CORRESPONDANCE : Année 1760 - Partie 34
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à M. Thieriot.
A Ferney, 23 Septembre 1760.
Monsieur l’habitant du Marais, que n’envoyez-vous chercher des billets de loge et d’amphithéâtre chez M. d’Argental ? Pourquoi, dans les beaux jours, ne vous donnez-vous pas le plaisir honnête de la comédie ? Je trouve un peu extraordinaire que messieurs les comédiens du roi, et les miens, vous aient ôté votre entrée. Qu’ils vous en privent quand ils jouent les Philosophes, à la bonne heure ; mais il me semble que ceux à qui j’ai fait présent de plusieurs pièces de théâtre, et à qui j’abandonne le profit de la représentation et de l’impression, devraient vous avoir invité au petit festin que je leur donne.
Je vous prie, mon cher amateur des arts, de vouloir bien ajouter à tous vos envois la traduction du Père de Famille, ou du Vero Amico, de Goldoni, par Diderot, avec sa préface et l’épître à madame de La Marck (1).
Si l’Ecossaise (2) est plaisante, comme on me le mande, ayez la charité de la mettre dans le paquet ; car il faut rire.
C’est aussi pour rire que je voudrais savoir positivement si c’est l’ami Gauchat qui est l’auteur de l’Oracle (3) des nouveaux philosophes, et si ce Gauchat n’est pas un de ces ânes de Sorbonne qu’on appelle docteurs.
On dit qu’il n’y a pas trop de quoi rire à nos affaires de terre et de mer. Il faut s’égayer avec les lettres humaines et inhumaines, pour ne pas se chagriner des affaires publiques.
Nous avons aux Délices M. le duc de Villars et un marquis d’Argence, grands amateurs de la science gaie. Ce marquis d’Argence vaut un peu mieux que le d’Argens des Lettres juives. Nous jouons la comédie, nous faisons des noces (4). Madame Denis joue à peu près comme mademoiselle Clairon, excepté qu’elle a dans la voix un attendrissement que Clairon voudrait bien avoir. Mademoiselle de Bazincourt (5) est une excellente confidente, et vous un grand nigaud, mon cher ami, de n’être pas aux Délices, ou à Ferney. Et Vale.
1 – Nous avons déjà dit que cette préface et cette épître étaient de Grimm. La traduction est de Deleyre. (G.A.)
2 – Parodie de l’Ecossaise par Poinsinet jeune et d’Avesne. (G.A.)
3 – C’était Guyon. (G.A.)
4 – Allusion au mariage du résident de France. (G.A.)
5 – Demoiselle de compagnie de madame Denis. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, mardi 23 Septembre à neuf heures du soir.
En arrivant aux Délices, après avoir répété Tancrède sur notre théâtre de Polichinelle, dans le petit castel de Tournay, ô mes anges ! ô madame Scaliger ! Je reçois votre paquet. Est-il bien vrai ? est-il possible ? quoi ! vous avez pris cette peine ? vous avez eu cet excès de bonté, de patience ? vous m’avez secouru dans le danger ? Mon cher ange, je savais bien que vous étiez un grand général, mais madame d’Argental, madame d’Argental est le premier officier de l’état-major. Je ne peux entrer ce soir dans aucun détail. La poste part demain matin, et nous jouons demain Tancrède. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’impatient Prault me mande qu’il va imprimer la pièce ; et moi je lui mande qu’il s’en garde bien, qu’il ne fasse rien sans vos ordres ; il me couperait la gorge, et à lui la bourse. Mes divins anges, il me faut laisser reprendre mes sens. Je jette les yeux sur la pièce, sur le beau factum de madame Scaliger ; il faudrait répondre un volume, et je n’ai pas un instant.
Tout ce que je vois en gros, c’est un étranglement horrible. Je cherche en vain, à la fin du troisième acte, un morceau qui nous enlève ici, quand madame Denis le prononce.
ARGIRE.
. . . . . Comment dois-je te regarder ?
Avec quels yeux, hélas !
AMÉNAÏDE.
Avec les yeux d’un père.
