CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 33

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à Madame d’Epinay.

 

20 Septembre 1760.

 

          Mille actions de grâce à ma belle philosophe. Nous marions demain Montpéroux à Ferney, et nous avons imaginé une excellente façon de dire la messe. Nous jouâmes avant-hier Alzire, nous jouons demain Tancrède. Madame Denis est devenue Clairon. Le duc de Villars forme nos acteurs. Il nous est venu un philosophe très aimable (1), qui a fait cent cinquante lieues pour venir se mettre au fait. Nous l’avons ferré à glace  il en ferrera d’autres quand il sera de retour. Ma chère philosophe, je vous recommande l’infâme ; il faut lui fermer la porte des honnêtes gens, et la laisser dans la rue, où elle est fort bien. Ma chère philosophe, mille respects à tous vos amis. Ah ! Epinay, pourquoi êtes-vous si loin des Délices ?

 

 

1 – Le marquis d’Argence de Dirac. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de R…..X.

 

A TOULOUSE.

 

Aux Délices, 20 Septembre 1760.

 

 

          Monsieur, je ne me porte pas assez bien pour avoir autant d’esprit que vous. Vous me prenez trop à votre avantage, comme disait Waller à Saint-Evremont. Vous êtes bien bon de lire des choses dont je ne me souviens plus guère ; mais vous avez trop d’esprit pour ne pas voir que la Réception de M. de Montesquieu à l’Académie française, pour s’être moqué d’elle, n’est qu’un trait plaisant, et rien de plus. Faites comme l’Académie, monsieur ; entrez dans la plaisanterie, et surtout ne lisez jamais les discours de M. Mallet (1), à moins que vous n’ayez une insomnie.

 

          Vous expliquez très bien, monsieur, ce que M. de Montesquieu pouvait entendre par le mot vertu dans une république. Mais, si vous vous souvenez que les Hollandais ont mangé sur le gril le cœur des deux frères de Witt ; si vous songez que les bons Suisses, nos voisins, ont vendu le duc Louis Sforce pour de l’argent comptant ; si vous songez que le républicain Jean Calvin, ce digne théologien, après avoir écrit qu’il ne fallait persécuter personne, pas même ceux qui niaient la Trinité, fit brûler tout vif, et avec des fagots verts, un Espagnol (2) qui s’exprimait sur la Trinité autrement que lui ; en vérité, monsieur, vous en conclurez qu’il n’y a pas plus de vertu dans les républiques que dans les monarchies. Ubcumque calculum ponds, ibi naufragium invenies. Comptez que le monde est un grand naufrage, et que la devise des hommes est : Sauve qui peut !

 

 

          Je suis très fâché d’avoir dit que Guillaume-le-Conquérant disposait de la vie et des biens de ses nouveaux sujets comme un monarque de l’Orient ; vous faites très bien de me le reprocher. Je devais dire seulement qu’il abusait de sa victoire, comme on fait toujours en Orient et en Occident ; car il est très certain qu’aucun monarque du monde n’a le droit de s’amuser à voler et à tuer ses sujets, selon son bon plaisir.

 

          Nos pauvres historiens nous en ont trop fait accroire ; et le plus mauvais service qu’on puisse rendre au genre humain est de dire, comme ils font, que les princes orientaux sont très bien venus à couper toutes les têtes qui leur déplaisent. Il pourrait très bien arriver que les princes occidentaux, et leurs confesseurs, s’imaginassent que cette belle prérogative est de droit divin. J’ai vu beaucoup de voyageurs qui ont parcouru l’Asie ; tous levaient les épaules quand on leur parlait de ce prétendu despotisme indépendant de toutes les lois. Il est vrai que, dans les temps de trouble, les monarques et les ministres d’Orient sont aussi méchants que nos Louis XI et nos Alexandre VI ; il est vrai que les hommes sont partout également portés à violer les lois, quand ils sont en colère, et que, du Japon jusqu’à l’Irlande, nous ne savons pas grand’chose. Il y a pourtant d’honnêtes gens ; et la vertu, quand elle est éclairée, change en paradis l’enfer de ce monde.

