CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 37
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Aux Délices, 3 Octobre (1).
Signor mio amabile, caro protettore di tutte le buone arti, vi ho scitto per messo d’un cavaliere chiamato M. Hope, mezzo ingmese, messo ollandese e richissimo, dunque tre volte libero. Egli va a vedere tutta l’Italia et la Grecia ancora.
Ringrazio la sua cortesia per i primi versi della traduzione del Tancredi. Pregoil gentile poeta (2) che mi fa l’onore d’abbellirmi di fermarsi un poco, perche la tragedia di Tancredi si rappresenta in Parigi motto differente da quella ch’io vi mandai troppo frettolosamente. Bisogna sempre ripulire le nostre ope
Et male formatos incudi reddere versus.
Ecco dunque i nostri comici trastulli andati al diavolo col bel tempo. Ho fatto sempre il vecchio sul moi piccolo teatro, e l’ho rappresentato troppo naturalmente. La mi avec vecchiezza non mi concede da licenza di venir a Bologna. Venite dunque ad poveras Delicias meas.
Adieu, monsieur, je vous respecte, je vous aime de tout mon cœur.
P.S. – Ne m’oubliez pas auprès de mon illustre Goldoni, que j’aime plus que jamais.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Paradisi. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 4 Octobre, à midi.
Eh ! mon Dieu, mes anges, vous voilà fâchés contre moi ! vous voilà les anges exterminateurs. Que votre face ne s’allume pas contre moi, et regardez-moi en pitié. – Je vous ai écrit une lettre (1) ce matin ; je réponds à votre courroux du 29. Figurez-vous que je n’ai le temps ni de manger ni de dormir ; la tête me tourne.
1°/ Je vous jure qu’on m’a mandé que Lekain et la Clairon avaient arrangé le troisième acte à leur fantaisie ; mais allons pied à pied, si je puis, et commençons par le commencement.
2°/ J’ai déjà dit et je redis que la transfusion des deux scènes paternelles d’Argire avec Aménaïde en une seule scène, vers la fin du premier acte, était le salut de la république ; j’ai remercié et je remercie.
3°/ Je m’en tiens à cette manière de finir le premier acte :
Viens… je te dirai tout …. Mais il faut tout oser ;
Le joug est trop affreux ; ma main doit le briser ;
La persécution enhardit la faiblesse.
Cela fortifie le caractère d’Aménaïde, et rend en même temps ses accusateurs moins odieux.
4°/ Le second acte commence encore d’une manière plus forte :
Moi, des remords ! qui, moi ! le crime seul les donne, etc.
Et c’est Aménaïde, et non la suivante, qui fait tout ; et il est bien plus naturel de lui donner de la confiance pour un esclave qui l’a déjà servie, que de remettre tout aux soins de Fannie ; cela était trop d’une petite fille ; et cette fermeté du caractère d’Aménaïde prépare mieux les reproches vigoureux qu’elle fait ensuite à son père.
5°/ Jamais je n’ai eu d’autre idée, au troisième acte, que de faire apprendre à Tancrède son malheur par gradation ; je n’ai jamais prétendu qu’il parlât d’abord à Aldamon, comme au confident de son amour ; et quand Tancrède disait, au nom d’Orbassan :
Orbassan, l’ennemi, le rival de Tancrède !
(Sc. I.)
il le disait à part ; et, pour lever toute équivoque, j’ai mis l’oppresseur de Tancrède, au lieu de rival. J’ai toujours prétendu que Tancrède, en arrivant dans la ville, avait appris, par le bruit public, qu’Orbassan devait épouser Aménaïde ; c’est une chose très naturelle ; tout le monde en parle, et Aldamon n’en sait que ce que la voix publique lui en a appris.
Quand Tancrède demande qui commande les armes dans la ville, Aldamon peut répondre :
Ce fut, vous le savez, le respectable Argire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais . . . . . . Orbassan lui succède.
(Act III, sc. I.)
En un mot, tout l’art de cette scène doit consister dans la manière dont Tancrède laisse pénétrer son secret par Aldamon qui voit, par son émotion, quels sont ses chagrins et ses projets. Je vais parler de vous était équivoque ; vous cependant ne signifie pas je vous nommerai ; il signifie qu’Aménaïde pourra se douter quel est ce vous ; mais cela est trop subtil, et vous m’envoyez vaut mieux. Ce sont bagatelles.
6°/ . . . . . Je suis encor sous le couteau,
(Act III, sc. VII.)
est une expression noble et terrible : si on ne la trouve pas ailleurs, tant mieux ; elle a le mérite de la nouveauté, de la vérité, et de l’intérêt. Cette scène a fait un grand effet chez moi. Il faut laisser dire les petits critiques, qui font semblant de s’effaroucher de tout ce qui est nouveau, et qui ne voudraient que des expressions triviales ; notre langue n’est déjà que trop stérile.
7°/ La dernière scène du second acte était aussi nécessaire que cette dernière scène du troisième ; mais comme ce petit monologue du second ne peut être qu’une expression simple de la situation d’Aménaïde, comme ce tableau de son état n’est point un grand combat de passions, il ne faut pas s’attendre à de grands effets de ce monologue, mais seulement à rendre le spectateur satisfait, et à terminer l’acte avec rondeur et élégance, sans refroidir.
8°/ Si,
O ma fille, vivez, fussiez-vous criminelle !
est dit par un acteur glacé, tel que les acteurs français l’ont presque toujours été ; si ce vers n’est pas dans la bouche d’un homme qui ait déjà pleuré et fait pleurer, il est clair que ce vers doit être mal reçu ; mais moi, en le disant, j’arrache des larmes. J’ai voulu peindre un vieillard faible et malheureux ; c’est la nature. Il y a un préjugé bien ridicule parmi nous autres Francs, c’est que tous les personnages doivent avoir la même noblesse d’âme, qu’ils doivent tous être bien élevés, bien élégants, bien compassés ; la nature n’est pas faite ainsi.