. . . . . . . . . . . . . .
Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau, etc.
Act. III, sc. VII.
Cela nous fait verser des larmes ; et ce morceau tronqué n’est plus qu’un propos interrompu, sans chaleur et sans intérêt. On m’écrit que Brizard est un cheval de carrosse ; je ne suis qu’un fiacre, mais je fais pleurer.
Le second acte, sans quelques vers prononcés par Aménaïde après sa scène avec Orbassan, est assurément intolérable ; et il n’y a jamais eu de sortie plus ridicule ; cela seul serait capable de faire tomber la pièce la plus intéressante. Le monologue de madame Denis attendrit tout le monde, parce que madame Denis a la voix tendre, qu’il ne s’agit pas là de position de théâtre, de gestes, et de tout ce jeu muet qu’on a substitué à la belle déclamation. Enfin, que voulez-vous, mes chers anges ! on n’a pu me donner le temps de mettre la dernière main à l’ouvrage ; c’est la faute de ceux qui l’ont répandu dans Paris. Mes divins anges ont raccommodé cette faute beaucoup mieux que notre ministère n’a pu réparer nos malheurs. Vous avez sauvé cinquante défauts ; que ne vous dois-je point ! Ah ! c’était à vous qu’il fallait dédier la pièce !
Dites-moi, je vous en prie, de qui j’ai reçu une lettre cachetée avec un lion qui tient un serpent dans une patte, écriture assez belle, parlant comme si c’était d’après vous, prenant intérêt à la chose : comme personne ne signe, il faut que je devine souvent. Mais de quoi vous parlé-je là ! Je lis le mémoire de madame Scaliger ; il est bien fort de choses, raisonné à merveille, approfondi, et de la critique la plus vraie et la plus fine. Jamais l’amitié n’a eu tant d’esprit. On a seulement été trop alarmé, en quelques endroits, des clameurs de la cabale. Ces clameurs passent, et l’ouvrage reste. Pourquoi Zaïre ne dit-elle pas son secret ? parce que je ne l’ai pas voulu, messieurs ; et on n’en pleure pas moins à Zaïre ; ce sera bien pis à Fanime. Mais il faut finir, et être à vos genoux.
Je viens de lire le premier acte ; cela va beaucoup mieux ; mais il faut souper. A demain les affaires.
Cependant je ne suis pas content de ce captif, et j’aimais bien mieux Aldamon. N’importe ; allons souper, vous dis-je ; il est onze heures, je n’ai pas mangé du jour.
A minuit.
J’ai soupé tout seul ; j’ai un peu rêvé. Voici, mes chers anges, le monologue du second acte pour mademoiselle Clairon. Le premier n’était que naturel, mais trop élégiaque. Vous êtes gens de haut goût à Paris. Au nom de la sainte Vierge, faites réciter ce morceau à Clairon ; il favorise tant la déclamation !
Je vous en prie, je vous en conjure.
à Mademoiselle Clairon.
24 Septembre 1760.
Voilà ce que c’est que de n’être point à Paris ; on ne s’entend point, on joue au propos interrompu. Je reçois un paquet de M. d’Argental, avec Tancrède. Je joue Tancrède ce soir. Sachez, divine Melpomène, que je fais pleurer dans le rôle du bon homme. Il faut un vieillard vert, chaud, à voix moitié douce, moitié rauque, attendrissante, tremblotante. Divine Melpomène, je vous conjure, par les lois immuables du goût, de ne point sortir du théâtre au second acte, comme une muette qu’on va pendre. Faites-moi l’amitié, je vous en supplie, de réciter le monologue ci-joint ; il est favorable à la déclamation, il nous tire ici des larmes. Comment ne subjuguerez-vous pas tout le monde, en prêtant à ce morceau la force et le pathétique qui lui manquent ?
J’aurais plus de choses à vous dire que je n’ai fait de mauvais vers en ma vie ; mais je plante des arbres ce matin, et je joue Argire ce soir. Deux heures de conversation avec vous me feraient grand bien ; mais quoi ! Fréron et Poinsinet m’ont chassé de Paris. Il est juste que les grands hommes honorent la capitale, et que je sois dans les Alpes. Envoyez-moi dans un billet, une larme ou deux des cent mille que vous faites répandre.
