CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 1er Février (1).
Mon divin ange, j’ai reconnu au moins cinq cents de mes enfants dans la famille royale de Prusse (2). Nous verrons ce que diront les dévots de l’épître sur la mort du maréchal Keuh (3) et de ce petit paragraphe honnête : Allez, lâches chrétiens. Maitre Joly assemblera-t-il les chambres pour faire brûler le roi de Prusse ? Je ne crois pas qu’il l’ose. Car, après tout, deux ou trois Rosbachs mèneraient l’auteur à Paris, et maître Joly passerait mal son temps. Il faut avouer que c’est dommage qu’un roi si philosophe, si savant, si bon général, soit un ami perfide, un cœur ingrat, un mauvais parent, un mauvais maître, un détestable voisin, un allié infidèle, un homme né pour le malheur du genre humain, qui écrit sur la morale avec un esprit faux, et qui agit avec un cœur gangrené. Je lui ai enseigné du moins à écrire. Vous savez comme il m’a récompensé. Ce qui me console, c’est que M. le duc de Choiseul est, révérence parler, une bien aimable créature ; c’est que son esprit est juste et son cœur noble.
Vous êtes instruit, à ce que je crois, des vers abominables que Luc (4) avait faits contre le roi. Vous verrez à la fin du poème de la Guerre l’antidote de ce poison ; c’est un éloge de Louis XV, qui est à peu près de ma façon. Mais Louis XV n’en saura rien, il aimera mieux être loué du roi de Prusse que de moi.
Je vois, indépendamment de tous ces vers, que nous ferons une campagne. Savez-vous que les Anglais envoient une flotte à la Martinique, une dans la mer Baltique, une à Pondichéry ? Et c’est surtout pour mon Pondichéry que je tremble ; si on le prend, je demanderai une pension sur le Mercure.
Ce Marmontel est un vilain homme ; il a travaillé à cette infâme rapsodie. Les sorciers qui invoquent le diable avec des passages de l’Ecriture ne sont pas si coupables, à beaucoup près, qu’un homme qui fait servir les plus beaux vers de Corneille à une méchanceté si plate, si basse et si atroce. Le misérable n’est pas assez puni (5).
Il faut que je vous confie, mon cher ange, que j’ai envoyé la Chevalerie à M. le duc de Villas, avec une critique sanglante que j’avais faite de ma pièce. Il m’a répondu qu’il trouvait la critique mauvaise et la pièce bonne, qu’il l’avait lue trois fois, qu’il y avait toujours pleuré. Il m’a renvoyé mon Tancrède, et m’a juré qu’il n’en avait point tiré de copie. Cela m’encourage un peu. J’étais bien timide et bien dégoûté ; je ne dis pas que j’aie un courage de téméraire ; mais ma peur est diminuée. Vous aurez incessamment Zulime replâtrée et Tancrède raboté.
Je songe actuellement à mon pain. Vous savez que je n’ai acheté des terres au pays de Gex que pour avoir du pain. Or, il y a une armée d’alguazils, ennemis du genre humain, entre Ferney, Tournay et les Délices. Il faut livrer bataille pour faire venir dans ma maison les blés et l’avoine de mes champs. J’ai actuellement un procès par devant le frère (6) de maître Joly pour mon blé, mes chevaux, mes bœufs, qu’un très insolent commis a saisis contre tout droit et raison. J’ai écrit au contrôleur-général, aux fermiers-généraux, à l’intendant, au subdélégué. Franchement il est horrible de ne pouvoir manger en paix le blé qu’on a semé.
Je n’ose, dans la crise des affaires publiques, écrire à M. le duc de Choiseul. Je ne l’ai que trop importuné, et je crains de fatiguer ses bontés en le conjurant d’interposer son crédit. Je crois qu’il n’y a que la France au monde où il ne soit pas permis de jouir de ses moissons.
