CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 29
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à M. le comte de Tressan.
Aux Délices 16 auguste.
Voici deux Génevois aimables que je prends la liberté d’adresser à mon cher gouverneur (1), et que je voudrais bien accompagner. MM. Turrettin et Rilliet sont les seuls objets de mon envie ; car je vous jure, mon très cher gouverneur, que je n’envie nullement ni Pompignan ni même Fréron. Je ne voudrais être à la place que de ceux qui peuvent avoir le bonheur de vous voir et de vous entendre. Il me paraît que ce Fréron vous a un tant soit peu manqué de respect, dans une de ses mal-semaines (2). Il faut pardonner à un homme comme lui, enivré de sa gloire et de la faveur du public.
Mon cher Palissot est-il toujours favori de sa majesté polonaise ? comment trouvez-vous la conduite de ce personnage et celle de sa pièce ? Notre cher frère Menoux m’a envoyé, de la part du roi de Pologne, l’Incrédulité combattue par le simple … ; essai par un roi ; essai auquel il paraît que cher frère Menoux a mis la dernière main. Il ne vous montrera pas la réponse que je lui ai faite ; mais moi je vous montre ma lettre (3) au roi de Pologne, et j’espère vous envoyer bientôt le premier volume de l’Histoire de Pierre Ier. Vous savez que c’est un hommage que je vous dois ; je n’oublierai jamais certain petit certificat (4) dont vous m’avez honoré. Quoique je sois occupé actuellement à bâtir une église, je me sens encore très mondain l’envie de vous plaire l’emporte sur ma piété. J’espère que Dieu me pardonnera cette faiblesse, et qu’il ne me fera pas la grâce cruelle de m’en corriger. Je sais qu’il faut oublier le monde, mais j’ai mis dans mon marché que vous seriez excepté nommément. Plaignez-moi, monsieur, d’être si loin de vous, et de vieillir sans faire ma cour à ce que la France a de plus aimable. Mon tendre et respectueux attachement ne finira qu’avec ma vie.
1 – Tressan était gouverneur de Toul. (G.A.)
2 – Erreur. Fréron avait critiqué respectueusement l’Eloge de Maupertuis par Tressan. (G.A.)
3 – Du 11 Juillet. (G.A.)
4 – Voyez l’Histoire de Charles XII, page 6. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Auguste.
Mon divin ange, il faut que notre ami Fréron soit en colère, car il ne peut être plaisant. Je viens de voir le récit de la bataille (1) où il a été si bien étrillé. Le pauvre homme est si blessé qu’il ne peut rire. Si vous pouvez, mon cher ange, nous rendre le premier acte tel qu’il est imprimé, vous ferez plaisir aux érudits, qui aiment qu’on ne retranche rien d’une traduction d’un ouvrage anglais. Il paraît que la petite guerre littéraire n’est pas prête à finir. Tant qu’il y aura des regardants, il y aura des combattants, et il n’y aura que la lassitude du public qui fera tomber les armes des mains.
Je crois que Jérôme Carré, le frère de la Doctrine chrétienne, et Catherine Vadé et consorts, ont rendu un très grand service à une certaine partie de la nation qui n’est pas peu de chose. Si on avait laissé dire et faire les Pompignan, les Palissot, les Fréron, et mêmes les maîtres Joly de Fleury, les philosophes auraient passé pour une troupe de gens sans honneur et sans raison. J’ai écrit une singulière lettre au roi Stanislas, en le remerciant du livre que frère Menoux a mis sous son nom ; je l’enverrai à mon ange.
Venons au fait de Tancrède. Je crois qu’il faut bénir la Providence de ce qu’elle a permis que M. le duc de Choiseul n’ait pas regardé ce secret comme un secret d’Etat. Le spectacle en sera si frappant, la situation si neuve, le cinquième acte (j’entends les deux dernières scènes) si touchant, mademoiselle Clairon si supérieure, que vous en viendrez à votre honneur malgré Fréron.
Ici l’auteur s’embarrasse, parce qu’il a un peu de fièvre ; ce n’est pas Fréron qui la lui donne. Il va faire mettre sur un papier séparé de petites annotations pour la Chevalerie.