à M. Lekain.
24 Septembre 1760.
Avant d’aller jouer Tancrède, et après avoir écrit une longue lettre à M. et à madame d’Argental, et après avoir fait un petit monologue pour mademoiselle Clairon à la fin du second acte, et après avoir enragé qu’on ne m’ait pas averti plus tôt, et après m’être voulu beaucoup de mal d’être si loin de vous, et n’en pouvant plus, j’aurai peut-être encore le temps, mon cher Lekain, de vous dire un petit mot que je n’ai point dit à M. et à madame d’Argental, en leur écrivant à la hâte, et étant ivre de leurs bontés.
C’est au sujet du troisième acte. Nous serions bien fâchés de le jouer comme on le joue au Théâtre-Français. Vous n’avez pas fait attention qu’Aldamon n’est point du tout le confident de Tancrède ; c’est un vieux soldat qui a servi sous lui. Mais Tancrède n’est pas assez imprudent pour lui parler d’abord de sa passion ; il ne laisse échapper son secret que par degrés. D’abord il lui demande simplement où demeure Aménaïde ; et c’est cette simplicité précieuse qui fait ressortir le reste. Il ne s’informe que peu à peu, et par degrés, du mariage. Il ne doit point du tout dire à Aldamon :
Car tu m’as déjà dit que cet audacieux, etc.
Ce vers gâte la scène de toutes façons. Si Aldamon lui a déjà dit cette nouvelle, s’il en est sûr, s’il s’écrie : Il est donc vrai, il doit arriver désespéré ; il ne doit parler que de sa douleur, et le commencement de la scène, qui chez moi fait un très grand effet, devient très ridicule.
Ne sentez-vous pas que tout l’artifice de cette scène consiste, de la part de Tancrède, à s’ouvrir par gradation avec Aldamon ? Il s’en faut bien qu’il doive lui dire tout son secret ; et quand il lui dit :
Cher ami, tout mon cœur s’abandonne à ta foi,
Act. III, sc. I.
remarquez qu’il se donne bien de garde de dire, J’aime Aménaïde. Il le lui fait assez entendre, et cela est bien plus naturel et bien plus piquant. Il ne veut paraître que comme un ancien ami de la maison. Il ferait très mal d’aller plus loin.
Ce séjour adoré qu’habite Aménaïde,
est un vers d’opéra, intolérable.
Concevez donc qu’il ne permet à son amour d’éclater que dans son monologue. C’est là qu’il doit commencer à dire, Aménaïde m’aime. S’il le dit, ou s’il le fait trop entendre auparavant, cela devient froid et absurde.
Le vers d’Aldamon :
Je vais parler de vous, je réponds du succès.
Act. III, sc. I.
est très à sa place. Il respecte, il aime Tancrède comme un grand homme, il sait que le nom de Tancrède est révéré dans la maison ; il est plein de cette idée ; il la confond avec un simple message, et quand Aldamon dit ce vers, Je réponds du succès, etc., Tancrède a bien meilleur air à dire avec enthousiasme :
Il sera favorable, etc…,
Je vous prie très instamment, mon cher ami, de représenter toutes ces choses à M. d’Argental, et de remettre absolument le troisième acte comme il est. Vous me feriez un tort irréparable, si vous continuiez à m’exposer ainsi devant le public, et surtout si l’on imprimait la pièce dans l’état où elle est, par ma négligence et mon absence. Voyez à quoi je serais réduit si Prault imprimait la pièce avant que je vous l’aie envoyée, signée de ma main. Prévenez ce coup, pour vous et pour moi.
Je ne peux entrer ici dans aucun détail, mais je dois vous dire, que dans la fermentation des esprits, au milieu de la guerre civile littéraire, il faut s’attendre les premiers jours, aux critiques les plus injustes. C’est une poussière qui s’élève et qui se dissipe bientôt. Je vous embrasse de tout mon cœur.