CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

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à M. de Chauvelin.

 

10 Août 1760 (1).

 

 

          Monsieur l’intendant du peu de finances qui restent à ce pauvre et plaisant royaume, saura que mon cousin Vadé s’occupe très peu des niaiseries dont il est soupçonné de s’occuper beaucoup.

 

          Mon cousin Vadé emploie sa vieillesse à cultiver la terre, à défricher deux lieues incultes, à dessécher des marais. Il se sert du semoir avec succès. Il se sert du ban cribleur qui vanne et qui crible cinq setiers de blé par heure. Il bâtit une église ; il est bénie de ses curés et de ses vassaux, qui ne lisent ni Fréron, ni Palissot, ni les Qui ni les Quand, ni le Russe, ni le Pauvre Diable, ni l’Ecossaise. Il paie le vingtième trois mois d’avance ; il aime l’Etat ; il croit qu’un homme qui fait lever cinq épis de blé où il n’en croissait qu’un, rend plus de services à l’Etat qu’un poète et même qu’un faiseur de feuilles.

 

          Il remercie humblement, vivement et tendrement M. Chauvelin de ses bontés. Il a glorieusement fini son affaire avec le roi, et lui a cédé noblement la seigneurie de La Perrière malgré les souterrains du président de Brosses, et malgré ses fétiches ; car le président a fait un livre touchant les fétiches, et s’il m’échauffe les oreilles, je pourrai en informer le public. Je suis devenu un petit noli-me-tangere tout à fait mutin.

 

          Au reste, j’ignore comment on sauvera mon Pondichéry, comment on trouvera de l’argent pour l’an de grâce 1761, comment on trouvera dans mon pays de Gex des bras pour cultiver la terre. J’ai deux lieues à cultiver. Je suis citoyen à raison de deux lieues, et je suis tout aussi embarrassé à trouver des laboureurs que M. Berryer (2) à trouver des flottes. Je plains tendrement ma chère patrie ; mais ma chère patrie a fait tant de sottises, que je lève les yeux au ciel quand tout le monde lève les épaules.

 

          Je supplie M. l’abbé de Chauvelin (3) de considérer que toutes les remontrances du monde ne serviront pas à nous donner de l’argent, des vaisseaux et des lieutenants-généraux dont nous avons besoin.

 

          Je présente mes tendres respects à M. de Chauvelin et à M. l’abbé.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Ministre de la marine. (G.A.)

 

3 – Conseiller au parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

11 Août 1760.

 

 

          Je sais depuis longtemps, monsieur, que vous avez autant de noblesse dans le cœur que de justesse dans l’esprit ; vous m’en donnez aujourd’hui de nouvelles preuves. Je ne doute pas que vous ne veniez à bout d’introduire M. Diderot dans l’Académie française, si vous entreprenez cette affaire délicate ; je vois que vous la croyez nécessaire aux lettres et à la philosophie dans les circonstances présentes. Pour peu que M. Diderot vous seconde par quelques démarches sages et mesurées auprès de ceux qui pourraient lui nuire, vous réussirez auprès des personnes qui peuvent le servir. Vous êtes à portée, je crois, d’en parler à madame de Pompadour ; et, quand une fois elle aura fait agréer au roi l’admission de M. Diderot, j’ose croire que personne ne sera assez hardi pour s’y opposer. Nous ne sommes plus au temps des théatins évêques de Mirepoix (1) ; il vous sera d’ailleurs aisé de voir sur combien de voix, vous pouvez compter à l’Académie. Vous aurez l’honneur d’avoir fait  cesser la persécution, d’avoir vengé la littérature et d’avoir assuré le repos d’un des plus estimables hommes du monde, qui sans doute est votre ami. M. d’Alembert me paraît disposé à faire tout ce que vous jugerez à propos pour le succès de cette entreprise. Je prends la liberté de vous exhorter tous deux à vous aimer (2) de tout votre cœur ; le temps est venu où tous les philosophes doivent être frères, sans quoi les fanatiques et les fripons les mangeront tous les uns après les autres.

 

          Je suis entièrement à vos ordres pour le Dictionnaire de l’Académie (3) ; je vous remercie de l’honneur que vous voulez bien me faire, j’en serai peut-être bien indigne, car je suis un pauvre grammairien ; mais je ferai de mon mieux pour mettre quelques pierres à l’édifice. Votre plan me paraît aussi bon que je trouve l’ancien plan sur lequel on a travaillé mauvais. On réduisait le dictionnaire aux termes de la conversation, et la plupart des arts étaient négligés. Il me semble aussi qu’on s’était fait une loi de ne point citer ; mais un dictionnaire sans citations est un squelette.

