CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 41

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à M. Helvétius.

 

27 Octobre 1760.

 

 

          Je ne sais où vous prendre, mon cher philosophe ; votre lettre n’était ni datée, ni signée d’un H ; car encore faut-il une petite marque dans la multiplicité des lettres qu’on reçoit. Je vous ai reconnu à votre esprit, à votre goût, à l’amitié que vous me témoignez. J’ai été très touché du danger où vous me mandez que votre très aimable et respectable femme a été, et je vous supplie de lui dire combien je m’intéresse à elle.

 

          Oh bien ! je ne suis pas comme Fontenelle ; car j’ai le cœur sensible, et je ne suis point jaloux, et, de plus, je suis hardi et ferme ; et si l’insolent frère Letellier m’avait persécuté comme il voulut persécuter ce timide philosophe, j’aurais traité Letellier comme Berthier. Croiriez-vous que le fils d’Omer Fleury est venu coucher chez moi, et que je lui ai donné la comédie ? Il est vrai que la fête n’était pas pour lui ; mais il en a profité aussi bien que son oncle, l’intendant de Bourgogne, lequel vaut mieux qu’Omer. J’ai reçu le fils de notre ennemi avec beaucoup de dignité, et je l’ai exhorté à n’être jamais l’avocat-général de Chaumeix.

 

          Mon cher philosophe, on aura beau faire : quand une fois une nation se met à penser, il est impossible de l’en empêcher. Ce siècle commence à être le triomphe de la raison ; les jésuites, les jansénistes, les hypocrites de robe, les hypocrites de cour, auront beau crier, ils ne trouveront dans les honnêtes gens qu’horreur et mépris. C’est l’intérêt du roi que le nombre des philosophes augmente, et que celui des fanatiques diminue. Nous sommes tranquilles, et tous ces gens-là sont des perturbateurs ; nous sommes citoyens, et ils sont séditieux ; nous cultivons la raison en paix, et ils la persécutent ; ils pourront faire brûler quelques bons livres, mais nous les écraserons dans la société, nous les réduirons à être sans crédit dans la bonne compagnie ; et c’est la bonne compagnie seule qui gouverne les opinions des hommes. Frère Elisée (1) dirigera quelques badaudes, frère Menoux quelques sottes de Nancy ; il y aura quelques convulsionnaires au cinquième étage ; mais les bons serviteurs de la raison et du roi triompheront à Paris, à Voré (2) et même aux Délices.

 

          On envoya à Paris, il y a deux mois, des ballots de l’Histoire de Pierre-le-grand ; Robin devait avoir l’honneur de vous en présenter un, à M. Saurin un autre. J’apprends qu’on a soigneusement gardé les ballots à la chambre nommée syndicale, jusqu’à ce qu’on eût contrefait le livre à Paris : grand bien leur fasse ! Je vous embrasse, vous aime, vous estime, vous exhorte à rassembler les honnêtes gens, et à faire trembler les sots. V. qui attend H.

 

 

1 – Né en 1726, mort en 1783. (G.A.)

 

2 – Château d’Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

28 Octobre 1760.

 

 

          Pardon à mes divins anges. Jamais le prophète Grimm ne met au bas de ses lettres un petit signe qui les fasse reconnaître ; jamais il ne donne son adresse. Je prends le parti de vous adresser ma réponse (1). Lekain m’a mandé qu’il avait en vain combattu mademoiselle Clairon quand elle me coupait mes membres, quand elle m’étriquait le second acte auquel la dernière scène est absolument nécessaire, quand elle écourtait ses fureurs, etc. J’ai répondu à Lekain, j’ai écrit à Clairon, j’ai soumis ma lettre aux anges, j’ai étalé le plus noble zèle contre la Grève (2).

 

          Après avoir totalement perdu de vue Tancrède pendant huit jours, je viens de le relire … Pièce théâtrale, pièce touchante, sur ma parole ; pain quotidien pour les comédiens. Je demande la reprise à la Saint-Martin, avec toutes les entrailles d’un père. A propos de père, n’y a-t-il point quelque âme charitable qui puisse avertir Brizard-Argire d’être moins de frigidis ?

 

 

Eloignez-vous ! sortez ! .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Vous n’êtes plus ma fille, ect.  .  .  .  .  .

 

 

          Je dis cela avec des sanglots mêlés d’indignation ; je versais des larmes en disant :

 

 

Mais elle était ma fille … et voilà son époux.

 

Acte. II, sc .III.

