CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 38

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à M. Damilaville.

8 Octobre 1760

 

          M. Thieriot, monsieur, m’apprend toutes vos bontés ; il me dit aussi que vous avez une bibliothèque choisie. Je devrais, parce qu’elle est choisie, ne pas hasarder de vous présenter ce que j’ai fait imprimer sur Pierre-le-Grand, et que les lenteurs de la cour de Pétersbourg ont empêché l’année passée de paraître.

 

          Je vous demande le secret ; personne n’en a de ma main. Je vous prierai de permettre que j’en fasse tenir un exemplaire pour vous à M. Thieriot, dans quelques jours.

 

          Pardonnez à mon laconisme ; je n’ai pas le temps, depuis quinze jours, de manger et de dormir.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Octobre 1760.

 

 

          O divins anges ! jugez si je suis fidèle à mon culte ; je vais jouer Zopire ; j’ai deux cents personnes à placer ; je fais copier Tancrède ; je vous écris. Où diable avez-vous pêché, mes anges, que j’avais un peu d’amertume, quand je suis pénétré de vos bontés ?

 

          Je vous enverrais aujourd’hui Tancrède, si j’avais seulement le temps de faire un paquet. Qui, moi, de l’amertume, parce que j’ai pris le parti du troisième acte, et que j’ai cru que Lekain me l’avait saboulé ! Pour Dieu, laissez-moi mon franc arbitre ; encore faut-il bien que j’aie mon avis ; Dieu a permis à ses créatures de dire ce qu’elles pensent Mon cher ange, mandez-moi, je vous prie, où l’on en est de ce Tancrède, quel parti on prend. J’ai envoyé un long mémoire à Clairon, par Versailles (1) ; je vous écris aussi par Versailles. Je ne veux pas ruiner mes anges par mes bavarderies. Nous jouons donc Mahomet aujourd’hui. N’a-t-on pas fait cent critiques de Mahomet ? cela empêche-t-il qu’elle ne doive faire un effet terrible, qu’elle ne doive déchirer le cœur ! Ah, Gaussin ! Gaussin ! si vous aviez la centième partie de l’âme de madame Rilliet ! Si on avait eu un Séide ! Pauvres Parisiens ! vous n’avez point d’acteurs qui pleurent. J’ai un petit mot à vous dire, mes anges : c’est que presque toutes vos tragédies sont froides, et vos acteurs aussi, excepté la divine Clairon, et quelquefois Lekain. Mes yeux se sont ouverts, mais trop tard. Je mourrai sans avoir fait une pièce selon mon goût.

 

          M. le duc de Choiseul vous a-t-il montré la facétie de ma dédicace (2) ? –

Avez-vous reçu un Pierre ?

 

          Madame Scaliger, ne soyez donc plus fâchée contre moi. C’est que je suis à vos pieds, c’est que je vous aime et révère au pied de la lettre.

 

 

1 – C’est-à-dire par les bureaux ministériels. (G.A.)

 

2 – Celle de Tancrède. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

10 Octobre 1760.

 

 

          Si vous n’êtes point un grand enfant (1), madame, vous n’êtes pas non plus une petite vieille. Je suis votre aîné, et je joue la comédie deux fois par semaine ; et le bon de l’affaire c’est que nous jouons des pièces nouvelles de ma façon, que Paris ne verra pas, à moins qu’il ne soit bien sage et bien honnête.

 

          Comme je fais le théâtre, les pièces, et les acteurs, qu’en outre je bâtis une église et un château, et que je gouverne par moi-même tous ces tripots-là, et que, pour m’achever de peindre, il faut finir l’Histoire de Pierre-le-Grand, et que j’ai dix ou douze lettres à écrire par jour tout cela fait que vous devez me pardonner, madame, si je ne vous ennuie pas aussi souvent que je le voudrais.

 

          J’ai pourtant un plaisir extrême à m’entretenir avec vous ; vous savez que j’aime passionnément votre esprit, votre imagination, votre façon de penser. Vous aurez la moitié de Pierre incessamment. Il y a un paquet tout prêt pour vous et pour M. le président Hénault ; mais on ne sait comment faire pour dépêcher ces paquets par la poste.

 

          Je vous avertis que la préface vous fera pouffer de rire, et vous serez tout étonnée de voir que la plaisanterie n’est point déplacée.

