votre temps entre Lunéville, Bitche, et Toul. Et qui vous empêchera de faire venir auprès de vous des artistes et des gens de mérite qui contribueront aux agréments de votre vie ? Il me semble que vous êtes très grand seigneur ; cinquante mille livres de rente à Bitche sont plus que cent cinquante mille à Paris. Je ne vous dirai pas que votre règne vous advienne, mais que les gens qui pensent viennent dans votre règne. Si je n’étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitche, malgré frère Menoux.

 

          Frère Saint-Lambert, qui est mon véritable frère (car Menoux n’est qu’un faux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en vers et en prose comme vous, m’a mandé que le roi Stanislas n’était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au grand soldat Charles. J’ai fait réponse que je ne pouvais m’empêcher, en conscience, de préférer celui qui bâtit des villes à celui qui les détruit, et que ce n’est pas ma faute si sa majesté polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa bienfaisance que Charles XII n’a fait de mal à la Suède par son opiniâtreté. Les Russes donnant des lois dans Berlin, et empêchant que les Autrichiens ne fissent du désordre, prouvent ce que valait Pierre. Ce Pierre, entre nous, vaut bien l’autre Pierre-Simon Barjone.

 

          Vous devez actuellement avoir reçu mon Pierre ; il me fâche beaucoup de ne vous l’avoir point porté ; mais il a fallu jouer le vieillard sur notre petit théâtre, avec notre petite troupe, et je l’ai fait d’après nature. Je suis enchaîné d’ailleurs au char de Cérès comme à celui  d’Apollon ; je suis maçon, laboureur, vigneron, jardinier. Figurez-vous que je n’ai pas un moment à moi, et je ne croirais pas vivre si je vivais autrement ; ce n’est qu’en s’occupant qu’on existe.

 

          Voilà en partie ce qui me rend grand partisan de M. le maréchal de Belle-Isle (1) ; il travaille pour le bien public du soir au matin, comme s’il avait sa fortune à faire. Tout son malheur est que le succès de ses travaux ne dépend pas de lui. Le maréchal de Daun ne me paraît pas si grand travailleur.

 

          Mon très aimable gouverneur, vous êtes plus heureux que tous ces messieurs-là ; vous êtes le maître de votre temps, et moi je voudrais bien employer tout le mien auprès de vous.

 

          Recevez le tendre et respectueux témoignage de tous les sentiments qui m’attachent à vous pour toute ma vie. Le Suisse V.

 

 

1 – Ministre de la guerre depuis mars 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 12 Novembre 1760.

 

 

          Je vous écris, mon cher Colini, pour vous et pour M. Harold (1). Il me mande que vous avez traduit un opéra (2), et que bientôt vous en ferez ; je viendrai sûrement les entendre. Ma mauvaise santé, mes bâtiments, m’ont empêché, cette année, de faire ma cour à son excellence électorale ; mais, pour peu que j’aie assez de force, l’année qui vient, pour me mettre dans un carrosse, soyez sûr que je viendrai vous voir. Je fais mille tendres compliments à M. Harold. Je ne peux pas actuellement écrire de ma main ; je deviens bien vieux et bien malade. Il est vrai que j’ai joué la comédie ; mais je n’ai joué que des rôles de vieillards cacochymes.

 

          Les fers sont au feu pour la petite affaire (3) que vous savez ; mais on ne pourra battre ce fer que quand les choses qui se décident par le fer auront été entièrement jugées. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Attaché à la personne de l’électeur palatin. (G.A.)

 

2 – Cajo Fabrizio. (G.A.)

 

3 – L’affaire de Francfort. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

12 Novembre 1760 (1).

 

 

          Il est vrai, mon cher ange, que Dieu a voulu qu’il grasseyât ; mais il joue tout avec vérité, avec chaleur : il est doux, sociable, conciliant ; il doublera tout, il ne se refusera à rien. Voyez s’il mérite votre protection par son talent autant que par ses mœurs. Il a vu Fanime. Il vous dira des nouvelles de mon tripot. Mes respects à celui de Paris.

 

 

1 – Ce fragment de lettre fut publié en 1817 avec cette note : « Apportée par un comédien auquel il s’intéressait. » Le comédien doit être Bussi. Voyez la lettre à d’Argental du 25 Juillet 1760. (G.A.)

 

 

 

 

1760 - Partie 43

 

 

 

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