 

          Il paraît, par votre lettre, monsieur, que votre vertu est de ce genre, et que l’illustre président de Montesquieu aurait eu en vous un ami digne de lui.

 

          Un homme dont les terres ne sont pas, je crois, éloignées de chez vous, est venu passer quelque temps dans ma retraite ; c’est M. le marquis d’Argence. Il me fait éprouver qu’il n’y a rien de plus aimable qu’un homme vertueux qui a de l’esprit. Je voudrais être assez heureux pour que vous me fissiez le même honneur qu’il m’a fait.

 

          J’ai celui d’être, avec la plus respectueuse estime, etc., V.

 

 

          P.S. – Pardon, monsieur, si je n’ai pas écrit de ma main.

 

1 – H. Mallet, de Genève. (G.A.)

 

2 – Michel Servet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

20 Septembre 1760.

 

 

          J’ai été bien malade, mon cher Colini, et il faut, dans ma convalescence, me tuer pour le plaisir des autres. J’ai chez moi le duc de Villars avec grande compagnie ; on joue la comédie. Ma très mauvaise santé, et l’obligation de faire les honneurs de chez moi, m’ont mis dans l’impossibilité de faire le voyage. J’ai écrit (1) à son altesse électorale il y a environ quinze jours, et j’ai eu l’honneur de lui adresser un assez gros paquet, que j’ai confié à M. Defresnei de Strasbourg. Si le paquet n’a pas été rendu, ne manquez pas, je vous prie, d’en informer M. Defresnei. L’affaire (2) que vous savez est entamée ; j’espère qu’elle réussira, pour peu que nos armées aient du succès. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Colini du 11 Juillet 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Ferney, 21 Septembre 1760.

 

 

          Monsieur, votre excellence a reçu sans doute la lettre de M. le comte de Golowkin (1). J’ai pris la liberté de lui adresser pour vous un petit ballot, contenant quelques exemplaires du premier volume de l’Histoire de Pierre-le-Grand. Votre excellence en  présentera un à sa majesté impériale, si elle le juge à propos ; je m’en remets en tout à ses bontés. J’ai amassé de mon côté des matériaux pour le second volume ; ils viennent de M. le comte de Bassevitz, qui fut longtemps employé à Pétersbourg. Le gentilhomme (2) que vous m’avez annoncé, qui devait me rendre de votre part de nouveaux mémoires, n’est point venu ; je l’attends depuis près de deux mois.

 

          Je ne peux m’empêcher de vous conter qu’on m’a remis des anecdotes bien étranges, et qui sont singulièrement romanesques. On prétend que la princesse, épouse du czarovitz, ne mourut point en Russie ; qu’elle se fit passer pour morte ; qu’on enterra une bûche qu’on mit dans sa bière ; que la comtesse de Kœnigsmarck conduisit cette aventure incroyable ; qu’elle se sauva avec un domestique de cette comtesse ; que ce domestique passa pour son père ; qu’elle vint à Paris ; qu’elle s’embarqua pour l’Amérique ; qu’un officier français, qui avait été à Pétersbourg, la reconnut en Amérique, et l’épousa ; que cet officier se nommait d’Auban (3) ; qu’étant revenue d’Amérique, elle fut reconnue par le maréchal de Saxe ; que le maréchal se crut obligé de découvrir cet étrange secret au roi de France ; que le roi, quoique alors en guerre avec la reine de Hongrie, lui écrivit de sa main, pour l’instruire de la bizarre destinée de sa tante ; que la reine de Hongrie écrivit à la princesse, en la priant de se séparer d’un mari trop au-dessous d’elle, et de venir à Vienne ; mais que la princesse était déjà retournée en Amérique ; qu’elle y resta jusqu’en 1757, temps auquel son mari mourut, et qu’enfin elle est actuellement à Bruxelles, où elle vit retirée, et subsiste d’une pension de vingt mille florins d’Allemagne, que lui fait la reine de Hongrie. Comment a-t-on le front d’inventer tant de circonstances et de détails ? ne se pourrait-il pas qu’une aventurière ait pris le nom de la princesse épouse du czarovitz ? Je vais écrire à Versailles pour savoir quel peut être le fondement d’une telle histoire, incroyable dans tous les points.

