CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 26
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à Madame la marquise du Deffand.
6 Août 1760.
Si la guerre contre les Anglais nous désespère, madame, celle des rats et des grenouilles est fort amusante. J’aime à voir les impertinents bernés et les méchants confondus. Il est assez plaisant d’envoyer du pied des Alpes à Paris des fusées volantes qui crèvent sur la tête des sots. Il est vrai qu’on n’a pas visé précisément aux plus absurdes et aux plus révoltants ; mais patience, chacun aura son tour, et il se trouvera quelque bonne âme qui vengera l’univers, et le président Le Franc de Pompignan, et Fréron.
On ne parle que de remontrances ; je vous avoue que je ne les aime pas dans ce temps-ci, et que je trouve très impertinent, très lâche, et très absurde, qu’on veuille empêcher le gouvernement de se défendre contre les Anglais, qui se ruinent à nous assommer. La nation a été souvent plus malheureuse qu’elle ne l’est, mais elle n’a jamais été si plate.
Tâchez, madame, de rire, comme moi, de tant de pauvretés en tout genre. Il est vrai que, dans l’état où vous êtes, on ne rit guère ; mais vous soutenez cet état, vous y êtes accoutumée ; c’est pour vous une espèce nouvelle d’existence ; votre âme peut en être devenue plus recueillie, plus forte, et vos idées plus lumineuses. Vous avez sans doute quelques excellents lecteurs auprès de vous ; c’est une consolation continuelle ; vous devez être entourée de ressources.
Nous avons dans Genève, à un demi-quart de lieue de chez moi, une femme (1) de cent deux ans qui a trois enfants sourds et muets. Ils font conversation avec leur mère, du matin au soir, tantôt en remuant les lèvres, tantôt en remuant les doigts, jouent très bien tous les jeux, savent toutes les aventures de la ville, et donnent des ridicules à leur prochain aussi bien que les plus grands babillards ; ils entendent tout ce qu’on dit au remuement des lèvres ; en un mot, ils sont fort bonne compagnie.
M. le président Hénault est-il toujours bien sourd ? du moins il est sourd à mes yeux ; mais je lui pardonne d’oublier tout le monde, puisqu’il est avec M. d’Argenson (2).
A propos, madame, digérez-vous ? Je me suis aperçu, après bien des réflexions sur le meilleur des mondes possibles, et sur le petit nombre des élus, qu’on n’est véritablement malheureux quand on ne digère point. Si vous digérez, vous êtes sauvée dans ce monde ; vous vivrez longtemps et doucement, pourvu surtout que les boulets de canon du prince Ferdinand et des flottes anglaises n’emportent pas le poignet de votre payeur des rentes.
Je n’ai nul rogaton à vous envoyer, et je n’ai plus d’ailleurs d’adresses contre-signantes ; tant on se plaît à réformer les abus ! Je suis, de plus, occupé du czar Pierre, matelot, charpentier, législateur, surnommé le Grand. Ayant renoncé à Paris, je me suis enfui aux frontières de la Chine ; mon esprit a plus voyagé que le corps de La Condamine. On dit que ce sourdaud veut être de l’Académie française ; c’est apparemment pour ne pas nous entendre.
Heureux ceux qui vous entendent, madame ! je sens vivement la perte de ce bonheur ; je vous aime malgré votre goût pour les feuilles de Fréron. On dit que l’Ecossaise, en automne, amène la chute des feuilles.
Mille tendres et sincères respects.
1 – Madame Lullin. (G.A.)
2 – Aux Ormes. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
Aux Délices, 6 Auguste (1).
Je crois, monsieur, avoir plus besoin de M. Tronchin que le jeune homme dont vous me parlez. Ma santé s’affaiblit tous les jours, et c’est ce qui m’a privé de l’honneur de vous répondre plus tôt. Si vous venez dans nos quartiers, le triste état où je suis ne m’empêchera pas de sentir le bonheur de vous posséder. J’ai peur que vous ne soyez bien mal logé dans la petite maison que j’occupe à un demi-quart de lieue de Genève ; mais on tâchera par toutes les attentions possibles de suppléer à ce qui nous manque.
Il paraît, par les lettres dont vous m’honorez, que vous n’avez besoin du secours de personne pour mépriser les idées absurdes dont le monde est infatué. Les sottises qui règnent dans la plupart des têtes viennent encore plus de la faiblesse du cœur que de celle de l’esprit. Je serai enchanté de voir en vous une âme courageuse et éclairée.
