CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 39

Publié le par loveVoltaire

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Photo de JAMES

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

Aux Délices, 18 Octobre 1760.

 

 

          Je prends la liberté, madame, de faire passer par vos mains ma réponse à mademoiselle Clairon, et je vous supplie instamment de vous joindre à moi pour empêcher l’avilissement le plus odieux qui puisse déshonorer la scène française, et achever notre décadence. Que M. d’Argental et tous ses amis emploient leur crédit pour sauver la France de cet opprobre !

 

          J’ai encore une grâce à vous demander, qui ne regarde que moi : c’est de dissiper mes continuelles alarmes sur l’impression dont on me menace. Il y a certainement dans Paris des exemplaires de Tancrède conformes à la leçon des comédiens. Il est certain que, pour peu qu’on attende, la pièce paraîtra dans toute sa misère, pendant que je passe le jour et la nuit à la corriger d’un bout à l’autre, à la rendre moins indigne de vous et du public. Vous en recevrez incessamment une nouvelle copie, et je pense qu’il sera convenable, de toutes façons, de la reprendre vers la Saint-Martin. On sera obligé de transcrire de nouveau tous les rôles. Il n’y en a pas un seul où je n’aie fait des changements. Si ces changements valent quelque chose, c’est à vous que j’en suis redevable, c’est à votre goût, à l’intérêt que vous avez pris à l’ouvrage, à vos réflexions, aussi solides que fines. Si je me suis un peu récrié contre quelques vers m’ont paru défectueux, c’est l’amour de l’art, et non l’amour-propre, qui s’est révolté en moi. Je n’ai pas senti avec moins de reconnaissance la nécessité de plusieurs changements, je n’en ai pas moins approuvé vos remarques, et plusieurs vers mis à la place des miens.

 

          M. d’Argental sera-t-il encore longtemps à la campagne ? Il me paraît qu’en son absence vous commandez l’armée avec bien du succès. Je me flatte que vos troupes préviendront les irruptions des housards libraires. Quand jouera-t-on la Belle Pénitente (1) ? Mademoiselle Clairon est-elle cette pénitente ? Elle seule peut faire réussir cette détestable pièce anglaise ; mais je me flatte que l’auteur qui s’abaisse à chercher des modèles chez les Barbares se sera fort éloigné de son modèle. Si notre scène devient anglaise, nous sommes bien avilis ; nous ne sommes déjà que les traducteurs de leurs romans. N’avons-nous pas déjà baissé assez pavillon devant l’Angleterre ? c’est peu d’être vaincus, faut-il encore être copistes ? O pauvre nation ! Madame, le cœur me saigne, mais il est à vous.

 

 

1 – Caliste, tragédie de Colardeau.(G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

19 Octobre 1760.

 

 

          Voici, mon ami, une lettre de change de quatre Pierre (1) sur Robin-mouton. Je vous prie de donner un exemplaire de ma part au ferme et aimable Protagoras ; et quand il aura lu mon Pierre, vous le lui ferez relier bien proprement. Faites des trois autres exemplaires ce qu’il vous plaira, et tâchez qu’aucun ne vous ennuie. Quand vous voudrez venir dans ma chaudière, nous vous voiturerons, puis vous hébergerons, chaufferons, blanchirons, raserons, et égaierons.

 

          L’intendant de Bourgogne vit dans mon trou, ces jours passés, avec le fils de l’avocat-général (2), qui en a usé si cordialement avec nous ; il avait un cortège de proconsul. Le duc de Villars était chez moi, nous allions jouer Fanime ou Médime (le nom n’y fait rien ; Fanime est plus sonore, à cause de l’alpha). Nous n’en mîmes pas plus grand pot au feu ; nous étions cinquante-deux à table. L’intendant alla coucher à Ferney, sa troupe à Tournay, la mienne aux Délices. Je reçus fort noblement, fort dignement le fils de l’avocat-général. Son oncle (3) me dit que, dans quelques années, il succéderait à son père. Souvenez-vous alors, lui dis-je, que vous devez être l’avocat de la nation. Le jeune homme m’attendrit ; il pleura à Fanime.

 

 

Je ne le punis point des fautes de son père.

 

MAH., act II, sc. IV.

 

 

          Il faut que Pompignan m’envoie son fils.

 

          J’ai lu deux brochures (4) ; l’une est de La Noue ;

 

 

Ærugo mera .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

HOR. lib. I, sat. IV .

 

 

l’autre d’une bonne âme ; mais cette âme se trompe sur le second acte de Tancrède. Il est vrai que les comédiens l’ont induit en erreur. Tancrède est tout autre chose que ce que vous avez vu au théâtre. J’espère qu’à la reprise ils joueront ma pièce, et non pas la leur. Ils me doivent cette petite condescendance, puisque je leur ai donné le produit des représentations et de l’impression. Mon cher ami, il serait plus doux pour moi de faire pour l’amitié ce que j’ai fait pour les talents. Ce que vous me mandez de La Popelinière passe mes conceptions. Quelle disparate ? Les fermiers-généraux sont cependant les seuls qui aient de l’argent à Paris.