1 – Le compte rendu de la première représentation de l’Ecossaise dans l’Année Littéraire. (G.A.)
à M. Thieriot.
20 Auguste 1760.
Mon cher correspondant, je vous rends mille grâces de votre exactitude, de votre zèle pour la bonne cause, et de tous vos envois.
Le Discours imprimé à Athènes (1) est savant, adroit, ingénieux, à propos, et peut faire beaucoup de bien. Nommez l’auteur (2), afin que je le bénisse. On peut tirer parti de l’Histoire d’Elie Catherin (3), né à Quimper-Corentin. Il est bon de faire connaître les scélérats. La philosophie ne peut que gagner à toute cette guerre. Le public voit d’un côté Palissot, Fréron, et Pompignan, à la tête de la religion, et de l’autre les hommes les plus éclairés qui respectent cette religion encore plus que les Fréron ne la déshonorent.
Je pense que vous êtes trop difficile de blâmer mes réponses à Palissot. Songez qu’il a passé plusieurs jours chez moi, qu’il m’a été recommandé par ce qu’on appelle les puissances, et que je lui ai mandé : Vous avez tort, et vous devez avoir des remords.
Monnet et Corbi persistent donc toujours dans l’idée de m’imprimer ? Mais comment se tireront-ils d’affaire pour l’Histoire générale, à laquelle j’ai ajouté dix chapitres, en ayant corrigé cinquante ?
Continuez à combattre en faveur du bon goût et du sens commun. Exhortez sans cesse tous les philosophes à marcher les rangs serrés contre l’ennemi ; ils seront les maîtres de la nation, s’ils s’entendent.
Le roi Stanislas m’a envoyé son livre, moitié de lui, moitié du jésuite Menoux. Voici ma réponse (4) ; voyez si elle est honnête, et si Protagoras en sera content.
Et vale.
1 – Discours sur la satire contre les philosophes représentée par une troupe qu’un poète philosophe fait vivre et approuvée par un académicien qui a des philosophes pour collègues ; Athènes, chez le libraire antiphilosophique.
2 – L’abbé Coyer. (G.A.)
3 – Voyez les Anecdotes sur Fréron. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du 15 auguste à Stanislas. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
20 Auguste ; août est trop barbare.
Adorable philosophe, vous saurez que le roi Stanislas m’a envoyé son ouvrage, ou plutôt celui de frère Menoux, intitulé l’Incrédulité combattue par le simple bon sens. Voici ma réponse. Si vous la trouvez sage, si elle ne vous paraît pas maladroite, si vous la trouvez utile à la bonne cause, vous avez des secrétaires.
J’ai lu le Discours imprimé à Athènes ; les Socrates n’en doivent pas être mécontents. Quelle est la bonne âme qui a rendu ce service au public ? L’ouvrage est plein d’érudition, d’honnêteté, d’esprit, et d’adresse.
Que les philosophes soient unis, et ils triompheront de tout.
Et qu’il entre, qu’il entre (1) !
Mille tendres obéissances à toute votre famille, et à tous vos amis.
1 – Il s’agit toujours de Diderot. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Tournay, par Genève, 20 Auguste (1).
Madame, j’ignore si, dans la crise violente où nous sommes, les lettres que j’ai eu l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime lui sont parvenues. Que puis-je dire sur l’incendie des faubourgs de Dresde, sur tant de maisons détruites et tant de familles périssantes ! Je dis : cela ne serait pas arrivé si la branche aînée de Gotha avait conservé ses droits. Tout est révolution, tout est malheur. Votre sagesse vous procure, madame, des jours tranquilles, au milieu de tant de désolations.
On m’assure que votre altesse sérénissime a reçu le paquet qu’elle a la bonté de faire passer à madame de Bassevitz. Je me jette à vos pieds, madame, pour obtenir, par votre protection, les mémoires qu’on m’a promis. J’aime à écrire l’histoire d’un homme qui a fondé des villes, dans un temps où nous sommes entourés de la destruction. Je suis bien vieux et bien malade ; les moments me sont chers ; il ne faut pas laisser en mourant son ouvrage imparfait. C’est à votre altesse sérénissime que j’aurai l’obligation d’avoir achevé ce que j’ai commencé. Ce serait pour moi un beau jour que celui où je pourrais venir moi-même mettre à vos pieds l’histoire d’un législateur qui a créé un empire de deux mille lieues ; mais j’aimerais mieux vivre dans votre cour que dans cet empire. Toutes les fois que je lis la gazette, je dis : On brûle, on égorge à droite et à gauche, et on cultive en paix la vertu dans le palais de Gotha.