Mon cher ange, je me suis ruiné à acheter, à cultiver, à embellir des terres ; et tout ce que j’en retire, c’est de la difficulté et un procès pour manger mon pain. Il faut avoir plus de patience que je n’en ai pour soutenir une telle vexation. Je suis au bout de ma patience.
J’abuse de la vôtre par cette longue lettre ; mais lisez encore si vous en avez le courage. Voici, puisque vous voulez bien le permettre, une lettre pour M. l’abbé d’Espagnac (7). On se trompe dans sa propre cause ; je n’ose assurer que ma demande soit juste, mais j’avoue qu’elle me le paraît. Il ne me manque plus qu’un procès pour les terres qui m’ont ruiné, et voilà la pièce finie. Etait-ce pour cela que j’avais cherché la paix entre le mont Jura et les Alpes ? Allons, courage ! Comment se porte madame d’Argental depuis le dégel ? Je me mets à ses pieds, mon divin ange.
P.S. – J’ajoute à mon épître que le duc de Villars, en pleurant, trouve des vers faibles. Allons, cherchons-les, nous les trouverons bien. Corrigeons, limons, rabotons, polissons ; vilain travail et travail vilain !
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire cinq cents vers de moi dans les Poésies du philosophe de Sans-Souci. (G.A.)
3 – Epître au maréchal Keith, imitation du livre III de Lucrèce sur les vaines terreurs de la mort et les frayeurs d’une autre vie. (G.A.)
4 – Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
5 – L’auteur principal de la parodie de la grande scène de Cinna, M. de Cury, perdit, pour cette farce, l’intendance des Menus-Plaisirs, et Marmontel, son complice, le privilège du Mercure. (G.A.)
6 – Intendant de Bourgogne. (G.A.)
7 – Cette lettre manque, ainsi que les autres indiquées plus haut. (A. François.)
à Madame d’Epinay (1)
Ma chère philosophe, je vous supplie instamment d’engager M. d’Epinay à faire rendre ce service important à la province et à nous.
Il y a sans doute un plus important service à rendre, c’est de s’accommoder avec la province pour le sel et tous autres menus droits.
Une compagnie offre de donner aux fermes-générales environ cent mille écus. Il est constant que les fermes du roi ne tirent pas deux mille six cents livres par an, tous frais faits, du pays de Gex. Ils ont quatre-vingt commis qui absorbent tout le profit. Ces commis supprimés, il reste tous les bureaux sur les chemins de Lyon, de Franche-Comté et Bourgogne, dans des postes inaccessibles qu’on peut renforcer encore. Ce qu’on propose est le bien des fermes du roi encore plus que de la province.
Si M. d’Epinay veut se charger de venir traiter avec nous, il sera reçu comme un libérateur. Voilà ce que nous espérons de plus consolant, en cas que vous vouliez bien être du voyage. Vous viendrez répandre ici des bienfaits, comme vous êtes accoutumée à y répandre des agréments ; vous reverrez un pays où vous êtes adorée ; tout notre bonheur viendra de vous. Une autre fois je vous parlerai Encyclopédie ; mais aujourd’hui je ne suis que citoyen d’un pays malheureux que j’ai pris en affection, et pour lequel je vous demande vos bontés.
1 – C’est d’après une copie de bonne source que je fais une lettre à part de ce qui a été donné comme faisant partie de la lettre du 30 Janvier, et qui doit l’avoir suivi de très près. (Beuchot.)
à M.le comte de Schowalow.
Aux Délices, 5 Février 1760.
Monsieur, c’est pour dire à votre excellence les mêmes choses que je lui disais dans ma dernière lettre (1) écrite il y a huit jours, et adressée par Vienne, sous l’enveloppe de M. le comte de Kaiserling, conseiller aulique ; c’est pour vous renouveler mon étonnement et mon affliction de n’avoir aucune nouvelle des paquets envoyés depuis plus de quatre mois ? Je ne peux cependant imaginer que les paquets aient été interceptés. Il me semble que les chemins sont libres par la voie de Vienne, et que vos troupes victorieuses assurent la liberté des courriers par la Pologne. Mon plus grand chagrin est que ce retardement de l’arrivée des deux paquets envoyés à M. de Kaiserling, pour votre excellence, retarde les travaux que j’avais entrepris pour vous plaire.
