CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 28

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à M. Marmontel.

 

13 Auguste 1760.

 

 

          Nous avions été un peu alarmés, monsieur, de certaines terreurs paniques que MM. les directeurs de la poste avaient conçues ; jamais crainte n’a été plus mal fondée. M. le duc de Choiseul et madame de Pompadour connaissent la façon de penser de l’oncle et de la nièce ; on peut tout nous envoyer sans risque ; on sait que nous aimons le roi et l’Etat. Ce n’est pas chez nous que les Damiens ont entendu des discours séditieux (1) ; on ne prétend point chez nous que l’Etat doive périr faute de subsides ; nous n’avons point de convulsionnaires dans nos terres. Je dessèche des marais, je bâtis une église, et je fais des vœux pour le roi. Nous défions tous les jansénistes et tous les molinistes d’être plus attachés à l’Etat que nous le sommes. Il est vrai que nous rions du matin au soir des Pompignan et des Fréron ; mais quoique Le Franc ait épousé la veuve d’un directeur des postes (2), il ne peut empêcher qu’on ne me donne, tous les ordinaires, une liste de ses ridicules. Vous pouvez m’écrire en toute sûreté ; le roi ne trouve point mauvais que des amis s’écrivent que Fréron est un bas coquin, et Le Franc un impertinent. Les pauvretés de la littérature n’empêchent pas que M. le maréchal de Broglie ne soit dans Cassel.

 

          Abraham Chaumeix, Jean Gauchat, Martin Trublet, ne m’empêcheront pas de donner un beau feu d’artifice à la fin de la campagne.

 

          Mon cher ami, il faut que le roi sache que les philosophes lui sont plus attachés que les fanatiques et les hypocrites de son royaume ; l’univers n’en saura rien ; l’univers n’est fait que pour Pompignan. Je vous écris cette lettre en droiture, parce que M. Bouret ne m’a offert ses bons offices que pour de gros paquets. Mandez-nous, je vous prie, par qui l’on peut vous sauver dorénavant de l’impôt d’une lettre ; dites-moi avec quelle noble fierté reçoit le fouet et la fleur de lis qu’on lui donne trois fois par semaine (3) à la Comédie ; donnez-nous des nouvelles surtout de votre situation, de vos desseins, et de vos espérances ; l’oncle et la nièce s’intéressent également à vous. Présentez mes respects, je vous prie, à madame Geoffrin. Si vous voyez M. Duclos, dites-lui, je vous prie, combien je l’estime, et à quel point je lui suis attaché mais surtout soyez bien persuadé que vous aurez toujours dans l’oncle et dans la nièce deux amis essentiels.

 

          Est-il possible qu’il y ait encore quelqu’un qui reçoive Fréron chez lui ? Ce chien, fessé dans la rue, peut-il trouver d’autre asile que celui qu’il s’est bâti avec ses feuilles ? est-il vrai qu’il est brouillé avec Palissot, et que la discorde est dans le camp des ennemis ? Contribuez de tout votre pouvoir à écraser les méchants et la méchanceté, les hypocrites et l’hypocrisie ; ayez la charité de nous mander tout ce que vous saurez de ces garnements. Mais, comme il faut mêler l’agréable à l’utile, parlez-moi de Melpomène-Clairon. Que fait-elle ? que dit-elle ? que jouera-t-elle ? lui a-t-on lu

 

 

.  .  .  .  .  .  .   d’une voix fausse et grêle,

Le triste drame écrit pour la Denêle ?

 

(Le Pauvre Diable.)

 

 

          Quelque chose qu’elle joue, ce sera un beau tapage quand elle reparaîtra sur la scène. Adieu ; si vous avez envie de faire quelque tragédie, venez la faire chez nous ; c’est avec ses frères qu’il faut réciter son office.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez l’Histoire du parlement, chap. XXXV II. (G.A.)

 

2 – Grimod du Fort. (G.A.)

 

3 – En jouant l’Ecossaise. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bagieu.

 

Aux Délices, 13 Auguste.

 

 

          Ma nièce est un gros cochon, comme sont, monsieur, la plupart de vos Parisiennes. Cela se lève à midi ; la journée se passe sans qu’on sache comment ; on n’a pas le temps d’écrire, et quand on veut écrire, on ne trouve ni papier, ni plume, ni encre ; il faut m’en venir demander, et puis l’envie d’écrire passe. Sur dix femmes, il y en a neuf qui en usent ainsi. Pardonnez donc, monsieur, à madame Denis son extrême paresse, elle ne vous en est pas moins attachée, et elle aimerait encore mieux vous le dire que vous l’écrire. Je lui sers de secrétaire ; je suis exact, tout vieux et tout malingre que je suis. Il est bien juste que vous ayez un peu d’amitié pour moi, puisque M. Morand (1), votre confrère, en a tant pour mon grand persécuteur Fréron.

