CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 35
Photo de KHALAH
à M. Palissot.
Au château de Ferney, 24 Septembre 1760 (1).
Je dois me plaindre, monsieur, de ce que vous avez imprimé des lettres (2) sans mon consentement. Ce procédé n’est ni de la philosophie ni du monde. Je réponds cependant à votre lettre du 13 Septembre, mais c’est en vous priant, par tous les devoirs de la société, de ne point publier ce que je ne vous écris que pour vous seul.
Je commence par vous remercier de la part que vous voulez bien prendre au petit succès de Tancrède. Vous avez raison de ne vouloir d’appareil et d’action au théâtre qu’autant que l’un et l’autre sont liés à l’intérêt de la pièce ; vous écrivez trop bien pour ne pas vouloir que le poète l’emporte sur le décorateur.
Je suis encore de votre avis sur les guerres littéraires mais vous m’avouerez que, dans toute guerre, l’agresseur seul a tort devant Dieu et devant les hommes. La patience m’a échappé au bout de quarante années ; j’ai donné quelques petits coups de patte à mes ennemis, pour leur faire sentir que, malgré mes soixante-sept ans, je ne suis pas paralytique. Vous vous y êtes pris de meilleure heure que moi ; vous avez fait des estafilades à des gens qui ne vous attaquaient pas, et malheureusement je suis l’ami de quelques personnes à qui vous avez fait sentir vos griffes. Je me suis donc trouvé entre vous et mes amis, que vous déchirez ; vous sentez que vous me mettiez dans une situation très désagréable. J’avais été touché de la visite que vous m’aviez faite aux Délices ; j’avais conçu beaucoup d’amitié pour vous et pour M. Patu, avec qui vous aviez fait le voyage, et mes sentiments, partagés entre vous et lui, se réunissaient pour vous après sa mort. Vos lettres m’avaient beaucoup plu ; je m’intéressais à vos succès, à votre fortune ; votre commerce, qui m’était très agréable, a fini par m’attirer les reproches les plus vifs de la part de mes amis. Ils se sont plaints de ma correspondance avec un homme qui les outrageait. Pour comble de désagrément, on m’a envoyé des Notes (3) imprimées en marge de vos lettres ; ces notes sont de la plus grande dureté.
Vous ne devez pas être étonné que des esprits offensés ne ménagent pas l’offenseur. Cette guerre avilit les lettres ; elles étaient déjà assez méprisées et assez persécutées par la plupart des hommes, qui ne connaissent que la fortune. Il est très mal que ceux qui devraient être unis par leur goût et leurs sentiments se déchirent comme s’ils étaient des jansénistes et des molinistes. De petits scélérats (4) en robe noire ont opprimé des gens de lettres, parce qu’ils osaient en être jaloux. Tout homme qui pense devait s’élever contre ces fanatiques hypocrites. Ils méritent d’être rendus exécrables à leur siècle et à la postérité. Jugez combien je dois être affligé que vous ayez combattu sous leurs étendards !
Ce qui me console, c’est qu’enfin on rend justice. L’Académie entière a été indignée du discours de Le Franc ; vous auriez pu un jour être de l’Académie, si vous n’aviez pas insulté publiquement deux de ses membres sur le théâtre (5). Vous savez que nos amis nous abandonnent aisément, et que les ennemis sont implacables.
Toute cette aventure m’a ôté ma gaieté, et ne me laisse avec vous que des regrets. Pompignan et Fréron m’amusaient, et vous m’avez contristé.
Tout malingre que je suis, je prends la plume pour vous dire que je ne me consolerai jamais de cette aventure, qui fait tant de tort aux lettres, que les lettres sont un métier devenu avilissant, abominable, et que je suis fâché de vous avoir aimé et elles aussi.
1 – On a placé cette lettre tantôt au 24 Septembre, tantôt en octobre, tantôt au 24 Novembre. (G.A.)
2 – Lettres de M. de Voltaire à M. Palissot, avec les réponses, à l’occasion de la comédie des Philosophes, 1760. (G.A.)
3 – Dans le Recueil des facéties parisiennes. (G.A.)
4 – Omer de Fleury. (G.A.)
5 – Duclos et d’Alembert. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
24 Septembre 1760.
Mes divins anges, il faut vous rendre compte de tout. Nous venons de jouer Tancrède en présence d’une douzaine de Parisiens, à la tête desquels était M. le duc de Villars. Non, vous ne vous imaginez pas quel talent madame Denis a acquis. Je voudrais qu’on pût compter les larmes qu’on verse à Paris et chez nous, et nous verrions qui l’emporte. Je vous dois celles de Paris ; car les longueurs tarissent les pleurs, et vos coupures judicieuses, en rapprochant l’intérêt, l’ont augmenté.