Je me faisais d’autant plus de plaisir de célébrer votre nation et votre ministère dans l’Histoire de Pierre-le-Grand, que l’un et l’autre sont cruellement outragés dans le nouveau livre dont j’ai eu l’honneur de vous parler en ma dernière lettre envoyée par la voie de Vienne.
Quoiqu’il arrive, j’attendrai vos ordres avec le plus grand empressement de leur obéir.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
6 Févier 1760.
Quand il s’agit de son pain, ma chère et respectable philosophe, on oublie tout le reste, hors vous, à qui je songerais en mourant de faim. J’envoie aux fermiers-généraux les déclarations du contrôleur et du receveur, qui avouent leur prévarication le crime de faux dans le procès-verbal, et toutes les horreurs que nous avons essuyées. Je rends compte de la scélératesse de ces employés que j’ai vus moi-même faire la contrebande. Je fais voir que le pays de Gex est à charge aux fermes du roi ; je propose les moyens de faire le bien des fermes-générales et de la province. Je demande que M. d’Epinay ait la bonté de venir traiter avec nous. Si vous pouvez, madame, obtenir qu’il y vienne, et l’accompagner, la province sera, comme moi, à vos pieds. Le sel, le blé, sont de pauvres objets. Il y a des peuples qui n’ont ni pain ni sel. Mais quand on vous a vue, il faut mourir de vous revoir.
Et la paix, et la guerre, et Luc, et la compagnie des Indes, je me moque de tout cela, madame, il faut que vous reveniez.
à la duchesse de Saxe Gotha.
Aux Délices, 9 Février 1760 (1).
Madame, que ne dois-je point à la coquette infidèle (2) et à Alzire ! Elles m’ont valu, de la part de votre altesse sérénissime, des lettres dont je fais plus de cas que de la coquetterie et des tragédies. Je m’imagine que votre auguste et charmante famille a fait bien de l’honneur à l’Amérique. Il faut donc à présent chercher son plaisir dans un nouveau monde, l’ancien ne fournit aujourd’hui que des spectacles d’horreur trop vrais et trop réels pour s’en amuser.
Il est bien singulier que les Poésies du philosophe de Sans-Souci paraissent précisément dans ce temps-ci. Je ne sais pas comment les ministres de la confession d’Augsbourg et ceux de Genève prendront une certaine épître au maréchal Keith, dans laquelle le roi philosophe assure que l’âme est très mortelle, et ces petits vers :
Allez, lâches chrétiens, etc.
Cependant le roi de Prusse ne paraît pas être à la tête d’une armée d’épicuriens ; il paraît plutôt suivi de soldats stoïciens, tant il les a accoutumés à braver les peines de cette vie, apparemment dans l’espérance d’une meilleure. Quoi qu’il en soit, il faut absolument avoir cent mille braves gens à son service, quand on écrit de telles choses. Le roi de Prusse est hardi l’épée et la plume à la main. Mais comment finira tout ceci ? Vaincra-t-il tous ses ennemis, et Autrichiens, et Russes, et théologiens ? Maupertuis aurait résolu ce problème, car il prétendait qu’on pouvait prédire l’avenir en exaltant son âme. Il a apparemment laissé son secret aux deux capucins entre lesquels il est mort à Bâle.
Madame, je n’exalte point mon âme ; mais je la sens très tourmentée de la douleur de n’être pas à vos pieds.
L’espérance console ce pauvre Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
9 Février 1760.
La santé, madame, la santé ! Voilà donc tout ce qui nous restait, et nous ne l’avons pas ! Vous avez été malade, l’hiver m’a tué ; Silhouette m’a ruiné. Il faut que je reprenne un peu de vie pour aller passer quelques jours auprès de vous, cet été, à l’île Jard. M. votre fils se battra sans doute alors contre les Anglais et contre le prince Ferdinand, et j’en suis fâché.