 

 

Sæpe, premente deo, fert deus alter opem.

 

OVID., Trist., lib. I, eleg. II.

 

 

          J’ai eu bon nez d’achever ma vie dans ma douce retraite ; les Fréron, les Pompignan, les Abraham Chaumeix, m’auraient livré sans doute au bras séculier. Quelle inhumanité dans ce Fréron de me soupçonner d’être l’auteur de l’Ecossaise !

 

          Un grand théologien mahométan prétend que Dieu envoie quelquefois un ange chirurgien aux méchants qu’il veut rendre bons ; cet ange vient avec un scalpel céleste, pendant le sommeil du scélérat, lui arrache le cœur fort proprement, en exprime le virus, et met un baume divin à la place. Je vous supplie de daigner faire cette opération à Fréron ; mais vous aurez bien de la peine à tirer tout le virus.

 

          Je me félicite plus que jamais de n’être pas témoin de toutes les pauvretés qui se font dans Paris ; mais je regrette fort de ne point voir un homme de votre mérite. Comptez que c’est avec les sentiments les plus vifs que j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

1 – Chirurgien-major de l’hôtel des Invalides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Algarotti.

 

15 Auguste.

 

 

          Caro, vous voulez le Pauvre Diable ; eccolo. Che foi o nel moi ritiro ? Crepo di ridere ; e che faro ? ridero in sino alla morte. C’est un bien qui m’est dû ; car, après tout, je l’ai bien acheté. J’ai vu le Skellendorf ; il a dîné dans ma guinguette. Il a un jeune homme avec lui qui paraît avoir de l’esprit et des talents. J’attends votre chimiste, mais je vous dirai :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  attamen ipse veni.

 

OVID., Héroïde I.

 

 

Frà un mese vi mandero il Pietro (1) ; mais songez que vous m’avez promis vos Lettres (2) sur la Russie. Je veux au moins avoir le plaisir et l’honneur de vous citer dans le second tome ; car vous n’aurez cette année que le premier. Cette histoire russe sera la dernière chose sérieuse que je ferai de ma vie ; je bâtis actuellement une église ; mais c’est que je trouve cela plaisant.

 

          Tout mon chagrin est que vous n’ayez pas la Pucelle, la vraie Pucelle, très différente du fatras qui court dans le monde sous mon nom. Quand je vous donnai le premier chant à Berlin, je n’étais point du tout plaisant ; les temps sont changés ; c’est à moi seul qu’il appartient de rire. Quand je dis seul, je parle de Luc et de moi, et non de vous et de moi.

 

          Je crois, comme vous, que Machiavel aurait été un bon général d’armée, mais je n’aurais pas conseillé au général ennemi de dîner avec lui en temps de trêve.

 

          Je ne sais pas encore si Breslau est pris (3) ; tout ce que je sais, c’est qu’il est fort doux de n’être pas dans ces quartiers-là, et qu’il serait plus doux d’être avec vous.

 

          L’amo, l’amero sempre. Votre Secretario (4) est un très bon ouvrage.

 

 

 

1 – L’Histoire de Russie. (G.A.)

 

2 – Publiées en 1760. (G.A.)

 

3 – Le prince Henri avait, le 5 Août, forcé les Autrichiens de lever le siège de cette ville. (G.A.)

 

4 – Science militaire du Secrétaire florentin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Stanislas.

 

ROI DE POLOGNE, DUC DE LORRAINE ET DE BAR.

 

Aux Délices, 15 Auguste 1760.

 

 

          Sire, je n’ai jamais que des grâces à rendre à votre majesté. Je ne vous ai connu que par vos bienfaits, qui vous ont mérité votre beau titre (1). Vous instruisez le monde ; vous l’embellissez, vous le soulagez, vous donnez des préceptes et des exemples. J’ai tâché de profiter de loin des uns et des autres autant que j’ai pu. Il faut que chacun dans sa chaumière fasse à proportion autant de bien que votre majesté en fait dans ses Etats ; elle a bâti de belles églises royales ; j’édifie des églises de village. Diogène remuait son tonneau, quand les Athéniens construisaient des flottes. Si vous soulagez mille malheureux, il faut que nous autres petits nous en soulagions dix. Le devoir des princes et des particuliers est de faire, chacun dans son état, tout le bien qu’il peut faire. Le dernier livre (2) de votre majesté, que le cher frère Menoux m’a envoyé de votre part, est un nouveau service que votre majesté rend au genre humain. Si jamais il se trouve quelque athée dans le monde (ce que je ne crois pas), votre livre confondra l’horrible absurdité de cet homme. Les philosophes de ce siècle ont heureusement prévenu les soins de votre majesté. Elle bénit Dieu sans doute de ce que, depuis Descartes et Newton, il ne s’est pas trouvé un seul athée en Europe. Votre majesté réfute admirablement ceux qui croyaient autrefois que le hasard pouvait avoir contribué à la formation de ce monde ; elle voit sans doute avec un plaisir extrême qu’il n’y a aucun philosophe de nos jours qui ne regarde le hasard comme un mot vide de sens. Plus la physique a fait de progrès, plus nous avons trouvé partout la main du Tout-Puissant.

