CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 31
Photo de PAPAPOUSS
à M. Bordes.
Aux Délices, 5 Septembre.
Jérôme Carré est très flatté, monsieur, de tout le bien que vous lui dites de M. Freeport et de l’Ecossaise. Si vous voulez faire un petit pèlerinage vers le 18 Septembre, vous trouverez à Tournay, sur un théâtre de marionnettes, deux ou trois acteurs qui valent bien ceux de Lyon, et surtout une actrice qui ne le cède, je crois, à aucune de Paris. Vous verrez si le népotisme m’aveugle. Je ne suis pas si bon père que bon oncle ; j’abandonne mes enfants ; mais je soutiens que ma nièce joue la comédie on ne peut pas mieux.
Il faut que vous me fassiez un petit plaisir. Un libraire, nommé Rigolet, a imprimé à Lyon une petite brochure dans laquelle l’auteur se moque également des prêtres de Juda et des prêtres de Baal : c’est toujours bien fait ; plus on rend tous ces gens-là ridicules, plus on mérite du genre humain mais l’ouvrage est médiocre, et j’en suis fâché. Ce n’est pas assez de compiler, compiler, et d’écrire, d’écrire (1) en faveur des philosophes ; tous ces ragoûts qu’on présente au public se gâtent en deux jours, s’ils ne sont pas salés. Ce qu’il y a d’assez désagréable, c’est que Rigolet s’est avisé d’intituler sa feuille : Dialogues chrétiens (2), par M. V ….., imprimés à Genève.
Le second Dialogue désigne un prêtre de Genève, nommé Vernet, auquel on reproche une demi-douzaine de friponneries. Vous me rendriez un vrai service si vous pouviez savoir de Rigolet d’où il tient ses Dialogues si chrétiens ; j’ai un très grand intérêt de le savoir. Si Rigolet vous confie son secret, soyez sûr que je ne vous compromettrai pas. S’il ne veut point vous le dire, il le dira peut-être au lieutenant de police, qui est votre ami. Je vous demande en grâce d’employer tout votre savoir-faire, tout votre esprit, toute votre amitié pour contenter ma louable curiosité. Je vous embrasse de tout mon cœur madame Denis vous en fait autant.
1 – Voyez le Pauvre Diable. (G.A.)
2 – Voyez les Dialogues IX et X. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Septembre.
Mon divin ange vous êtes le meilleur général de l’Europe. Il faut que vous ayez bien disposé vos troupes pour gagner cette bataille (1) ; on dit que l’armée ennemie était considérable. Débora-Clairon a donc vaincu les ennemis des fidèles. On dit quez Satan était dans l’amphithéâtre, sous la figure de Fréron, et qu’une larme d’une dame étant tombée sur le nez du malheureux, il fit psh, psh, comme si c’avait été de l’eau bénite.
Il est absolument nécessaire que la pièce s’imprime bientôt. Je soupçonne qu’il y en a déjà une édition furtive. Vous savez que j’avais ci-devant proposé à madame la marquise (2) une dédicace ; je ne peux honnêtement oublier ma parole ; j’écris (3) au protecteur M. le duc de Choiseul, protecteur que je vous dois, et je le prie de savoir de madame la marquise si elle accepte l’Epître. Vous connaissez le ton de mes dédicaces ; elles sont un peu hardies, un peu philosophiques ; je tâche de les faire instructives. Si on les veut de cette espèce, je suis prêt ; sinon, point de dédicace.
Madame Scaliger, vous avez sans doute taillé et rogné ; vous avez fait des vôtres. Si la pièce vaut quelque chose, ma foi, je le dois à vos critiques scaligériennes. Etiez-vous là, madame ? Dites donc aux acteurs des deux premiers actes qu’ils ne soient pas si froids et si familiers.
Des longueurs, mon cher ange ! c’est dans ma lettre de remerciement qu’il y aurait des longueurs, si j’avais un moment à moi. Comment pourrais-je finir ? je vous dois tout. Je baise le bout de vos ailes avec des transports de reconnaissance.