 

          J’y joins un chant de la Pucelle, qui pourra vous faire rire aussi. Je vous promets encore de vous chercher des fariboles philosophiques dans ma bibliothèque ; mais il faut que vous sachiez que je ne suis guère le maître d’entrer dans ma bibliothèque à présent, parce qu’elle est dans l’appartement qu’occupe M. le duc de Villars, avec tout son monde. Il nous a joué, à huis-clos, Gengis-kan dans l’Orphelin de la Chine ; il vaut mieux que tous vos comédiens de Paris.

 

          Je suis fort aise, madame, qu’on ait imprimé ma lettre au roi de Pologne. Trois ou quatre lettres par an, dans ce goût-là, écrites aux puissances, ou soi-disant telles, ne laisseraient pas de faire du bien. Il faut rendre service aux hommes tant qu’on le peut, quoiqu’ils n’en vaillent guère la peine.

 

          Mon petit parti d’ailleurs m’amuse beaucoup. J’avoue que tous mes complices n’ont pas sacrifié aux Grâces ; mais, s’ils étaient tous aimables, ils ne seraient pas si attachés à la bonne cause. Les gens de bonne compagnie ne font point de prosélytes ; ils sont tièdes (2), ils ne songent qu’à plaire ; Dieu leur demandera un jour compte de leurs talents.

 

          Vous avez bien raison, madame, d’aimer l’Histoire (3) de mon ami Hume ; il est, comme vous savez, le cousin de l’auteur de l’Ecossaise. Vous voyez comme il rend, dans cette histoire, le fanatisme odieux.

 

          Ne croyez-pas que l’Histoire de Pierre-le-Grand puisse vous amuser autant que celle des Stuarts ; on ne peut guère lire Pierre qu’une carte géographique à la main ; on se trouve d’ailleurs dans un monde inconnu. Une Parisienne ne peut s’intéresser à des combats sur les Palus-Méotides, et se soucie fort peu de savoir des nouvelles de la grande Permie et des Samoïèdes. Ce livre n’est point un amusement, c’est une étude.

 

          M. le président Hénault ne veut point que je donne Pierre chiquette à chiquette ; je ne le voudrais pas non plus, mais j’y suis forcé. On a un peu de peine avec les Russes, et vous savez que je ne sacrifie la vérité à personne.

 

          Adieu, madame ; si vous aviez des yeux, je vous dirais : Venez philosopher avec nous, parce que vos yeux seraient égayés pendant neuf mois par le plus agréable aspect qui soit sur la terre ; mais ce qui fait le charme de la vie est perdu pour vous, et je vous assure que cela me fait toujours saigner le cœur.

 

          J’ai chez moi un homme d’un mérite rare, homme de grande condition, ancien officier retiré dans ses terres (4) ; il les a quittées pour venir, à cent cinquante lieues de chez lui, philosopher dans une retraite. Je ne l’avais jamais vu, je ne savais pas même qu’il existât ; il a voulu venir, il est venu ; il fait de grands progrès, et il m’enchante. Mais, par malheur, il me vient des intendants (5) ; ces gens-là ne sont pas tous philosophes. Mon Dieu ! madame, que je hais ce que vous savez (6) !

 

          Je vais être en relation avec un brame des Indes, par le moyen d’un officier (7) qui va commander sur la côte de Coromandel, et qui m’est venu voir en passant. J’ai déjà grande envie de trouver mon brame plus raisonnable que tous vos butors de la Sorbonne.

 

          Adieu encore une fois, madame ; je vous aime beaucoup plus que vous ne pensez.

 

 

1 – Voyez la lettre à madame du Deffand du 12 Septembre. (G.A.)

 

2 – Tels que le président Hénault. (G.A.)

 

3 – Histoire de la maison de Stuart. (G.A.)

 

4 – D’Argence de Dirac. (G.A.)

 

5 – L’intendant de Bourgogne et celui du Languedoc. (G.A.)

 

6 – L’Infâme.  (G.A.)