Détaillons un peu les obligations que je vous ai. Premier acte, premier remerciement. La première scène du second, supprimée ; profit tout clair. Le monologue que j’ai envoyé fait très bien chez nous, et doit réussir chez vous. Au troisième acte, pardon. Ce n’est pas sûrement vous qui avez mis ces malheureux vers :
Car tu m’as déjà dit que cet audacieux
A sur Aménaïde osé lever les yeux, etc.
On devrait lui répondre : « Mon ami, si on t’a déjà dit qu’on te prend ta maîtresse, tu devais donc en parler d’abord, tu devais donc être au désespoir. » C’est un contre-sens horrible.
Ecoutez-moi, mes chers anges. On n’a pas fait réflexion qu’Aldamon n’est pas encore le confident de la passion de Tancrède ; on a imaginé que Tancrède lui parlait comme à un homme instruit de l’état de son cœur : il est évident que c’est et que ce doit être tout le contraire. Aldamon est un soldat attaché à Tancrède, qui a favorisé son retour, et rien de plus. Il est si clair qu’il ne sait point la passion de Tancrède, que Tancrède lui dit :
Cher ami, je te dois
Plus que je n’ose dire, et plus que tu ne crois.
Act. III, sc. I.
Donc Aldamon ne sait rien. Peu à peu la confiance se forme dans cette scène, et Aldamon, qui doit avoir assez de sens pour apercevoir une passion qu’il approuve, court faire son message, en disant à Tancrède :
C’est vous qui m’envoyez, je réponds du succès.
Il est bien mieux de mettre ce je réponds du succès dans la bouche du confident que dans celle de Tancrède ; car alors Tancrède dit, avec bien plus de bienséance et d’enthousiasme, il sera favorable. Nous demandons tous à genoux qu’on laisse le troisième acte comme il est. Est-il possible qu’on ait ôté ces vers :
Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau.
Tremblez moins pour ma gloire, etc.
Act. III, sc. VII
Ces vers, récités avec une fermeté attendrissante, ont arraché des larmes. Si le père est si étriqué, s’il ne prend pas un intérêt tendre à la chose, s’il ne flotte pas entre la crainte et l’espérance, en vérité l’intérêt total diminue, et la pièce en général est bien moins touchante. J’ai écrit à Lekain sur ce troisième acte, et je lui ai montré l’excès de ma douleur.
Dans le quatrième acte, il y a beaucoup d’art à fonder, comme vous avez fait, mes divins anges, la crédulité de Tancrède. Je voudrais seulement qu’il ne dît pas qu’il a pénétré le fond de cet affreux mystère, mais qu’on ne l’a que trop dévoilé. Vous ne pouvez sans doute souffrir ces vers :
Dans le rapide cours des plus brillants succès,
Solamir l’eût-il fait sans être sûr de plaire ?
Je tiens toujours que c’est assez que le vieux Argire ait dit à Tancrède : Elle est coupable. Un père au désespoir est le plus fort des témoignages. Mais, si vous voulez que Tancrède invente encore des raisons pour se convaincre, à la bonne heure ; il faudra faire des vers.
Au cinquième acte, c’est encore un coup de maître d’avoir rendu à la fois le récit de Catane plus vraisemblable et plus intéressant ; mais je ne peux concevoir pourquoi on a retranché :
Courez, rendez Tancrède à ma fille innocente.
Act. V, sc. II.
Ce vers me paraît de toute nécessité.
Si
O jour du changement ! ô jour du désespoir !
Act. V, sc. V.
a fait un si mauvais effet, cela prouve que Brizard a joué bien froidement ; mais, bagatelle.
Je conviens que mademoiselle Clairon peut faire une très belle figure, en tombant aux pieds de Tancrède ; mais, si vous aviez vu madame Denis, pleurante et égarée, se relever d’entre les bras qui la soutiennent, et dire d’une voix terrible :
. . . . Arrêtez … vous n’êtes point mon père !
Act. V, sc. VI.
vous avoueriez que nul tableau n’approche de cette action pathétique, que c’est là la véritable tragédie. Une partie des spectateurs se leva à ce cri, par un mouvement involontaire ; et pardonnez arracha l’âme. Il y a un aveuglement cruel à me priver du plus beau morceau de la pièce ; je vous conjure de me le rendre. Qui empêche mademoiselle Clairon de se jeter et de mourir aux pieds de Tancrède, quand son père, éperdu et immobile, est éloigné d’elle, ou qu’il marche à elle ? qui l’empêche de dire j’expire, et de tomber près de son amant ?