 

          Je suis un peu surpris de vous voir dans le secret de notre petite province de Gex, dont j’ai fait ma patrie ; mais je ne le suis pas du service que vous voulez bien me rendre, j’en suis pénétré. Je crains fort de ne pouvoir obtenir de messieurs du domaine ce que j’aurais pu avoir aisément d’un prince du sang (4), comme engagiste ; mais j’ai toujours pensé qu’il faut tenter toute affaire dont le succès peut faire beaucoup de plaisir, et dont le refus vous laisse dans l’état où vous êtes. J’aurai l’honneur de vous rendre compte de l’état des choses, dès que M. le comte de La Marche aura conclu avec sa majesté ; et je vous avoue que j’aimerais mieux vous avoir l’obligation du succès qu’à tout autre. Cependant l’affaire de Diderot me tient encore plus à cœur que le pays de Gex. J’aime fort ce petit coin du monde ; c’est, comme le paradis terrestre, un jardin entouré de montagnes ; mais j’aime encore mieux l’honneur de la littérature. Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main ; je suis un peu malingre.

 

          Encore un mot, je vous prie, malgré mon peu de forces. Il me vient dans la tête que le travail de votre dictionnaire devient la raison la plus plausible et la plus forte pour recevoir M. Diderot. Ne pourriez-vous pas représenter ou faire représenter combien un tel homme vous devient nécessaire pour la perfection d’un ouvrage nécessaire ? ne pourriez-vous pas, après avoir établi sourdement cette batterie, vous assembler sept ou huit élus, et faire une députation au roi pour lui demander M. Diderot comme le plus capable de concourir à votre entreprise ? M. le duc de Nivernais ne vous seconderait-il pas dans ce projet ? ne pourrait-il pas même se charger de porter avec vous la parole ? Les dévots diront que Diderot a fait un ouvrage de métaphysique qu’ils n’entendent point ; il n’a qu’à répondre qu’il ne l’a pas fait, et qu’il est bon catholique. Il est si aisé d’être catholique !

 

          Adieu, monsieur ; comptez sur ma reconnaissance et mon attachement inviolable. Vous prendrez peut-être mes idées pour des rêves de malade ; rectifiez-les, vous qui vous portez bien.

 

 

1 – Boyer. (G.A.)

 

2 – Duclos et d’Alembert étaient fort mal ensemble. (G.A.)

 

3 – On allait en faire une quatrième édition. (G.A.)

 

4 – Le comte de La Marche. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Il faut qu’il (1) entre, mon adorable philosophe ; qu’il entre, qu’il entre, vous dis-je ; contrains-les d’entrer.

 

          Notre cher Habacuc (2), du courage, je vous en prie. La chose vous paraît impossible ; je vous ai déjà dit que c’est une raison pour l’entreprendre. Nous réussirons ; croyez-moi, ce sera un beau triomphe. Mais que Diderot nous aide, et qu’il n’aille pas s’amuser à griffonner du papier dans un temps où il doit agir. Il n’a qu’une chose à faire, mais il faut qu’il la fasse ; c’est de chercher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique, sans avoir d’autre but que de lui plaire. Il a trois mois pour adoucir les dévots ; c’est plus qu’il ne faut. Qu’on l’introduise chez madame…, ou madame …, Oh madame…, lundi ; qu’il prie Dieu avec elle mardi, qui couche avec elle mercredi ; et puis il entrera à l’Académie tant qu’il voudra, et quand il voudra. Comptez qu’on est très bien disposé à l’Académie. Je recommande surtout le secret. Que Diderot ait seulement une dévote dans sa manche ou ailleurs, et je réponds du succès. On s’est déjà ameuté sur mes pressantes sollicitations. Travaillez sous terre, tout tant que vous êtes. Ne perdez pas un moment ; ne négligez rien. Vous porterez à l’infâme un coup mortel ; et je vous donne ma parole d’honneur de venir à l’Académie le jour de l’élection. Je suis vieux ; je veux mourir au lit d’honneur.

 

          Ma belle philosophe, voici une autre histoire, une autre négociation ; n’est-ce pas M. Faventines  (3) qui a le département du domaine ? M. d’Epinay ne peut-il pas, quand il rencontrera ce terrible Faventines au conseil des fermes, lui dire : Monsieur, ne savez-vous rien de nouveau sur le pays de Gex ? ne vous a-t-on rien dit touchant certains arrangements avec le roi ? n’a-t-il rien transpiré ? Alors M. Faventines dira oui ou non ; et ce oui ou ce non, vos belles mains me l’écriront.

 

          Mais qu’il entre, qu’il entre, qu’il entre à l’Académie. J’ai cela dans la tête, voyez-vous ! Ma belle philosophe, je vous ai dans mon cœur ; il est vieux, mon cœur, mais il rajeunit quand il pense à vous. Qu’il entre, vous dis-je ; tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage, disait Caton, qui n’était pas si vieux que moi.