 

7 – Le chevalier de Mandave. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

13 Octobre 1760.

 

 

          Madame Scaliger, savez-vous bien que vous êtes adorable ? Des lettres de quatre pages, des mémoires raisonnés, des bontés de toute espèce ; mon cœur est tout gros. J’aime mes anges à la folie. Quand je vous ai envoyé des bribes pour Tancrède, imaginez-vous, madame, qu’on m’essayait un habit de théâtre pour Zopire, et un autre pour Zamti ; qu’il fallait compter avec mes ouvriers, faire mes vendanges et mes répétitions. J’écrivais au courant de la plume, et un Tancrède sortait de la place  (1). Cette place n’est pas tenable ; il y avait cent autres incongruités ; je m’en apercevais bien ; je les corrigeais quand le courrier était parti. J’envoyais des mémoires à Clairon ; je priais qu’on suspendît les représentations, qu’on me donnât du temps. Voilà ce qui est fait ; tout est fini, plus de Chevalerie. Vous aurez une nouvelle leçon quand vous voudrez.

 

          Pour moi, je vais jouer le père de Fanime dans deux heures, et je vous avertis que je vais faire pleurer. Fanime se tue ; il faut que je vous confie cette anecdote. Mais comment se tue-t-elle ? à mon gré, de la manière la plus neuve, la plus touchante. Cette Fanime fait fondre en larmes, du moins madame Denis fait cet effet ; car, ne vous déplaise, elle a la voix plus attendrissante que Clairon. Et moi, je vous répète que je vaux cent Sarrasin, et que j’ai formé une troupe qui gagnerait fort bien sa vie. Ah ! si nous pouvions jouer devant madame Scaliger !

 

          Mais vous a-t-on envoyé Pierre Ier ? cela n’est pas si amusant qu’une tragédie. Que ferez-vous de la grande Permie et des Samoïèdes ? Il y a pourtant une préface à faire rire, et j’ose vous répondre qu’elle vous divertira. Je crois que j’étais né plaisant, et que c’est dommage que je me sois adonné parfois au sérieux. Je n’ai point vu les fréronades (2) sur Tancrède ; mais je me trompe, ou Jérôme Carré est plus plaisant que Fréron. Je me moque un peu du genre humain, et je fais bien ; mais avec cela comme mon cœur est sensible ! comme je suis pénétré de vos bontés ! comme j’aime mes anges ! je les chéris autant que je déteste ce que vous savez. Mon aversion pour cette infamie (3) ne fait que croître et embellir. M. d’Argental est donc à la campagne  Comment peut-il faire pour ne pas sortir à cinq heures ? comment va la santé de M. de Pont de Veyle ?

 

          Quand mon cher ange reviendra-t-il ? Je suis à vos pieds, divine Scaliger.

 

 

1 – Voyez Tancrède, acte IV. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire les critiques de Fréron dans l’Année littéraire. (G.A.)

 

3 – Le catholicisme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

14 Octobre 1760 (1).

 

 

          Je ne conçois pas, mademoiselle, comment on a pu vous dire qu’il y a de l’inconséquence dans les réponses qu’Aménaïde fait à son père au quatrième acte. Vous avez senti sans doute qu’Aménaïde ne s’emporte que quand son père s’oppose à l’idée d’aller trouver Tancrède ; aussi ces nouveaux emportements, loin de contredire ces vers,

 

 

Votre vertu se fait des reproches si grands, etc.,

 

 

sont la conduite évidente de ce sentiment. Elle n’ose d’abord dire à son père tout ce qu’elle retient dans son cœur par respect ; et enfin ce respect cède à la douleur. Voilà la marche du cœur humain. Je vous demande en grâce de ne point écouter les fausses délicatesses de tant de mauvais critiques, et de vous en rapporter à votre propre sentiment ; il doit être celui de la nature.

 

          J’ignore encore pourquoi on a dit que votre situation au deuxième acte n’était pas intéressante avec votre père. Tout ce que je sais, c’est que le père a été chez moi très intéressant à ce second acte. Il pleurait et il faisait pleurer.

 

          J’ai vu aussi l’effet de la fin. Les fureurs d’Aménaïde seraient écourtées (ce qui est le plus grand des défauts) si elle ne repoussait pas son père, à qui elle demande pardon le moment d’après. Les fureurs d’Oreste sont froides, parce qu’Oreste est seul, parce qu’il n’y a point d’objet présent qui cause ces fureurs, parce que ces fureurs ne sont pas nécessaires, parce qu’on s’intéresse très médiocrement à lui ; c’est ici tout le contraire.