Pardonnez à un pauvre malade s’il donne si peu d’étendue aux sentiments que vous inspirez ; il espère se dédommager d’une si courte lettre par le bonheur de vous recevoir chez lui.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. On remarquera l’emploi du mot auguste pour août. (G.A.)
à M. Damilaville.
A Ferney, 6 Août 1760.
Je suis extrêmement sensible, monsieur, à toutes les marques d’attention que vous voulez bien me donner. Je n’ai point vu mes lettres, que le sieur Palissot a jugé à propos d’imprimer ; je doute fort qu’il ait conservé la pureté du texte (1). On dit aussi qu’on a imprimé un factum de Ramponeau, dans lequel on a tronqué plusieurs passages, et étrangement altéré le style de cet illustre cabaretier. Comme je suis tout à fait son serviteur, en qualité de bon Parisien, je suis fâché qu’on ait défiguré son ouvrage.
On me parle beaucoup de la comédie de l’Ecossaise, traduite de l’anglais de M. Hume, prêtre écossais. On prétend que le sieur Fréron veut absolument se reconnaître dans cette pièce ; mais comment peut-il penser qu’on ose dire du mal d’un homme comme lui, qui n’en a jamais dit de personne ? Je n’ai point vu la Requête du sieur Carré, traducteur de l’Ecossaise, contre le sieur Fréron ; on dit qu’elle est très honnête et très mesurée.
J’ai oublié, monsieur, votre demeure ; mais je suppose que ma réponse ne vous en sera pas moins remise. J’ai l’honneur d’être bien véritablement, monsieur, votre, etc.
1 – Il avait en effet supprimé des passages. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Ferney, 8 Août 1760.
Vous ne me dites point qu’on a joué l’Ecossaise, qu’il a paru une Requête aux Parisiens, de Jérôme Carré, traducteur de l’Ecossaise, qu’on a imprimé une pièce de vers intitulée le Russe à Paris ; vous ne me dites rien de Protogoras, de l’abbé Mords-les, de l’évêque limousin (1) qui va succéder, dans l’Académie, à frère Jean des Entommeures de Vauréal, et qui aura sa tape s’il pompignanise ; en un mot, vous ne me dites rien du tout. Réveillez-vous, mon ancien ami ; instruisez-moi. Paris est-il toujours bien fou ? comment vont les remontrances ? où en sont les guerres des grenouilles et des rats ? que dit-on de Luc ? que font le grand Fréron et le sublime Palissot ? Pour moi, je mets tout aux pieds du crucifix. Je bâtis une église ; ce ne sera pas Saint-Pierre de Rome ; mais le Seigneur exauce partout les vœux des fidèles ; il n’a pas besoin de colonnes de porphyre et de candélabres d’or. Oui, je bâtis une église ; annoncez cette nouvelle consolante aux enfants d’Israël ; que tous les saints s’en réjouissent. Les méchants diront sans doute que je bâtis cette église dans ma paroisse pour faire jeter à bas celle qui me cachait un beau paysage, et pour avoir une grande avenue ; mais je laisse dire les impies, et je fais mon salut.
Je n’ai point vu la Sœur du pot (2) ; mais on m’a envoyé un avis de parents assez plaisant pour faire interdire le sieur de Pompignan au sujet de sa prose et de ses vers. Vous qui êtes au centre des belles choses, n’oubliez pas le saint solitaire de Ferney, et joignez vos prières aux miennes.
Vraiment, j’oubliais de vous demander s’il est vrai que Palissot ait été assez humble pour imprimer mes lettres, et s’il n’a pas altéré la pureté du texte. Scribe. Vale.
1 – Coetlosquet. (G.A.)
2 – Sans doute une facétie contre les philosophes. (G.A.)
à M. de Mairan.
A Tournay, 9 Août 1760.
Je vous remercie bien sensiblement, monsieur, d’une attention qui m’honore, et d’un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraites. Il y a longtemps que je regarde vos Lettres au P. Parennin, et ses réponses, comme des monuments précieux ; mais n’allons pas plus loin, s’il vous plaît. J’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute ; vos Lettres au P. Parennin sont des doutes de Cicéron. Mais, quand M. de Guignes a voulu conjecturer après vous, il a rêvé très creux. J’ai été obligé en conscience, de me moquer de lui, sans le nommer pourtant, dans la préface de l’Histoire de Pierre Ier. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. de Guignes. Je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Egypte Menès, comme Platon était, chez Scarron, l’anagramme de Chopine, en changeant seulement pla et cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma préface : « Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples ; mais on a trop abusé de leurs doutes, etc. »
Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, monsieur ; et ceux qui abusent de vos doutes, ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns ; car M. de Guignes se moque encore du monde avec son Histoire des Huns. J’ai vu des Huns, moi qui vous parle ; j’ai eu chez moi des petits Huns, nés à trois cents lieues à l’est de Tobolskoï, qui ressemblaient, comme deux gouttes d’eau, à des chiens de Boulogne, et qui avaient beaucoup d’esprit. Ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés, en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie. Cela est, par parenthèse, bien remarquable ; jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres, et fait tant de sottises qu’aujourd’hui, et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.