 

          O belle philosophe ! ô Habacuc ! je vous salue en Belzébuth.

 

 

1 – Diderot. On voit avec quelle ardeur Voltaire s’emploie pour lui. (G.A.)

 

2 – Grimm. (G.A.)

 

3 – Fermier-général. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Le 11 Auguste, fi, que août (1) est barbare.

 

 

          A peine eus-je écrit à l’ancien ami pour avoir des nouvelles, que Dieu m’exauça, et je reçus sa lettre du 30 Juillet, dans laquelle il me parlait de la libération de l’abbé Mords-les, et de l’Ecossaise, et de Catherine Vadé, et d’Alethof, etc. M. d’Argental est celui qui a le plus contribué à nous rendre notre Mords-les. J’ai écrit tous les jours de poste, j’ai toujours été la mouche du coche ; mais je bourdonne de si loin, qu’à peine m’entend-on.

 

          Oui, j’ai mon Moïse complet. Il a fait le Pentateuque comme vous et moi ; mais qu’importe ? ce livre est cent fois plus amusant qu’Homère, et je le relis sans cesse avec un ébahissement nouveau.

 

          Vous auriez bien dû cependant m’envoyer l’édition de mon commerce épistolaire avec le divin Palissot ; je veux voir si le texte est pur.

 

          Il se montre donc, ce cher Palissot  ! Il exulte en public ! il ne sait donc pas que sa pièce des Philosophes est de frigidis !

 

          Mon ancien ami, il y a trois mois que je crève de rire, en me levant et en me couchant. C’est d’ailleurs un drôle de corps que notre ami Protagoras ; il est têtu comme une mule. Il est tout plein d’esprit ; il a toutes sortes d’esprit ; il est gai, il est charmant. Il n’ira point en Brandebourg, de par tous les diables, car Luc est aux abois ; sa tentative sur Dresde n’est qu’un coup de désespéré. Quomodo cec disti de cœ o, Lucifer, qui mane oriebaris : O Luc ! l’aurais-tu cru que je serais cent fois plus heureux que toi !

 

          Mon ancien ami, il faut que nous nous revoyions, avant d’aller trouver Virgile et l’abbé Pellegrin dans l’autre monde.

 

          Qu’est-ce que vous faites chez le médecin Baron ? Venez aux Délices ; elles sont plus riantes que la rue Culture-Sainte-Catherine.

 

          N.B. Souvenez-vous que je me ruine à bâtir une église ; je veux qu’Abraham Chaumeix et ses consorts en sèchent de douleur. Ils me verront enterrer dans le chœur, avec  une auréole sur la tête ; ils seront bien attrapés. Interim vivamus.

 

 

          P.S. Je viens de recevoir mes Lettres à Palissot, avec les réponses, au lieu des lettres de Palissot avec mes réponses ; ce Palissot est un peu infidèle.

 

 

1 – A partir de cette lettre, M. Beuchot met toujours le mot que préférait Voltaire. Nous suivrons son exemple. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

11 Auguste.

 

 

          M. Helvétius et M. La Popelinière, madame, sont à mes yeux des hommes respectables ; car ils sont philosophes, et ils font tout le bien qu’ils peuvent. Ils ne présentent point de mémoires au roi, pour lui dire qu’ils ont une belle bibliothèque, et qu’ils ont eu autrefois des conversations amicales avec le feu chancelier d’Aguesseau. Il n’en est pas de même de M. Le Franc de Pompignan ; il écrit au roi, il n’est point philosophe, et il fait tout le mal qu’il peut.

 

          J’ai vu enfin les lettres de M. Palissot de Montenoy. Je ne sais pas si la religion et la morale enseignent à faire imprimer les lettres d’un homme sans son consentement ; il a un peu altéré la pureté du texte ; mais il ne faut pas y regarder de si près. Tous ces rogatons me reviennent fort tard, et je n’ai lu aucune fréronade.

 

          Je remercie M. Darget de son souvenir, et je vous prie, madame, de vouloir bien lui dire que je lui suis toujours très tendrement dévoué. Je ne sais point quel est l’auteur (1) du poème sur la peinture dont vous me parlez ni quelle est son aventure. Je ne connais de sœur du pot (2) que celle de mon village. Au reste, je ne réponds à toutes les calomnies dont on accable les philosophes et à toutes les accusations ridicules d’irréligion, qu’en faisant bâtir actuellement une église. Je sais bien que cette bonne œuvre me ruine dans ce monde-ci ; mais Dieu me le rendra dans l’autre. Je voudrais pouvoir un jour y entendre la messe avec vous.

 

 

1 – Watelet. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 8 Août à Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

1760 - Partie 27

 

 

 

 

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