 

          J’aurais bien d’autres choses à vous dire ; mais je crains d’abuser de vos bontés. Il vaut mieux employer mon temps à perfectionner ma pièce qu’à la défendre ; et d’ailleurs vous avez une autre pièce à jouer. Rien ne réussira que par vous. Recevez, parmi tant d’autres hommages, ceux du vieux Suisse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François.

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

16 Octobre 1760.

 

 

          Belle Melpomène, ma main ne répondra pas à la lettre dont vous m’honorez, parce qu’elle est un peu impotente ; mais mon cœur, qui ne l’est pas, y répondra.

 

          Raisonnons ensemble, raisonnons.

 

          Les monologues, qui ne sont pas des combats de passions, ne peuvent jamais remuer l’âme et la transporter. Un monologue, qui n’est et ne peut être que la continuation des mêmes idées et des mêmes sentiments n’est qu’une pièce nécessaire à l’édifice ; et tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas refroidir. Le mieux, sans contredit, dans votre monologue du second acte, est qu’il soit court, mais pas trop court. On peut faire venir Fanime, et finir par une situation attendrissante. Je tâcherai d’ailleurs de fortifier ce petit morceau, ainsi que bien d’autres. On a été forcé de donner Tancrède avant que j’y eusse pu mettre la dernière main. Cette pièce ne m’a jamais coûté un mois. Vos talents ont sauvé mes défauts ; il est temps de me rendre moins indigne de vous.

 

          Je ne suis point du tout de votre avis (1), ma belle Melpomène, sur le petit ornement de la Grève, que vous me proposez. Gardez-vous, je vous en conjure, de rendre la scène française dégoûtante et horrible, et contentez-vous du terrible. N’imitons pas ce qui rend les Anglais odieux. Jamais les Grecs, qui entendaient si bien l’appareil du spectacle, ne se sont avisés de cette invention de barbares. Quel mérite y a-t-il, s’il vous plaît, à faire construire un échafaud par un menuisier ? En quoi cet échafaud se lie-t-il à l’intrigue ? Il est beau, il est noble de suspendre des armes et des devises. Il en résulte qu’Orbassan, voyant le bouclier de Tancrède sans armoiries, et sa cotte d’armes sans faveurs des belles, croit avoir bon marché de son adversaire ; on jette le gage de bataille, on le relève ; tout cela forme une action qui sert au nœud essentiel de la pièce. Mais faire paraître un échafaud, pour le seul plaisir d’y mettre quelques valets de bourreau, c’est déshonorer le seul art par lequel les Français se distinguent c’est immoler la décence à la barbarie ; croyez-en-Boileau, qui dit :

 

 

Mais il est des objets que l’art judicieux

Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux

 

Art poét., ch. III.

 

 

Ce grand homme en savait plus que les beaux esprits de nos jours.

 

          J’ai crié, trente ou quarante ans, qu’on nous donnât du spectacle dans nos conversations en vers, appelées tragédies ; mais je crierais bien davantage si on changeait la scène en place de Grève. Je vous conjure de rejeter cette abominable tentation.

 

          J’enverrai dans quelque temps Tancrède, quand j’aurai pu y travailler à loisir ; car figurez-vous que, dans ma retraite, c’est le loisir qui me manque. Fanime suivra de près ; nous venons de l’essayer en présence de M. le duc de Villars de l’intendant de Bourgogne, et de celui de Languedoc. Il y avait une assemblée très choisie. Votre rôle est plus décent, et par conséquent plus attendrissant, qu’il n’était ; vous y mourez d’une manière qu’on ne peut prévoir, et qui a fait un effet terrible, à ce qu’on dit. La pièce est prête. Je vais bientôt donner tous mes soins à Tancrède. Quand vous aurez donné la vie à ces deux pièces, je vous supplierai d’être malade, et de venir vous mettre entre les mains de Tronchin, afin que nous puissions être tous à vos pieds.

 

 

1 – Ce fut contre son avis, et à la pluralité des voix, que mademoiselle Clairon fut chargée de proposer à M. de Voltaire de tendre le théâtre en noir, et de dresser un échafaud au troisième acte de Tancrède. Les principes de cette grande actrice n’ont jamais différé de ceux qui sont établis dans cette lettre. (K.) – Quoi qu’en disent les éditeurs de Kehl, mademoiselle Clairon n’était guère éloignée de partager l’avis des comédiens, avis qui était celui de d’Alembert. (Clogenson.)

 

 

 

1760 - Partie 38

 

 

 

 

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