CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 24
Photo de PAPAPOUSS
à Madame Belot.
22 Juillet 1760 (1).
J’ai reçu une lettre du 2 juillet, non datée, non signée ; je la crois de madame de Sévigné.
Je ne suis rien de ce qu’on me dit ; je ne suis qu’un laboureur. Mais j’ai l’honneur d’être en relation avec mademoiselle Vadé et avec un frère de la doctrine chrétienne. J’envoie leurs vers à la personne du mont qui écrit le mieux en prose. J’avais deux Russes : on me les a pris. J’en retrouverai. Il n’y a rien qu’on fasse pour madame de Sévigné, à qui je souhaite autant de bonheur qu’il y a de ridicule de Montauban à Paris.
Je signe V., et madame de Sévigné devrait signer B. ; car on est quelquefois embarrassé à reconnaître l’écriture, et cela peut produire des méprises.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame d’Epinay
24 Juillet 1760.
Si vous ne m’avez point répondu, madame, sur l’honneur que je veux que M. Diderot fasse à l’Académie, vous avez tort ; si vous m’avez écrit, votre lettre est en chemin. En attendant qu’elle m’apprenne ce que je dois penser, je pense qu’il faut absolument que M. Diderot fasse ses visites quand il en sera temps ; je pense qu’alors il faut qu’il déclare dans le public qu’il ne prétend point à la place, mais qu’il veut seulement préparer la bonne volonté des académiciens pour la première occasion. Il aura sûrement dix ou douze voix ; et ce sera un triomphe d’autant plus grand, qu’il passera pour ne les avoir pas demandées ; mais il pourra fort bien les avoir toutes si, en allant voir les dévots, il les persuade de sa religion ; ils croiront l’avoir converti, et ce sera lui qui triomphera d’eux. Il est très vraisemblable qu’il sera protégé par madame de Pompadour. En un mot, ou il entrera, ou il se préparera l’entrée ; et, dans l’un ou dans l’autre cas, il aura le public pour lui. Je souhaite, ma belle philosophe, que vous soyez de mon avis.
Je ne vous parle point de la ridicule idée qui a passé par la tête d’un seul homme, que le chef de l’Encyclopédie était désigné dans le Pauvre Diable (1) ; cette sottise ne mérite pas qu’on y pense.
Je regarde comme un coup de partie la tentative de l’Académie. Est-il possible que tous les gens qui pensent ne se tiennent pas par la main, et qu’ils soient la victime des fripons et des sots ?
Est-il vrai, madame, qu’on a pendu vingt-deux jésuites à Lisbonne ?
1 – C’est Siméon Valette qui servit de modèle. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 25 Juillet 1760.
Mon cher ange saura d’abord que toute ma joie est finie. Nous sommes plus battus dans l’Inde qu’à Minden. Je tremble que Pondichéry ne soit flambé. Il y a trois ans que je crie, Pondichéry, Pondichéry ! Ah ! quelle sottise de se brouiller avec les Anglais pour un ut et Annapolis, sans avoir cent vaisseaux ! Mon Dieu, qu’on a été bête ! Mais est-il vrai qu’on a un peu pendu vingt jésuites à Lisbonne (1) ? C’est quelque chose, mais cela ne rend point Pondichéry.
Pour me consoler, il faut que je vous parle d’un petit garçon de douze ans : il s’appelle Bussi ; il est fils d’une comédienne ; il a de grands yeux noirs, joue joliment Clistorel (2), chante, a une jolie voix, est fait à peindre, est doux, poli, et bien élevé, et réduit, je crois, à l’aumône. Corbi n’a-t-il pas l’Opéra-Comique ? Corbi n’est-il pas votre protégé ? ne pourrais-je pas lui envoyer ce petit garçon ? Il ferait une bonne emplette ; daignerez-vous luien parler ?
Est-il vrai que vous vous êtes opposé à la réception de la petite Duranci (3) ? Pourquoi ? Il me semble qu’on en peut faire une très jolie laideron de soubrette.
Puisque je vous parle d’acteurs, je peux bien vous parler de pièce. Jouera-t-on l’Ecossaise ? Ne sera-ce point un crime de mettre Frelon sur le théâtre, après qu’il a été permis de jouer Diderot par son nom ?