On vend dans toute l’Europe les Poëshies du roi de Prusse, dans lesquelles il dit que l’âme est mortelle et que les chrétiens sont des faquins. Apparemment qu’à Rosbach nos Français étaient de bons chrétiens, et ont cru leur âme immortelle. Ils n’ont pas voulu perdre un si beau trésor et hasarder d’être damnés. Ils ont pardonné au roi de Prusse en bons chrétiens, et ont sauvé leurs âmes.
Que deviendra tout ceci, madame ? Maupertuis le savait. Il avait prétendu qu’on pouvait aisément voir l’avenir en exaltant son âme. Il a laissé ce beau secret aux deux capucins entre lesquels il a remis son âme mortelle ou immortelle. Pour nos fortunes, elles sont très mortelles, et Silhouette leur a fait une blessure incurable. J’ai grand’peur que M. votre fils ne soit pas payé de sa pension. Cependant ceux qui font la guerre pendant que les autres font l’amour mériteraient quelque petite distinction. Je veux vous parler de tout cela à l’île Jard, madame, avant que mon âme subisse le destin dont le roi de Prusse la menace.
Vivez tant que vous pourrez ; je suis à vos pieds pour ma vie.
à M. le comte d’Argental.
15 Février 1760.
Divin ange, Spartacus est-il joué ? a-t-il réussi ? Je ne sais rien, je suis enterré dans mes Délices ; les Géorgiques me poursuivent, je quitte la charrue pour prendre la plume ; vous me direz : Que ne vous servez-vous de cette plume pour regriffonner quelques vers de la Chevalerie ? Patience, tout viendra. Cet hiver n’a pas été le quartier de Melpomène chez moi ; il faut un peu varier. Je mourrais d’ennui si je n’avais pas cent choses à faire. J’ai eu une violente querelle pour mon pain avec les commis des fermes ; j’ai fait des écritures ; je négocie avec les Soixante ; chacun a ses peines. Je voudrais seulement que vous vissiez le plan de mon château ; il vaut pour le moins un plan de tragédie. C’est Palladio tout pur, et vous ne sauriez croire combien ces occupations sont satisfaisantes, combien elles consolent de ces chiens de bureaux, de ces chiens de commis. Mais, mon cher ange, vous verrez mardi cet homme dont je suis fou, M. le duc de Choiseul. Les lettres dont il m’honore m’enchantent. Dieu le bénira, n’en doutez pas ; il a la physionomie heureuse. Je sais bien qu’il ne donnera pas de flottes à M. Berryer ; et, quand il en donnerait, autant de perdu ;
Non illi imperium pelagi …….
VIRG., Æneid., I.
Nous avons à Pondichéry un Lally, une diable de tête irlandaise qui me coûtera, tôt ou tard, vingt mille livres tournois annuelles, le plus clair de ma pitance ; mais M. le duc de Choiseul triomphera de Luc de façon ou d’autre, et alors quelle joie ! J’imagine qu’il vous montrera mes impertinentes rêveries. Savez-vous bien que Luc est si fou que je ne désespère pas de le mettre à la raison ? c’est bien cela qui est une vraie comédie. Je voudrais que vous me donnassiez vos avis sur la pièce.
Ecrivez-moi donc un petit mot ; dites-moi des nouvelles de la santé de madame Scaliger. Dites-moi, je vous en prie, s’il est vrai que le Père Sacy, jésuite, ait été condamné par corps aux consuls, pour une lettre de change de dix mille écus (1). Mais parlez-moi donc des Poëshies de cet homme qui a pillé tant de vers et de villes. Est-il vrai qu’on ait défendu son œuvre ? Allons, maître Joly, bavardez ; messieurs, brûlez.
Ma foi, juge et rimeur, il faudrait tout lier.
RAC., les Plaid., act. I, sc. VIII.
Que je vous aime, mon cher ange !
1 – Voyez le chapitre LXVIII de l’Histoire du parlement. (G.A.)