CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
28 Auguste 1760.
Mon cher ange, vous ne m’instruisez pas dans mes limbes de ce que vous faites dans votre ciel ; pas un petit mot sur l’Ecossaise, sur mon ami Fréron, sur mon cher Pompignan, qu’on dit être chez M. d’Argenson, aux Ormes, avec le président Hénault, qui va lui vendre sa charge de surintendant bel esprit de la reine, et qui, pour pot-de-vin, trouve son Discours et son Mémoire excellents.
Il faut que je vous dise que frère Menoux, jésuite, m’a envoyé une mauvaise déclamation de sa façon, intitulée l’Incrédulité combattue par le simple bon sens. Il a mis cet ouvrage sous le nom du roi Stanislas, pour lui donner du crédit ; il me l’a adressé de la part de ce monarque, et voici la réponse que j’ai faite au monarque. Voyez si elle est sage, respectueuse, et adroite. Vous pourriez peut-être en amuser M. le duc de Choiseul, en qualité de Lorrain.
On me mande, mon divin ange, que vous allez faire jouer ce Tancrède, qui est déjà presque aussi connu que l’Ecossaise.
Mon vieux corps, mon vieux tronc a porté quelques fruits cette année, les uns doux, les autres un peu amers ; mais ma sève est passée ; je n’ai plus ni fruits ni feuilles. Il faut obéir à la nature, et ne la pas gourmander. Les sots et les fanatiques auront bon temps cet automne et l’hiver prochain ; mais gare le printemps !
Est-il vrai que Gaussin (1) se retire ? qu’elle fait comme moi ? qu’elle va en Berry être dame de château, et que, de plus, elle est mariée (2) ? Je suis bien aise qu’il y ait des châteaux pour les talents, pourvu que ce ne soient pas les châteaux de Vincennes et de la Bastille.
Une lettre venue de Prague annoncent changement et défaite entière de Laudon (3). Il faut toujours, en fait de nouvelles attendre le sacrement de la confirmation. Mais, si la chose est vraie, je pense comme vous ; la paix, la paix, oui ; mais voudra-t-on bien nous la donner ?
En attendant, amusez-vous avec Tancrède ; mais qu’il ne soit pas sifflé. On joue l’Ecossaise dans toutes les provinces ; il serait triste de déchoir et de faire ce petit plaisir à Fréron et à Pompignan. Savez-vous bien, mon cher ange, que Tancrède est une affaire capitale ?
Mille tendres respects aux anges.
1 – Elle ne se retira qu’en 1763. (G.A.)
2 – Elle avait épousé, en 1759, le danseur Tavolaigo, qui avait une terre dans le Berry. (G.A.)
3 – A Liegnitz, le 15 Auguste. (G.A.)
à M. Damilaville.
29 Auguste 1760.
Je réponds, monsieur, à votre lettre du 12. Je vois avec plaisir l’intérêt que vous prenez à l’honneur des belles-lettres. Plus la place (1) que vous occupez semblait devoir vous interdire le goût de la littérature, plus vous y avez de mérite. La publication de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre-le-Grand est une nouvelle prématurée. Vous me feriez plaisir, monsieur, de me dire quel est ce M. Do*** dont vous n’achevez pas le nom ; les Suisses comme moi ne sont pas au fait de l’histoire de Paris, et n’entendent pas à demi-mot. Je n’ai point encore vu l’imprimé qui a pour titre : Requête de Jérôme Carré aux Parisiens ; vous me feriez plaisir de me l’envoyer ; on dit qu’il est différent de celui qui courait en manuscrit. On m’a mandé qu’on jouait l’Ecossaise à Lyon, à Bordeaux, et à Marseille, avec le même succès qu’à Paris. Je ne sais pas pourquoi le sieur Fréron s’est obstiné à se reconnaître dans le Frelon de M. Hume. Il est certain que ce n’est pas la faute de Jérôme Carré, qui n’est qu’un simple traducteur, et qui est l’innocence même. Il ignorait absolument qu’on eût jamais parlé d’envoyer le sieur Fréron aux galères ; c’est le sieur Fréron lui-même qui a appris cette anecdote au public ; il doit savoir ce qui en est.
En attendant, il est exécuté sur tous les théâtres de France la punition est douce, s’il est coupable de toutes les choses dont on l’accuse. On (2) m’a envoyé des mémoires sur sa vie, dont il y a, dit-on, plusieurs copies dans Paris. Il paraît, par ces mémoires, que cet homme appartient plus au Châtelet qu’au Parnasse. Au reste, je ne l’ai jamais vu, et je n’ai lu que deux ou trois de ses misérables feuilles, qu’on oublie à mesure qu’on les lit.
Je m’occupe bien plus agréablement de vos lettres, et des sentiments que vous me témoignez, que des sottises de ce gredin. Comptez, monsieur, sur la vive sensibilité de votre, etc.