 

          Je me flatte que notre Histoire de votre grand empereur sera plus vraie. Songez, monsieur, que je me suis établi votre secrétaire ; dictez-moi du palais de l’impératrice, et j’écrirai.

 

          M. de Soltikof passe sa vie à étudier. Il se dérobe quelquefois à son travail pour assister à nos jeux olympiques. Nous jouons des tragédies nouvelles sur mon petit théâtre de Tournay. Nous avons des acteurs et des actrices qui valent mieux que des comédiens de profession. Notre vie est plus agréable que celle qu’on mène actuellement en Silésie ; on s’égorge, et nous nous réjouissons.

 

          J’ignore toujours si vous avez reçu le gros ballot que j’adressai à M. de Kaiserling, et la caisse de Colladon. Il y a malheureusement bien loin d’ici à Pétersbourg. Je serai toute ma vie, avec le plus sincère et le plus inviolable dévouement, etc.

 

 

1 – Ambassadeur de Russie à La Haye. (G.A.)

 

2 – Pouschkin. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 22 Janvier 1761 à madame de Bassewitz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 21 Septembre 1760 (1).

 

 

          Vous m’aviez écrit une lettre charmante, mon cher correspondant. Puisque vous me parlez de Tancrède, voyez à quel point on me lutine et on me persécute : lisez. Ce n’est pas la dixième partie des choses essentielles que les comédiens ont altérées dans ma pièce. Je vous supplie d’envoyer ce mémoire, non contre-signé, à mademoiselle Clairon. Il ne faut pas, je crois, prodiguer le contre-seing Bellisle ; messieurs de la poste n’en seraient pas contents. D’ailleurs les comédiens sont en état de payer des ports de lettres ; mes pièces ne les appauvrissent pas et je leur abandonne le profit des représentations et de l’impression. Je suis en droit de compter sur les petites attentions que je leur demande. Je vous prie donc, mon cher ami, d’envoyer ledit mémoire, dès que vous l’aurez lu.

 

          Nous allons jouer Mahomet. Nous avons soixante personnes dans mon trou, où il n’y a que dix lits de maître. Il faut s’habiller, adieu.

 

          Je dois une réponse à M. Senac de Meilhan ; mais j’en dois à trente personnes, et je n’ai qu’une tête et une main droite.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

22 Septembre 1760.

 

 

          Mon ancien ami, il est bien doux que mes fruits d’hiver soient encore de votre goût ; mais il est triste que nous ne les mangions pas ensemble. Vous voyez bien que ma table n’est pas toujours chargée de poires d’angoisse pour les Trublet, les Chaumeix, les Fréron, et les Le Franc de Pompignan. Je n’aime pas trop la gloire ; je n’ai attaqué personne en ma vie ; mais l’insolence de ceux qui osent persécuter la raison était trop forte. Si on n’avait pas couvert Le Franc d’opprobre, l’usage de déclamer contre les philosophes dans les discours de réception à l’Académie allait passer en loi, et nous allions passer par les armes toutes les années. Encore une fois, je n’aime point la guerre ; mais quand on est obligé de la faire, il ne faut pas se battre mollement.