On dit que la lettre (4) au roi Stanislas a fait impression sur l’esprit de monseigneur le dauphin. Le roi de Pologne m’a remercié, de sa main, avec la plus grande bonté.
Nous venons de répéter Tancrède avec madame Denis ; je parie, et même contre vous, que mademoiselle Clairon ne joue pas si bien le quatrième acte.
N.B. Moi, père, je fais pleurer ; que Brizard en fasse autant ; je l’en défie. Il ne peut tomber de ses yeux que de la neige.
1 – Tancrède avait été joué avec le plus grand succès le 3 septembre. (G.A.)
2 – De Pompadour. (G.A.)
3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
4 – Lettre du 15 auguste 1759. (G.A.)
à M. Damilaville.
Aux Délices, 9 Septembre.
Je suis, monsieur, plus touché que jamais de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde. Vous aimez les belles-lettres ; je les ai cultivées jusqu’à l’âge de soixante-sept ans. Je donne mes pièces aux comédiens et aux libraires sans la moindre rétribution. Je mérite peut-être quelques bontés du public ; je n’ai recueilli que des persécutions. Fréron et Pompignan m’ont poursuivi jusque dans ma retraite ; ils m’ont forcé à être plaisant sur mes vieux jours, et j’en rougis.
Je vous prie, monsieur, d’avoir la bonté de vouloir bien envoyer par la petite poste cette lettre à M. Thieriot, qui n’est pas assez riche pour supporter souvent les frais de la poste des frontières à Paris ; c’est d’ailleurs un homme qui aime les belles-lettres autant que vous. Je vous demande bien pardon.
à M. de Marmontel.
9 Septembre (1).
Dieu soit loué, mon cher ami ! Il eût été fort triste pour les Rose-Croix que la petite drôlerie (1) d’un des adeptes eût été sifflée. Les Fréron, les Pompignan, le Journal de Trévoux, auraient dit que non seulement nous sommes tous des athées, mais encore de mauvais poètes.
Mandez-moi, je vous prie, tout ce que vous savez, et surtout ce que vous croyez que je doive corriger. Je ne peux voir par mes yeux, et j’aime bien à voir par les vôtres. Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de mademoiselle Clairon. Je lui écrirai ; mais je n’ai pas un moment à moi.
Le roi Stanislas m’a écrit une lettre pleine de la plus grande bonté :quod notandum. Je crois que c’était la meilleure façon de servir les philosophes.
Je vous embrasse bien tendrement.
1 – C’est à tort qu’on a toujours classé cette lettre à l’année 1761 ; elle est bien de 1760. (G.A.)
2 – Tancrède. (G.A.)
à M. Thieriot.
9 Septembre 1760.
Mon cher correspondant, vous me fournissez de bons reliefs pour la Capilotade (1). Si j’ai santé et gaieté, la sauce sera bientôt faite. C’est rendre service à la nation que de rendre ridicules les persécuteurs des philosophes.
Je vous demande en grâce d’aller chez Protagoras, et de lui dire énergiquement qu’il est le plus brave homme du parti, le plus aimable, le plus selon mon cœur ; mais je ne lui pardonnerai de ma vie s’il n’a la bonté de m’envoyer le discours (2) qu’il a prononcé à l’Académie. Je lui jure par Confucius, par Shaftesbury, par Bolingbroke, qu’il ne sortira pas de mes mains.
Si quid novi, scribe.
1 – Chant XVIII de la Pucelle. (G.A.)
2 – Réflexions sur la poésie. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Aux Délices, 12 Septembre 1760.
Vous êtes un grand et aimable enfant, madame ; comment n’avez-vous pas senti que je pense comme vous (1) ? Mais songez que je suis d’un parti, et d’un parti persécuté, qui, tout persécuté qu’il est, a pourtant obtenu, à la fin, le plus grand avantage qu’on puisse avoir sur ses ennemis, celui de les rendre à la fois ridicules et odieux.
Vous sentez donc ce qu’on doit aux gens de son parti ; M. le duc d’Orléans disait qu’il fallait avoir la foi des Bohêmes.