1 – Damilaville était commis aux finances. (G.A.)
2 – Thieriot. (G.A.)
à M. Thieriot.
29 Auguste.
Je crois que c’est vous, mon cher correspondant, qui m’avez envoyé un très bon ouvrage (1) sur la satire intitulée Comédie des Philosophes ; mais, en général, on a pris Palissot trop sérieusement. Si ces pauvres philosophes avaient été plus tranquilles, si on avait laissé jouer la pièce de Palissot sans se plaindre, elle n’aurait pas eu trois représentations. Jérôme a été plus madré ; il ne s’est point plaint, et il a fait rire ; il est comme l’amant de ma mie Barbichon, qui
. . . . Aimait tant à rire,
Que souvent tout seul
Il riait dans sa grange (2).
L’Ecossaise a été jouée dans toutes les provinces avec autant de succès qu’à Paris, et le tranquille Jérôme ricane dans sa retraite. Il a des tracasseries avec des prêtres pour l’église qu’il fait bâtir ; mais il s’en tirera, et il en rira, et il en écrira au pape, quoique Rezzonico ne soit pas si goguenard que Lambertini.
Jean-Jacques, à force d’être sérieux, est devenu fou ; il écrivait à Jérôme, dans sa douleur amère : « Monsieur, vous serez enterré pompeusement, et je serai jeté à la voirie. » Pauvre Jean-Jacques ! voilà un grand mal d’être enterré comme un chien quand on a vécu dans le tonneau de Diogène ! Ce véritable pauvre diable a voulu jouer un rôle difficile à soutenir ; il est bien loin de rire. Envoyez-moi donc la lettre écrite à ce braillard d’Astruc.
On dit le roi de Prusse vainqueur en Silésie (3) ; nous en saurons des nouvelles demain. Je détourne, autant que je peux, les yeux de toutes ces horreurs ; il est plus doux de bâtir, de planter, et d’écrire. Ecrivez-moi donc, et je vous écrirai tant que je pourrai. Farewell, my friend.
1 – Le Discours de Coyer. (G.A.)
2 – Fragment d’une vieille chanson. (G.A.)
3 – A Liegnitz. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
1er Septembre 1760.
La charité étant une vertu angélique, un pauvre malade compte sur celle de ses divins anges. Vous croyez bien que ce n’est pas par mauvaise volonté que je n’ai pas fait à Tancrède et à sa chère Aménaïde tout ce que je voudrais leur faire. Mes anges n’imaginent pas quel est le fardeau d’un homme très faible et un peu vieux, qui a quatre campagnes à gouverner à la fois, qui s’avise de bâtir un château et une église, qui ne peut suffire à une correspondance forcée, qui, pour l’achever de peindre, se trouve assez embarrassé avec l’empire de toutes les Russies (1). Il est fort doux d’être occupé, mais il est dur d’être surchargé ; le corps en souffre, Tancrède aussi. J’implore la clémence de madame Scaliger ; je n’en peux plus. Ders vers et moi ne peuvent se rencontrer ensemble d’ici à plus de trois mois. N’exigez rien de moi, mes divins anges, car je ne ferais que des sottises ; il me reste à peine assez de tête pour vous dire que s’il y a dans Tancrède la simplicité, la noblesse, l’intérêt, la nouveauté que vous y trouver, cette pièce pourra être aussi bien reçue que l’Ecossaise. Mademoiselle Clairon pleure et fait pleurer, dites-vous : que demandez-vous de plus ? Il se trouvera quelques raisonneurs qui après avoir pleuré, diront à souper que le courrier qui portait la lettre d’Aménaïde au camp des Maures devrait avoir parlé avant de mourir ; d’autres répondront qu’il devait se taire ; on demandera s’il y a assez de raisons pour condamner Aménaïde les gens de bonne volonté diront qu’il n’y en a que trop ; que son courrier allait au camp des Maures ; que Solamir avait osé la demander en mariage dans Syracuse ; que Solamir l’avait aimée à Constantinople. Il est encore très naturel, et même indispensable, que Tancrède la vraie coupable, puisque son père même avoue à Tancrède qu’il n’est que trop sûr du crime de sa fille. Toute l’intrigue est donc de la plus grande vraisemblance ; et ce serait une chose bien inutile et bien déplacée de faire parler un postillon qui ne doit point parler. Il me semble que quand on a pour soi la vraisemblance et l’intérêt, on peut risquer de jouer à ce jeu dangereux de cinq actes contre quinze cents personnes. Permettez-moi de vous dire, mon cher ange, qu’il faut que Lekain mette beaucoup de passion dans son rôle ; cette passion doit être noble, je l’avoue ; mais il faut que le désespoir perce toujours à travers cette noblesse.