J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre-le-Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M. de Guignes ; mais ce n’est pas ma faute, je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou, qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraître ce volume, avant de l’exposer à la critique des savants d’Archangel et du Kamtschatka. Mon exemplaire est resté un an en Russie ; on me le renvoie. On m’assure que je n’ai trompé personne en avançant que les Samoïèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris-pommelé fort jolis. Ceux qui aiment la variété seront fort aises de cette découverte ; on aime à voir la nature s’élargir. Nous étions autrefois trop resserrés ; les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c’est qu’un empire de deux mille lieues. Mais, on a beau faire, Ramponeau, les comédies du boulevard, et Jean-Jacques mangeant sa laitue à quatre pattes (1), l’emporteront toujours sur les recherches philosophiques.
Je ne peux finir cette lettre monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Egyptiens. Je vous avoue que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitants de Mesraïm ; ma raison est qu’un petit pays, très étroit, inondé tous les ans, a dû être habité bien plus tard que le sol des Indes et de la Chine, beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes ; et comme les pêchers nous viennent de Perse, je crois qu’une certaine espèce d’hommes, à peu près semblable à la nôtre, pourrait bien nous venir d’Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure ; mais les Egyptiens n’ont pas été taillés pour être conquérants. C’est de tous les peuples de la terre, le plus mou, le plus lâche, le plus frivole, le plus sottement superstitieux. Quiconque s’est présenté pour lui donner les étrivières, l’a subjugué comme un troupeau de moutons. Cambyse, Alexandre, les successeurs d’Alexandre, César, Auguste, les califes, les Circassiens, les Turcs, n’ont eu qu’à se montrer en Egypte pour en être les maîtres. Apparemment que, du temps de Sésostris, ils étaient d’une autre pâte, ou que leurs voisins de Syrie et de Phénicie étaient encore plus méprisables qu’eux.
Pour moi, monsieur, je me suis voué aux Allobroges, et je m’en trouve bien ; je jouis de la plus heureuse indépendance ; je me moque quelquefois des Allobroges de Paris. Je vous aime, je vous estime, je vous révérerai jusqu’à ce que mon corps soit rendu aux éléments dont il est tiré.
1 – Les Philosophes, act III, sc. IX. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Août 1760.
Je cherche ma dernière lettre à mon cher Palissot pour vous l’envoyer. Palissot est un brave homme ; il imprime Français, aurais, ferais, par un a, et les encyclopédistes n’en ont pas tant fait. Ce drôle-là ne manque pas d’esprit, et a même quelque talent ; mais c’est un calomniateur que mon cher Palissot, un misérable ; et j’ai l’honneur de l’en avertir assez gaiement, autant que je peux m’en souvenir. Ma dernière lettre à ce cher Palissot était toute chrétienne.
Je doute fort que M. de Malesherbes me rende d’importants services. Un folliculaire qui fait la feuille intitulée l’Avant-Coureur (1), nommé Jonval, demeurant quai de Conti, m’a mandé qu’on lui avait donné l’Oracle des nouveaux philosophes à annoncer. Vous savez ce que c’est que cet oracle ; pour moi, j’en ignore l’auteur (2). Mon divin ange, vous me feriez plaisir de me faire connaître ce bon homme ; je lui dois, au moins, un remerciement. Ce Jonval l’annonçait donc, et en même temps le dénonçait aux honnêtes gens comme un plat libelle. Il prétend que son censeur, qu’il ne nomme pas, lui a rayé son annonce, et lui a dit : Si vous tombez sur V., on vous en saura gré ; mais si vous voulez défendre V., on ne vous le permettra pas. Or, mon cher ange, vous saurez que V. se moque de tout cela qu’il rit tant qu’il peut, et que, s’il digérait, il rirait bien davantage. O ange ! V. baise le bout de vos ailes avec plus de dévotion que jamais.
1 – Suite de la Feuille nécessaire, publiée en 1759 par Boudier de Villemert et Soret. (G.A.)
2 – C.-M. Guyon. (G.A.)