Je ne sais si vous avez vu une lettre de moi au roi de Pologne Stanislas ; elle court le monde : c’est pour le remercier d’un livre qu’il a fait de moitié avec le cher frère Menoux, intitulé l’Incrédulité combattue par le simple … bon sens.
Si vous ne l’avez point, je vous l’enverrai, et je chercherai d’ailleurs, madame, tout ce qui pourra vous amuser ; car c’est à l’amusement qu’il faut toujours revenir, et sans ce point-là l’existence serait à charge. C’est ce qui fait que les cartes emploient le loisir de la prétendue bonne compagnie, d’un bout de l’Europe à l’autre ; c’est ce qui fait vendre tant de romans. On ne peut guère rester sérieusement avec soi-même. Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, nous serions très malheureux ; c’est parce qu’on est frivole que la plupart des gens ne se pendent pas.
Je vous adresserai, dans quelque temps, un exemplaire de l’Histoire de toutes les Russies. Il y a une préface à faire pouffer de rire (2), qui vous consolera de l’ennui du livre.
Adieu, madame ; je suis malade, portez-vous bien. Soyez aussi gaie que votre état le permet, et ne boudez plus votre ancien ami, qui vous est tendrement attaché pour toujours.
1 – Madame du Deffand lui reprochait de protéger des auteurs qu’elle trouvait ennuyeux et orgueilleux. (G.A.)
2 – Voyez l’Histoire de Russie. (G.A.)
à M. le comte Algarotti
Septembre 1760.
No, no, no, caro cigno di Pavoda, non ho ricevuto le lettere sopra la Sussia, e me ne dolgo ; car, si je les avais lues, j’en aurais parlé dans une très facétieuse préface, où je rends justice à ceux qui parlent bien de ce qu’ils ont vu, et où je me moque beaucoup de ceux qui parlent à tort et à travers de ce qu’ils n’ont point vu. Baste, ce sera pour l’antiphone du second volume ; car vous saurez que, n’ayant point encore reçu les mémoires nécessaires pour le complément de l’ouvrage, je n’ai pas encore été plus loin que Pultava.
Orsù, bisogna sapere che vi sono due valenti banchieri a Milano, chiamati Bianchi e Balestrerio, e quegli rinomati banchieri sono li corrispondenti d’un valente percante, o mercatante, di Genevra, chiamato Le Fort, di quella famiglia di Le Fort, la quale ha dato alla Russia il gran consigliere del grand Pietro.
Le lettere sopra la Russia non si smarriranno quando sarano indirizzate dal Bianchi a un Le Fort. Prenez donc cette voie, caro cigno ; godete la vostra bella patria. Je vais adresser incessamment à Venise le premier volume russe par le signor Bianchi. Je serais tenté d’y joindre le plan du petit château de Ferney que je viens de fait bâtir moi tout seul. Les Allobroges me disent que j’ai attrapé le vrai goût d’Italie,
. . . . . . . sed non ego credulus illis.
VIRG., ecl. IX.
Mais j’ai bâti aussi une tragédie à l’italienne, qu’on joue actuellement à Paris. La scène est en Sicile. C’est de la chevalerie, c’est du temps de l’arrivée des seigneurs normands à Naples, ou plutôt à Capoue. Il y est question d’un pape qui est nommé sur le théâtre. Cependant les Français n’ont point ri, et les Françaises ont beaucoup pleuré.
Je tiens toujours mes bons Parisiens en haleine, de façon ou d’autre. J’amuse ma vieillesse, il n’y a guère de moments vides. Vous êtes, vous, dans la force de l’âge et du génie ; je ne marche plus qu’avec des béquilles, et vous courez, et vous allez ferme, e le dame e le muse vi favoriscono a gara.
V ve beatus ; have you read Tristam Shandy (1) ? This is a very unaccountable book, and an original one ; they run mad about it in England (2).
Les philosophes triomphent à Paris. Nous avons écrasé leurs ennemis en les rendant ridicules.
Vivez beatus, vous dis-je.
1 – Les deux premiers volumes venaient de paraître. (G.A.)
2 – C’est un livre dont il est impossible de rendre compte, tant il est original ; on en est fou en Angleterre. (G.A.)