 

          Comptez que cela n’a rien dérobé ni à mes occupations, ni à mes plaisirs, ni à ma gaieté. Je n’en fais pas moins bâtir un très joli château et une petite église. Je joue même quelquefois le bon homme de père avec madame Denis ; je joue passablement, et madame Denis divinement. M. le duc de Villars, qui est chez moi, et qui s’entend à merveille au théâtre, est enchanté. Dieu m’a donné, à un quart de lieue des Délices, un château dont j’ai changé la grande salle en tripot de comédie. On peut y aller à pied ; on y soupe. Le lendemain on va à Ferney, qui est une terre belle et bonne ; et dans chacune de ces terres on n’entend point parler d’intendant. On est libre ; on ne doit au roi que son cœur. Des philosophes (1) viennent nous y voir de cent lieues, mais vous mettez votre philosophie à n’y point venir. Vous y verriez qu’à soixante et sept ans, avec une faible santé, on peut être mille fois plus heureux qu’à trente, et vous rendriez ce bonheur parfait.

 

          Je ne sais si l’abbé du Resnel est aussi content de la vie que moi. Comment va sa santé ? mais surtout donnez-nous des nouvelles de la vôtre ; et songez qu’il y a, dans un pays riant et libre, deux cœurs qui sont à vous pour jamais.

 

 

1 – Tels que d’Argence de Dirac. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

Au château de Ferney, 23 Septembre 1760.

 

 

          Je vous fais mon compliment, comme mille autres, mon très aimable gouverneur, et, je crois, plus sincèrement et plus tendrement que mille autres. Je défie les Menoux mêmes de s’intéresser plus à vous que moi. Vous voilà gouverneur (1) de la Lorraine allemande ; vous aurez beau faire vous ne serez jamais Allemand. Mais pourquoi n’êtes-vous pas gouverneur de mon petit pays de Gex ? pourquoi Tytire ne fait-il pas paître ses moutons sous un Pollion tel que vous ! J’ai l’honneur de vous envoyer les deux premiers exemplaires d’une partie de l’Histoire de Pierre-le-Grand. Il y a un an qu’ils sont imprimés ; mais je n’ai pu les faire paraître plus tôt, parce qu’il a fallu avoir auparavant le consentement de la cour de Pétersbourg. Vous êtes, comme de raison, le premier à qui je présente cet hommage. Vous verrez que j’ai fait usage du témoignage honorable que je vous dois. De ces deux exemplaires, il y en a un pour le roi de Pologne. Je manquerais à mon devoir si je priais un autre que vous de mettre à ses pieds cette faible marque de mon respect et de ma reconnaissance. Il est vrai que je lui présente l’histoire de son ennemi ; mais celui qui embellit Nancy rend justice à celui qui a bâti Pétersbourg ; et le cœur de Stanislas n’a point d’ennemi. Permettez donc, mon adorable gouverneur, que je m’adresse à vous pour faire parvenir Pierre-le-Grand à Stanilas-le-bienfaisant. Ce dernier titre est le plus beau.

 

          La Lorraine allemande vous fait-elle oublier l’Académie française, dont vous seriez l’ornement ? Certainement vous ne feriez pas une harangue dans le goût de notre ami Le Franc de Pompignan. Vous n’auriez point protégé la pièce des Philosophes ; et sans déplaire à l’auguste fille (2) du roi de Pologne, auprès de qui vous êtes, vous auriez concilié tous les esprits. Quoique je n’aime guère la ville de Paris, il me semble que je ferais le voyage pour vous donner ma voix.

 

          Je ne sais si les deux Génevois (3) ont eu le bonheur après lequel je soupire, celui de vous voir ; je les avais chargés d’une lettre pour vous. J’avais pris même la liberté de vous communiquer mon petit remerciement au roi de Pologne de son livre intitulé l’Incrédulité combattue par le simple bon sens. Il a daigné me remercier de ma lettre par un petit billet de sa main, qui n’a pas été contre-signé Menoux.

 

          Adieu, monsieur ; daignez, dans le chaos, dans la décadence, dans le temps ridicule où nous sommes, me fortifier contre ce pauvre siècle, par votre souvenir, par vos bontés, par les charmes de votre esprit, qui est du bon temps. Mille tendres respects.

 

 

1 – A Bitche. (G.A.)

 

2 – Marie Leczinska, reine de France. (G.A.)

 

3 – Turretin et Rilliet. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 33

 

 

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