 

          Il n’y a point d’hommes plus pénétrés de respect pour la Divinité que les philosophes de nos jours. La philosophie ne s’en tient pas à une adoration stérile, elle influe sur les mœurs. Il n’y a point en France de meilleurs citoyens que les philosophes ; ils aiment l’Etat et le monarque ; ils sont soumis aux lois ; ils donnent l’exemple de l’attachement et de l’obéissance. Ils condamnent, et ils couvrent d’opprobre ces factions pédantesques et furieuses (3), également ennemies de l’autorité royale et du repos des sujets ; il n’est aucun d’eux qui ne contribuât avec joie de la moitié de son revenu au soutien du royaume. Continuez, sire, à les seconder de votre autorité et de votre éloquence ; continuez à faire voir au monde que les hommes ne peuvent être heureux que quand les rois sont philosophes, et qu’ils ont beaucoup de sujets philosophes. Encouragez de votre voix puissante la voix de ces citoyens qui n’enseignent dans leurs écrits et dans leurs discours que l’amour de Dieu, du monarque, et de l’Etat ; confondez ces hommes insensés livrés à la faction, ceux qui commencent à accuser d’athéisme quiconque n’est pas de leur avis sur des choses indifférentes.

 

          Le docteur Lange dit que les jésuites sont athées, parce qu’ils ne trouvent point la cour de Pékin idolâtre. Le frère Hardouin, jésuite, dit que les Pascal, les Arnauld, les Nicole, sont athées, parce qu’ils n’étaient pas molinistes. Frère Berthier soupçonne d’athéisme l’auteur de l’Histoire générale, parce que l’auteur de cette histoire ne convient pas que des nestoriens, conduits par des nuées bleues, sont venus du pays de Tacin, dans le septième siècle, faire bâtir des églises nestoriennes à la Chine. Frère Berthier devrait savoir que des nuées bleues ne conduisent personne à Pékin, et qu’il ne faut pas mêler des contes bleus à nos vérités sacrées.

 

          Un gentilhomme breton (4) ayant fait, il y a quelques années, des recherches sur la ville de Paris, les auteurs d’un journal qu’ils appellent chrétien, comme si les autres journaux étaient faits par des Turcs, l’ont accusé d’irréligion, au sujet de la rue Tire-Boudin, et de la rue Trousse-Vache ; et le Breton a été obligé de faire assigner ses accusateurs au Châtelet de Paris.

 

          Les rois méprisent toutes ces petites querelles, ils font le bien général, tandis que leurs sujets animés les uns contre les autres, font les maux particuliers. Un grand roi tel que vous, sire, n’est ni janséniste, ni moliniste, ni anti-encyclopédiste ; il n’est d’aucune faction ; il ne prend parti ni pour ni contre un dictionnaire ; il rend la raison respectable, et toutes les factions ridicules ; il tâche de rendre les jésuites utiles en Lorraine, quand ils sont chassés du Portugal ; il donne douze mille livres de rente, une belle maison, une bonne cave à notre cher Menoux, afin qu’il fasse du bien ; il sait que la vertu et la religion consistent dans les bonnes œuvres et non pas dans les disputes ; il se fait bénir, et les calomniateurs se font détester.

 

          Je me souviendrai toujours, sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, des jours heureux que j’ai passés dans vos palais ; je me souviendrai que vous daigniez faire le charme de la société, comme vous faisiez la félicité de vos peuples, et que, si c’était un bonheur de dépendre de vous, c’en était un plus grand de vous approcher.

 

          Je souhaite à votre majesté que votre vie, utile au monde, s’étende au-delà des bornes ordinaires. Aureng-Zeb et Muley-Ismaël ont vécu l’un et l’autre au-delà de cent cinq ans (5) : si Dieu accorde de si longs jours à des princes infidèles, que ne fera-t-il point pour Stanislas-le-bienfaisant ? Je suis avec le plus profond respect, etc.

 

 

1 – En 1751, on l’avait surnommé le Bienfaisant. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Menoux du 11 Juillet. (G.A.)

 

3 – Les jansénistes et les jésuites. (G.A.)

 

4 – Saint-Foix. Voyez la lettre à Thieriot du 28 Juillet. (G.A.)

 

5 – Ces deux personnages n’atteignirent pas cent ans. (G.A.)

 

 

 

 

1760 - Partie 28

 

 

 

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