Je souhaite que Brizard joue le bon homme comme j’ai eu l’honneur de le jouer ; croyez-moi que ma nièce et moi nous faisons pleurer les gens quand nous voulons.
Que vous me faites plaisir de me dire que vous ne pouvez pas souffrir cette familiarité plate que le bon homme Sarrazin prenait quelquefois pour le naturel, cette façon misérable de réciter des vers comme on lit la gazette ! J’aimerais, je crois, encore mieux l’ampoulé que je n’aime point.
Au reste, vous savez bien que vous êtes le maître absolu de vos bienfaits, ainsi que de la pièce et de l’auteur. Je vous ai envoyé, par le dernier ordinaire, mon édifiante lettre au roi Stanislas. Je chercherai ces Dialogues que vous voulez voir ; j’en ferai faire une copie ; tout est à vos ordres, comme de raison. Permettez-moi de vous remercier encore d’avoir vengé le public en donnant l’Ecossaise ; vous avez décrédité ce malheureux Fréron dans Paris et dans les provinces ; et il était nécessaire qu’il fût décrédité. Donnez la bataille de Tancrède quand il vous plaira, vous êtes un excellent général. Si M. Daun avait conduit ses troupes comme vous conduisez les vôtres, le roi de Prusse ne lui aurait pas dérobé tant de marches. Adieu, mon divin ange ; en voilà beaucoup pour un malingre qui n’en peut plus, mais qui adore ses anges.
1 – C’est-à-dire avec son Histoire de Russie. (G.A.)
à M. Damilaville.
3 Septembre 1760.
Je vous envoie, monsieur, une lettre (1) à cachet volant pour M. Diderot. Je crois que vous vous intéressez autant que lui à tout ce que mon cœur lui dit ; vos pensez tous deux de la même façon. C’est un grand bonheur pour moi que je vous aie connus tous deux. Ce n’est pas à la vérité, que par vos lettres ; mais votre âme s’y peint, et elle enchante la mienne.
Je vis dans la retraite, mais je n’y ai pas un moment de loisir. Je dois quatre lettres à M. Thieriot ; je ne lui écris qu’un petit billet, et je vous supplie, monsieur, de vouloir bien vous en charger. Je fais mes lettres courtes, pour ne pas trop enfler le paquet.
On m’envoie souvent de mauvais vers, de mauvaises brochures ; vos lettres me consolent. Si vos occupations vous permettaient de me dire quelquefois des nouvelles de la littérature, et surtout de M. Diderot, ce serait une nouvelle obligation que je vous aurais.
Comptez, monsieur, quez je sens jusqu’au fond du cœur le prix de l’amitié que vous voulez bien me témoigner.
Oserais-je vous supplier de faire parvenir, par la petite poste, cette lettre à madame Belot ?
1 – On n’a pas cette lettre, non plus que le billet à Thieriot et la lettre à madame Belot. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Aux Délices, 5 Septembre 1760.
Je suis dans mon lit depuis quinze jours, monsieur. Vieillesse et maladie sont deux fort sottes choses pour un homme qui aime comme moi le travail et le plaisir. Il est vrai que pour du plaisir, vous venez de m’en donner par votre traduction, et par votre bonne réponse à ce Ca… ; mais je ne vous en donnerai guère, et j’ai bien peur que la tragédie des chevaliers errants ne vous ennuie. Ce qui n’est point ennuyeux, c’est votre traduction de Phèdre ; c’est le plus grand honneur qu’ai jamais reçu Racine.
Je remercie tendrement l’enfant de la nature, Goldoni ; je remercie le signor Paradisi : mais c’est vous surtout, monsieur, que je remercie. Algarotti a donc quitté Machiavel pour faire l’amour ? Il passe son temps entre les Muses et les dames, et fait fort bien. Si le cher Goldoni m’honore d’une de ses pièces, il me rendra la santé ; il faut qu’il fasse cette bonne œuvre. Je fais répéter Alzire autour de mon lit et nous allons ouvrir notre théâtre dès que je serai debout. Nous n’avons pas de sénateurs génevois qui jouent la comédie. Les pédants de Calvin n’approchent pas des sénateurs de Bologne ; je n’ai pu corrompre (1) encore que la jeunesse ; je civilise autant que je peux les Allobroges. Les Génevois, avant que je fusse leur voisin, n’avaient pour divertissement que de mauvais sermons. Ils ne sont point nés pour les beaux-arts, comme messieurs de Bologne. Vous avez le génie et les saucissons ; mais mes chers Génevois n’ont rien de tout cela.
Adieu, monsieur ; je vous aime comme si je vous avais vu et entendu.
Recevez les respects de l’ermite V.
1 – Voyez plus haut la dernière lettre de Rousseau à Voltaire. (G.A.)