 

 

          Je pleurais avec Tancrède ; je frissonnais quand on amenait ma fille ; je me rejetais dans les bras de Tancrède et de mes suivants. On s’intéressait à moi comme à ma fille. Je suis faible, d’accord : un vieux bon homme doit l’être ; c’est la nature pure. Mohadar est plus beau, j’en conviens. Autre pain quotidien que cette pièce de Fanime ; j’en viendrai à mon honneur, grâce à mes anges. Soyez donc juste, madame Scaliger ; songez que de vingt critiques j’en ai adopté dix-neuf. Je suis pénétré de reconnaissance et de la plus profonde estime pour votre bonne tête ; mais, ma foi, les comédiens n’y entendent rien. Ils m’avaient gâté mon Orphelin chinois, ils cassaient mes magots. Employez donc votre autorité pour que le tripot de Paris joue Tancrède comme il vient d’être joué au tripot de Tournay.

 

          La Muse limonadière (3) me persécute ; si madame Scaliger, qui se connaît à tout, voulait lui faire une petite galanterie de trente-six livres, je serais quitte. Permettez-vous que je vous prie d’envoyer la lettre (4) à Thieriot par la poste d’un sou ? Pardonnez-moi toutes mes insolences.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Allusion à l’échafaud que Clairon voulait qu’on mît sur la scène. (G.A.)

 

3 – Madame Bourette. (G.A.)

 

4 – Celle du 27 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

Aux Délices, près de Genève, 26 Octobre 1760 (1).

 

 

          Vous arrivez, monsieur, dans ma chapelle de village quand la messe est dite ; mais nous la recommencerons pour vous. Cette chapelle est un théâtre de Polichinelle, où nous jouons des pièces nouvelles avant qu’on les abandonne au bras séculier de Paris. Vous n’aurez qu’à commander, et la troupe sera à vos ordres.

 

          Vous venez, monsieur, par un vilain temps dans un pays qu’il ne faut voir que dans le beau temps ; son seul mérite consiste dans des vues charmantes.

 

          Vous voulez voir Genève : il n’y a que des marchands occupés de gagner trois sous sur le change des prédicants calvinistes durs et ennuyeux, mais une cinquantaine de gens d’esprit très philosophes. Il n’y vient que des malades pour consulter Tronchin, et vous vous portez bien. Les cabarets y sont très mauvais et très chers. Les portes de la ville se ferment à cinq heures, et alors un étranger est embarrassé de sa personne. La campagne est très agréable ; mais ce n’est pas au mois de Novembre.

 

          Vous voyez, monsieur, que je ne veux pas vous surfaire.

 

          Je suis dans ma chaumière  on la nomme les Délices, parce que rien n’est plus délicieux que d’y être libre et indépendant. Elle est située sur le chemin de Lyon, à une portée de canon de la ville de Calvin. Vous verrez une longue muraille, une porte à barreaux verts, un grand berceau vert sur cette muraille. C’est là mon bouge. Je vous conseille, monsieur, et je vous supplie d’y descendre.

 

 

Atques humiles habitare casas.

 

 

 

          Vous ne serez pas logé magnifiquement ; il s’en faut beaucoup. En qualité de comédiens, nous n’avons que des loges ; et, comme reclus, nous n’avons que des cellules. Nous logerons vos équipages, vos gens ; personne ne sera gêné. Vous aurez des livres, et, si vous voulez, même des manuscrits que vous ne trouverez point ailleurs. Si vous voulez voir Genève, vous verrez cette ville de vos fenêtres, et vous irez tant qu’il vous plaira. Voilà, monsieur, ma déclaration et mes très humbles prières. Je ne puis trop vous remercier de l’honneur que vous daignez me faire, et vous savoir assez de gré de votre voyage philosophique. Vous vous accommoderez de notre médiocrité et de notre liberté républicaine.

 

 

Omittes mirare beatæ

Fumum et opes strepitumque Romæ.

 

 

          Vous verrez un vieux rimailleur philosophe, enchanté de rendre tout ce qui doit à un homme de votre mérite.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec  les sentiments les plus respectueux, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

          P.S. - Permettez que je présente mes respects à M. de la Michodière (2)

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Intendant d’Auvergne, près de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

1er Novembre 1760 (1).

 

 

          Le temps presse ; je n’ai qu’un mot à vous dire, mon cher ami. On me mande qu’à l’abbaye Saint-Antoine, il y a une petite-fille du grand Corneille qui a les sentiments des héros de son grand-père, et qui n’a pas la fortune que les libraires de Corneille ont faite en imprimant ses œuvres. – Connaissez-vous M. Lebrun (2), secrétaire de M. le prince de Conti ? Ma lettre est courte, pardon ; mais on ne peut pas faire des pièces, les jouer et écrire de longues lettres.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Ecouchard Lebrun, qui devait d’adresser à Voltaire une Ode en faveur de la famille du grand Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 1er Novembre 1760.

 

 

          Je reçois, mon respectable et charmant ami, votre lettre du 27 d’octobre. Il m’arrive rarement d’accuser les dates avec cette exactitude ; mais ici la chose est très importante pour le tripot, et le tripot ne m’a jamais été si cher.