Barbare ! laisse là ce repentir si vain,
fait un très bel effet parmi nous, qui n’avons pas la ridicule impatience de votre parterre. Vous êtes bien bons de céder à l’impétuosité de la nation ; il faut la subjuguer.
La somme totale de ce compte est remerciement, tendresse, respect, et envie de ne point mourir sans vous revoir.
à M. Albergati Capacelli.
24 Septembre 1760 (1).
Dignatévi, moi caro signore, di far indirizzare la mia risposta al Pittor della natura. Non sono sorpreso che il signor don Marcio (2) sia un po maledico. I miei piccioli versi non sono eroici ; ma sono la tenera espressione de’ miei sentimenti. Conosco bene la voce della natura ; il valente Goldoni m’ha insegnato a sentirla.
E capitato al fine il Shaftesbury ? Avete scitto al banchiere Bianchi e Balestrero a Milano ?
Tour m’avertit, monsieur, que nous sommes trop loin l’un de l’autre ; mais il me semble que mon cœur est auprès de vous. – V.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Personnage de la comédie de Goldoni, intitulée : Bottega del café. (G.A.)
à M. Goldoni.
A Ferney, 24 Septembre 1760.
Signor moi, pittore e figlio della natura, vi amo dal tempo ch’io leggo. Ho veduta la vostra anima nelle vostre opere. Ho detto : Ecco un uomo onesto et buono che ha purificato la scena italiana, che inventa colla fantasia e scrive col senno. Oh ! che fecondità, moi signore : che purità ! come lo stile mi pare naturale, faceto ed amabile ! avete riscottato la vostra patria dalla mani degli arlecchini. Vorrei intitolare le vostre commedie : L’Italia liberata da’ Goti 1). La vostra amicizia m’honora, m’incanta. Ne sono obligato al signor senatore Albergati, e voi dovete tutti i miei sentimenti a voi solo.Vi auguro la vita la più lunga et la più felice, giacchè non potete essere immortale, come il vostro nome ; Voi pensate a farmi un onore, e già m’avete fatto il più gran piacere.
J’use, mon cher monsieur, de la liberté française en vous protestant, sans cérémonie, que vous avez en moi le partisan le plus déclaré, l’admirateur le plus sincère, et déjà le meilleur ami que vous puissiez avoir en France. Cela vaut mieux que d’être votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Titre d’un poème de Trissino. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
27 Septembre 1760.
Je vous ai écrit des volumes, ô mes anges ! tout en jouant Alzire, Mahomet, Tancrède, et l’Orphelin. Ah ! l’étonnante actrice (1) que nous avons trouvée ! quelle Palmire ! vingt ans, beauté, grâce, ingénuité, et des larmes véritables, et des sanglots qui partent du cœur ! Pauvres Parisiens, que je vous plains ! vous n’avez que des Hus.
Madame de Pompadour n’est point poule mouillée (2), ni moi non plus.
Prenez à cœur le long mémoire, les changements que je vous ai envoyés par M. de Courteilles. Que je jouisse, au moins en idée, de deux représentations qui me satisfassent. Les cœurs sont-ils donc faits à Paris autrement que chez moi ? M. le duc de Villars ne s’y connaît-il point ? ma nièce est-elle sans goût ? suis-je un chien ? Que coûte-t-il d’essayer ce qui fait chez nous le plus grand effet ?
Est-il vrai que les décorations ne sont pas belles ? qu’il n’y a pas assez d’assistants au troisième et au cinquième ? que Grandval néglige trop son rôle, parce qu’il n’est pas le premier ? que Lekain ne prononce pas ? que mademoiselle Clairon a joué faux quelques endroits ? A qui croire ? la calomnie y règne (3).
Madame de Fontaine a fait une belle action (4). J’aurai bientôt un grand secret à vous confier (5).
Nous venons de répéter Fanime. – Plus de larmes qu’à Tancrède. – Un Ramire admirable. Je corromps (6) toute la jeunesse de la pédante ville de Genève. Je crée les plaisirs. Les prédicants enragent ; je les écrase. Ainsi soit-il de tous prêtres insolents et de tous cagots !
O anges ! à l’ombre de vos ailes.
1 – Madame Rilliet, née de Normandie. (G.A.)
2 – Voyez la lettre du 20 Septembre à madame d’Argental. (G.A.)
3 – Tancrède, acte III, sc. III. (G.A.)
4 – Elle était venue d’Hornoy à Paris pour voir Tancrède. (G.A.)
5 – Il s’agit sans doute de la tragédie d’Oreste, à laquelle il travaillait. (G.A.)
6 – Voyez la lettre de Rousseau du 17 Juin. (G.A.)