9°/ Le grand point est de toucher ;
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
Boil., Art poét., ch. III, v. 26.
Or Aménaïde est aussi touchante à la lecture qu’au théâtre. Cependant vous savez, mes anges, que M. de Chauvelin avait été mécontent du quatrième acte ; il avait imaginé d’envoyer un ambassadeur de Solamir, et de substituer une entrée et une audience aux sentiments douloureux d’une femme qui a été condamnée à mort par son père, et qui est à la fois méprisée et défendue par son amant. Toutes ces idées que chacun a dans sa tête, de la manière dont on pourrait conduire autrement une pièce nouvelle ne serviront jamais qu’à refroidir un auteur, à lui ôter tout son enthousiasme. On pourra gagner quelque chose du côté de l’historique, et on perdra tout intérêt. Si Corneille avait suivi dans le Cid le plan de l’Académie, le Cid était à la glace.
On crie, aux premières représentations, et le couteau, et la haine outrageuse, et
Je ne peux souffrir ce qui n’est pas Tancrède ;
Act. II, sc I.
au bout de huit jours on ne crie plus.
10°/ Les longueurs doivent être accourcies ; mais l’étriqué et l’étranglé détruit tout. Un sentiment qui n’a pas sa juste étendue ne peut faire effet. Qu’est-ce qu’une tragédie en abrégé ?
11°/ Nous soutenons toujours que les derniers vers d’Aménaïde sont un morceau pathétique, terrible, nécessaire, et nous en avons eu la preuve :
. . . Arrêtez…. Vous n’êtes point mon père ! etc.
Act. V, sc VI
On fut transporté.
Je n’ai plus de papier, je n’ai plus ni tête ni doigts. Mon cœur est navré de douleur, si j’ai déplu à mes anges ; mais, au nom de Dieu, ôtez-moi de
Car tu m’as déjà dit (2).
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 24 Septembre. (G.A.)
à M. Fabri.
Aux Délices, 8 Octobre 1760 (1).
Puisque M. de Fleury (2) veut garder l’incognito, je ne sais point qu’il doit venir et je n’ai point l’honneur de lui écrire.
S’il ne se propose que d’aller à Genève pour un jour et demi, il logera au cabaret et sera fort mal. Il fera un voyage peu agréable. Il ne verra point les environs ; les portes se ferment à six heures.
Mais s’il veut faire une halte aux Délices le lundi 13, comme il se le propose, il fera un léger dîner avec sa compagnie ; après quoi nous aurons l’honneur de le mener à Tournay, où nous lui donnerons une pièce nouvelle ; de là nous le ramènerons lui et sa compagnie souper aux Délices ; et après souper, nous le mènerons coucher à Fernex. Quoique le château ne soit ni meublé, ni fini, il y trouvera dans les attiques quatre lits de maître et des lits pour ses domestiques. De là il prendra son parti ou d’aller voir Genève, ou de dîner à Fernex, ou de dîner aux Délices.
Ayez la bonté monsieur, de lui présenter cette requête ; il mettra bon au bas, s’il veut nous favoriser. Nous sommes à ses ordres. Nous avons ici M. le duc de Villars et M. de Saint-Priest. Tout s'est arrangé fort bien. On pardonne à la petitesse de ma maison, au théâtre de Polichinelle, à la médiocre chère, et cette indulgence nous encourage.
Présentez, je vous prie, mes respects à M. l’intendant ; donnez-moi ses ordres précis, et comptez, monsieur, sur le dévouement entier de votre très humble et obéissant serviteur.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Joly de Fleury, intendant de Bourgogne. (G.A.)
à M. Thieriot.
8 Octobre 1760.
Je vous dois bien des réponses, mon ancien ami. Puisque vous logez chez un médecin (1), ce n’est pas merveille que vous soyez malade. Si vous venez aux Délices, vous vous porterez bien. Madame Denis vous fera pleurer dans Tancrède tout autant que mademoiselle Clairon ; et moi, je vous ferai plus d’impression que Brizard ; je suis un excellent bon homme de père.
Je vous enverrai incessamment un Pierre-le-Grand par M. Damilaville.
Je ne peux vous donner la Capitolade (2) que cet hiver ; je n’ai pas un moment à moi.
J’ai dans mon taudis des Délices M. le duc de Villars un intendant (3), un homme d’un grand mérite (4) qui a fait cent cinquante lieues pour me voir. Nous couchons les uns sur les autres. Il y avait hier quarante-neuf personnes à souper. Nous jouons aujourd’hui Mahomet ; une Palmire (4) jeune, naïve, charmante, voix de sirène, cœur sensible, avec deux yeux qui fondent en larmes ; on n’y tient pas : Gaussin était une statue. Nota bene que j’arrache l’âme au quatrième acte.
Mon église ne se bâtira qu’au printemps. Vous voulez que j’ose consulter M. Soufflot sur cette église de village, et j’ai fait mon château sans consulter personne.
J’ai reçu le Père de Famille ; mais je voulais l’édition avec l’épigraphe grecque, et les deux Lettres qui firent tant de bruit (5).
Bonsoir, mon cher ami ; la tête me tourne de plaisir et de fatigue.
Dites-moi donc quelles critiques on fait de Tancrède, et Vale.
1 – Baron. (G.A.)
2 – Chant XVIII de la Pucelle. (G.A.)
3 – Guignard de Saint-Priest, intendant du Languedoc. (G.A.)
4 – Le marquis d’Argence de Dirac. (G.A.)
5 – Voyez la lettre à Thieriot du 23 Septembre. (G.A.)