 

          Celui (1) qui griffonne ma lettre (car je ne peux pas griffonner ce matin, et je vais dire pourquoi), celui, dis-je, qui griffonne prétend qu’il fit le paquet de Tancrède le 24 d’Octobre ; et moi je crois que ce paquet fut envoyé le 21. Il est toujours très sûr qu’il fut adressé à M. de Chauvelin, avec un Pierre ; et si vous ne l’avez pas reçu, voilà une de ces occasions où il est heureux que M. le duc de Choiseul ait les postes dans son département.

 

          Je m’imagine que M. et madame d’Argental ne seront pas mécontents de ma docilité et de mon travail ; et s’il y a encore quelque chose à faire, ils n’ont qu’à parler. J’ai écrit une grande lettre à madame d’Argental sur les décorations de la Grève ; je me flatte qu’elle sera entièrement de mon avis, et que nous ne serons pas réduits à imiter en France les usages abominables de l’Angleterre.

 

          Voici pourquoi je n’écris pas de ma main : c’est que je suis dans mon lit, après avoir joué hier, vendredi au soir, le bon homme Mohadar assez pathétiquement ; mais je n’ai pas approché du sublime de madame Denis. J’aurais donné une de mes métairies pour que mademoiselle Clairon fût là. La fortune, qui me favorise depuis quelque temps, malgré maître Aliboron dit Fréron, m’a envoyé parmi les voyageurs qui viennent ici un Arabe qui a sa maison à quelques lieues de Saïd, lieu de la scène. Figurez-vous quel plaisir de jouer devant un compatriote ! il parle français comme nous. Il paraît que notre langue s’étend à proportion que notre puissance diminue.

 

          Je vous ai demandé de vouloir bien me faire tenir par M. de Courteilles la plus ancienne et la plus nouvelle copie de Fanime que vous ayez ; et sur-le-champ vous aurez mon dernier mot.

 

          Voudriez-vous avoir la charité de vous informer s’il est vrai qu’il y ait une mademoiselle Corneille, petite-fille du grand Corneille (2), âgée de seize ans ? elle est, dit-on, depuis quelques mois à l’abbaye de Saint-Antoine. Cette abbaye est assez riche pour entretenir noblement la nièce de Chimène et d’Emilie ; cependant on dit qu’elle est comme Lindane (3), qu’elle manque de tout, et qu’elle n’en dit mot. Comment pourriez-vous faire pour avoir des informations de ce fait qui doit intéresser tous les imitateurs de son grand-père, bons ou mauvais ?

 

          Je suis plus fâché que vous de donner l’Histoire de Pierre-le-Grand volume à volume, comme le Paysan parvenu (4) ; mais ce n’est pas ma faute, c’est celle de la cour de Pétersbourg, qui ne m’envoie pas ses archives aussi vite que je les mets en œuvre ; il faut me fournir de la paille, si on veut que je cuise des briques. La préface fut faite dans un temps où j’étais très drôle ; le système de De Guignes m’a paru du plus énorme ridicule. Je conseille à l’abbé Barthélémy (5) de tirer son épingle du jeu ; je voudrais, de plus, déshabituer le monde de recourir à Sem, Cham et Japhet, et à la tour de Babel. Je n’aime pas que l’histoire soit traitée comme les Mille et une Nuits.

 

          En vérité, vous devriez bien inspirer à M. le duc de Choiseul mon goût pour la Louisiane. Je n’ai jamais conçu comment on a pu choisir le plus détestable pays du nord (6), qu’on ne peut conserver que par des guerres ruineuses, et qu’on ait abandonné le plus beau climat de la terre, dont on peut tirer du tabac, de la soie, de l’indigo, mille denrées utiles, et faire encore un commerce plus utile avec le Mexique.

 

          Je vous déclare que, si j’étais jeune, si je me portais bien, si je n’avais pas bâti Ferney, j’irais m’établir à la Louisiane (7).

 

          A propos de Ferney, j’ai vu M. l’abbé d’Espagnac. Croiriez-vous bien que M. de Fleury, intendant de Bourgogne, m’a amené le fils de mon ennemi, Omer de Fleury ? Je l’ai reçu comme si son père n’avait jamais fait de plats réquisitoires.

 

          Mon divin ange, et vous, madame Scaliger, autre ange, je suis à vos pieds.

 

 

1 – Wagnière. (G.A.)

 

2 – Marie Corneille, petite-cousine du grand Corneille. (G.A.)

 

3 – Personnage de l’Ecossaise. (G.A.)

 

4 – Roman de Marivaux. (G.A.)

 

5 – L’abbé Barthélemy, si connu plus tard par le Voyage du jeune Anacharsis, avait fait paraître en 1754, des Réflexions sur l’alphabet et la langue de Palmyre. (G.A.)

 

6 – Le Canada. (G.A.)

 

7 – En 1763, on céda la rive droite du Mississipi à l’Angleterre, et en 1764 tout le pays de la rive gauche revint à l’Espagne. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 41

 

 

 

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