 

          Adieu ; vous intéressez-vous beaucoup au Canada ? Quid novi ?

 

 

 

1 – Quatre exemplaires du premier volume de l’Histoire de Russie. (G.A.)

 

2 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)

 

3 – L’intendant Joly de Fleury. (G.A.)

 

4 – Sur Tancrède. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

21 Octobre 1760 (1).

 

 

          Voilà donc les Autrichiens et mes Russes qui soupent et couchent dans Berlin avec les Brandebourgeoises, après que les Prussiens ont soupé et couché dans Dresde avec des Saxonnes. C’est la loi du talion. Luc méritait d’être puni. C’est un vaurien. Mais j’ai peur qu’il ne soit trop puni, et que nous ne soyons un jour les dupes de tout ceci sur terre, comme nous l’avons été sur mer.

 

          Les Russes ont pris pour eux à Berlin toutes les vieilles : soixante-dix, quatre-vingt-dix, nul âge ne les rebutait ; tout était bon. Ils disaient qu’il fallait laisser les jeunes aux Autrichiens, qui ne sont pas si robustes que les Russes. Mon Dieu ! que je suis loin d’être Russe, et que vous en êtes près ! Je vous embrasse ex todo corde.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

A Ferney, 22 Octobre 1760.

 

 

          Vous êtes ferme et actif, vous aimez le bien public ; vous êtes mon homme, et je vous aime de tout mon cœur. L’Académie n’a jamais eu un secrétaire tel que vous.

 

          Venons d’abord, monsieur, à ce Dictionnaire que l’Académie va faire imprimer.

 

          Vous aurez votre T (1) dans un mois ou six semaines. Vous n’attendez pas après le T, quand vous êtes à l’A.

 

          Non, vraiment, je ne me repose point. Robin-mouton, vendeur de brochures au Parais-Royal, correspondant de Cramer, et chargé de vous présenter un Pierre, a dû commencer pas s’acquitter de ce devoir.

 

          Vous être très louable d’avoir fait sentir au vieux Crébillon sa faute. Je ne m’amuse guère à lire les approbations : je ne savais pas que l’auteur de Rhadamiste et d’Electre eût eu l’indignité d’approuver une pièce (2) qui est la honte de la littérature ; c’était se joindre aux lâches persécuteurs des véritables gens de lettres. Mais le bon homme radote depuis longtemps.

 

          Puissiez-vous réunir et venger les philosophes, qu’on a voulu désunir et accabler ! Est-il possible que ceux qui pensent soient avilis par ceux qui ne pensent pas ! Il faut que je vous conte que nous allions jouer une pièce nouvelle aux Délices ; M. le duc de Villars, notre confrère, y était ; arrive le frère d’Omer de Fleury, notre intendant de Bourgogne, avec le fils d’Omer. Il fut bien reçu, on lui fit fête, on lui donna la comédie. Il me présenta le fils d’Omer comme graine d’avocat-général. Monsieur, dis-je au jeune homme, souvenez-vous qu’il faut être l’avocat de la nation, et non des Chaumeix. D’ailleurs tout se passa à merveille.

 

          Je prends acte avec vous que le Tancrède que vous avez vu n’est pas tout à fait mon Tancrède, mais celui des comédiens, qui l’ont ajusté à leur fantaisie, et qui l’ont orné d’une soixantaine de vers de leur cru, assez aisés à reconnaître. Ils en ont usé comme de leur bien, parce que je leur ai abandonné le profit de la représentation et de l’édition. J’ai envoyé une petite dédicace à madame de Pompadour et à M. le duc de Choiseul ; ils l’ont approuvée. Je lui parle (à madame de Pompadour), dans cette Epître, du bien qu’elle a fait aux gens de lettres  je commence par citer Crébillon, et même avec quelque éloge, car il faut être poli ; cela rend le procédé de Crébillon plus indigne. Je ne savais pas alors qu’il se fût dégradé au point d’être le recéleur de Palissot.

 

          Je finis, mon respectable confrère, par me féliciter de voir à la tête de nos travaux académiques un homme de votre trempe. Parlez, agissez, écrivez hardiment ; le temps est venu où le bon sens ne doit plus être opprimé par la sottise. Laissons le peuple recevoir un bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas bâtés. L’honnête liberté est notre partage.

 

          Comptez sur l’estime infinie le dévouement, la fidélité, l’amitié du Suisse. V.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, la lettre T. (G.A.)

 

2 – Les Philosophes de Palissot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

22 Octobre 1760 (1).

 

 

          Mon cher ami, la meilleure nouvelle que vous nous ayez jamais apprise, c’est quand vous nous annonçâtes mademoiselle de Bazincourt (2) ; cela vaut mieux pour nous que les prétendus dix millions de sucre et de café. Je vous souhaite ce qui s’en faut, et je vous souhaite surtout d’être directeur d’hôpitaux militaires qui ne soient pas si loin de chez nous, et où il y ait moins de malades et moins de blessés. L’Allemagne a été fort malsaine pour les Français.