Grande maîtresse des cœurs, vous êtes un des premiers objets de mes réflexions. Mettez-moi aux pieds de leurs altesses sérénissimes, et plaignez-moi de leur présenter de si loin mes profonds respects.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. l’abbé Pernetti.
22 Auguste.
Nos conventicules (1) de Satan, proscrits par Jean-Jacques et par Gresset, ne recommenceront, mon cher ami, que quand M. le duc de Villars sera arrivé ; je voudrais que votre archevêque (2) pût y assister comme vous, je crois qu’il ne serait pas mécontent de madame Denis. Il est bien ridicule qu’un primat des Gaules ne soit pas le maître d’avoir du plaisir. Autrefois les évêques allaient aux spectacles ; ce sont ces faquins de calvinistes et de jansénistes, qui n’étant pas faits pour des plaisirs honnêtes, en ont privé ceux qui sont faits pour les goûter. Les pontifes d’Athènes et de Rome étaient juges des pièces tragiques, et sûrement n’en étaient pas meilleurs juges que votre adorable archevêque.
Je suis très fâché de n’être pas de son diocèse, j’irais le conjurer à deux genoux de venir bénir l’église que j’ai l’honneur de faire bâtir. Je vous offre, mon cher abbé, un autel et un théâtre ; tous les deux sont à votre service.
Je vous demande en grâce de me dire si ce que vous me mandâtes, le 18 Auguste du parlement de Besançon, est encore vrai le 23 Auguste. Est-il possible que ce parlement joue sérieusement la farce du Médecin malgré lui ? et qu’il dise à la classe du parlement de Paris : De quoi vous mêlez-vous ?... je veux qu’on me batte. Si la chose est ainsi, il n’y a rien eu de si plaisant du temps de la Fronde ; et si le ministère a trouvé le secret de donner ce ridicule aux parlements, le ministère est plus habile qu’eux. Je vous embrasse de tout mon cœur vous et vos amis (3).
1 – Les représentations théâtrales à Tournay. (G.A.
2 – Malvin de Montazet. (G.A.)
3 - La Tourrette, Bordes, etc. (G.A.)
à M. P. Rousseau.
27 Auguste.
La personne à qui M. Pierre Rousseau écrit, touchant le petit ouvrage de mademoiselle Vadé, servira M. P. Rousseau dans toutes les occasions ; mais cette personne ne lui a pas envoyé la petite pièce dont elle était en possession, dans l’intention de porter le moindre préjudice à mademoiselle Vadé. Il paraît au contraire que cette demoiselle devait s’attendre à quelques remerciements, attendu qu’elle a pris vivement le parti du Journal encyclopédique contre l’Année littéraire, ou anti-littéraire.
Ce n’est pas un bon moyen de faire connaître un ouvrage que d’en dire du mal ; et le petit ouvrage envoyé était très connu, et on en a fait déjà trois éditions. Le mieux eût été de ne jamais prévenir le jugement du public, de ne point le choquer, et de ne point sacrifier son jugement et son intérêt à la crainte qu’on peut avoir de quelques misérables qui n’ont aucun crédit.
Si M. Rousseau est mécontent de l’endroit où il a transporté son île flottante (1) de Délos, on lui offre un château ou une maison isolée à l’abri de tous les flots ; il y trouvera toutes sortes de secours, et de l’indépendance. Il y pourra transporter sa manufacture, et il fera encore mieux de se servir de la manufacture d’un négociant accrédité dans le voisinage, qui est tout près. Il pourrait tirer de très grands avantages de ce parti, et n’aurait jamais rien à craindre.
1 – Après avoir habité Liège, puis Bruxelles, Pierre Rousseau était alors à Boillon. (G.A.)