 

          On prétend que Paris rit toujours autant qu’il murmure ; que les soupers sont aussi gais avec de la vaisselle de terre qu’avec celle d’argent ; qu’on va vous donner des pièces nouvelles, bonnes ou mauvaises, panem et circenses. Il ne faut que cela dans votre bonne ville. J’ai donné Circenses dans mes terres ; pour panem, j’en mérite puisque je le sème. J’ai aussi du vin, je voudrais que vous vinssiez le boire.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Elle était chez Voltaire depuis plus d’un an. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. *** (1)

 

 

 

          S’il y a des esprits de travers parmi vous, comme il y en a dans toutes les communautés, il me semble que les bons n’en doivent pas payer pour les méchants, et qu’on n’en doit pas moins estimer un Bourdaloue parce qu’on méprise un Garasse.

 

          Ce monde-ci est une guerre continuelle ; on a des ennemis et des alliés. Nous voilà alliés contre le gazetier janséniste, et je souhaite que le Journal de Trévoux ne me fasse pas d’infidélités. Il ne faut pas ressembler au bon David, qui pillait également les Juifs et les Philistins.

 

          Dans cette guerre interminable d’auteurs contre auteurs, de journaux contre journaux, le public ne prend d’abord aucun parti, que celui de rire ; ensuite il en prend un autre, c’est celui d’oublier à jamais tous ces combats littéraires. Le gazetier ecclésiastique s’imagine que l’Europe s’occupera longtemps de ses feuilles ; mais le temps vient bientôt où l’on nettoie la maison, et où l’on détruit les toiles des araignées. Chaque siècle produit tout au plus dix ou douze bons ouvrages, le reste est emporté par le torrent du fleuve de l’oubli. Eh ! qui se souvient aujourd’hui des querelles du P. Bouhours et de Ménage ? et si Racine n’avait pas fait ses tragédies, saurait-on qu’il écrivit contre Port-Royal ? Presque tout ce qui n’est que personnel est perdu pour le reste des hommes.

 

 

1 – Les éditeurs de Kehl ont intitulé cette lettre : Fragment à un jésuite. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

A Ferney, 25 Octobre 1760.

 

 

          Je reçois, par M. de Kaiserling, la lettre dont vous m’avez honoré, du 11 Septembre (nouveau style), avec les mémoires sur le commerce, et sur les campagnes en Perse. Je n’ai point encore entendu parler de M. Pouschkin, et du paquet qu’il devait me faire parvenir de la part de votre excellence ; j’ai toujours jugé qu’il s’arrêterait à Vienne, pour le mariage de l’archiduc (1). Vous venez de donner une belle fête à ce prince ; vos troupes, dans Berlin, font un plus bel effet que tous les opéras de Metastasio. C’est moi, monsieur, qui suis inconsolable de n’avoir pu faire ma cour à M. votre neveu (2) ; jugez avec quels transports j’aurais reçu un homme de votre nom, et digne d’en être. Je vois souvent M. de Soltikolf ; je vous assure qu’il mérite de plus en plus votre bienveillance.

 

          Il est bien dur d’être si loin de vous. J’ignore encore si un ballot envoyé, il y a un an, à l’adresse de M. de Kaiserling à Vienne, est parvenu à votre excellence ; j’ignore si elle a reçu un autre ballot envoyé par Hambourg  celui-là me tient moins au cœur ; il ne contenait qu’une espèce d’eau des Barbades (3) que je prenais la liberté de vous offrir.

 

          Vous sentez, monsieur, que je ne puis bâtir la seconde aile de l’édifice, si je n’ai des matériaux ; vous avez commencé, vous achèverez. On est content du premier volume ; le libraire en a déjà débité cinq mille exemplaires ; Pierre-le-Grand et vous, vous faites sa fortune ; c’est votre destinée à tous les deux de faire du bien. Mais comment puis-je continuer, si je n’ai pas le précis des négociations de ce grand homme, et la continuation du Journal ? J’ajoute que j’ai besoin de quelques éclaircissements sur le czarovitz. Je suis à vos ordres, et je vous réponds que je ne vous ferai pas attendre ; mais aidez-moi ; ne me réduisez pas à répéter les mauvaises histoires du sieur Nestesuranoi (4), et de tant d’autres. Il n’est pas dans votre caractère d’abandonner une si noble entreprise ; je suis persuadé qu’elle doit plaire à la digne fille de Pierre-le-Grand. Disposez de votre secrétaire, de votre partisan le plus vif, de celui qui sera toute sa vie, avec le plus tendre respect, etc.

 

          J’ai eu l’impudence de porter chez M. de Soltikof le portrait de votre secrétaire.

 

 

1 – Plus tard Joseph II. (G.A.)

 

2 – C’est le même qui composa plus tard l’Epître à Voltaire et l’Epître à Ninon. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 22 Novembre 1769 à Schowalow. (G.A.)

 

4 – Rousset de Missy. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 39

 

 

 

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