Je ne sais plus que devenir ; je suis entre Socrate, l’Ecossaise, Médime, Tancrède, et le Droit du Seigneur. Vous avez réglé l’ordre du service, tous les plats sont prêts ; mais on ne peut mettre en vers Socrate, à cause de la multiplicité des acteurs.
Un petit mot de l’abbé Morellet. Ne le protégez-vous pas ? Ne parlez-vous pas pour lui à M. le duc de Choiseul ? Madame la duchesse de Luxembourg ne s’est-elle pas jointe à vous ? Et Diderot, pourquoi ne pas faire une bonne brigue pour le mettre de l’Académie ? Quand il n’aurait pour lui que quelques voix, se serait toujours une espérance pour la première occasion, ce serait un préliminaire ; il n’aurait qu’à prévenir le public qu’il ne veut pas entrer cette fois, mais faire voir seulement qu’il est digne d’entrer. Eh ! qui sait s’il n’entrera pas tout d’un coup ! s’il ne fléchira pas les dévots dans ses visites ! si madame de Pompadour ne se fera pas un mérite de le protéger ! si M. le duc de Choiseul ne se joindra pas à elle !
Mon divin ange, jouez ce tour à la superstition, rendez ce service à la raison ; mettez Diderot de l’Académie ; il n’y a que Spinosa que je puisse lui préférer.
Mille tendres respects aux anges.
1 – Fausse nouvelle (G.A.)
2 – Dans le Légataire universel de Regnard. (G.A.)
3 – N’ayant été reçue qu’à l’essai, elle se retira, pour reparaître dans le tragique en 1755. (G.A.)
à M. Duclos.
Je dois vous dire, monsieur, combien je suis touché des sentiments que vous m’avez témoignés dans votre lettre. J’ai jugé que vous souffrez comme moi des outrages faits à la littérature et à la philosophie, en plein Théâtre et en pleine Académie. Je crois que la plus noble vengeance qu’on pût prendre de ces ennemis des mœurs et de la raison serait d’admettre dans l’Académie M. Diderot. Peut-être la chose n’est-elle pas aussi difficile qu’elle le paraît au premier coup d’œil. Je suis persuadé que, si vous en parliez à madame de Pompadour, elle se ferait honneur de protéger un homme de mérite persécuté. Il pourrait désarmer les dévots dans ses visites, et encourager les sages. Je m’intéresse à l’Académie comme si j’avais l’honneur d’assister à toutes ses séances. Il me paraît que nous avons besoin d’un homme tel que M. Diderot, et que, dans sa situation, il a besoin d’être membre de notre compagnie. Le pis-aller serait d’avoir au moins plusieurs voix pour lui, et d’être comme désigné pour la première place vacante. Cette démarche serait honorable pour les lettres ; elle ferait voir que l’Académie ne juge point d’après de vaines satires et de fausses allégations. Enfin vous pouvez prendre avec M. Diderot et vos amis les mesures qui vous paraîtront convenables. Si vous approuvez mon ouverture, et si on a besoin d’une voix, je ferai volontiers le voyage, après quoi je retournerai à ma charrue et à mes moutons.
Je vous supplie de me dire ce que vous en pensez, et de compter sur l’estime sincère et l’inviolable attachement de votre, etc.
à M. Fabry.
Aux Délices, 28 Juillet 1760 (1).
On ne peut être plus sensible que je le suis, mon cher monsieur, à toutes vos bontés. Je ne doute pas que M. l’intendant ne fasse justice de la rapine des commis. Je vois que les gens du sieur Sédillot imitent leur maître. Je ne sais pas si ce sieur Sédillot est en droit de refuser communication des titres en vertu desquels il prétend que certains champs de la terre de Ferney doivent des lods et ventes au curé de Dieppe, abbé de Prévezin. Il a reçu l’argent sans montrer aucun titre, et a donné pour reçu : Nous, varon de St-Genier, écuyer, avons reçu, etc. Ce Nous est du style du roi, quand il parle en son conseil. Je crois d’ailleurs que ce Sédillot n’est ni écuyer, ni baron, à moins que, par écuyer, il n’entende cuisinier selon l’ancien langage, et par baron, il n’entende le baroné des Italiens, qui ne signifie pas honnête homme. On dit que c’est lui qui a fait la belle affaire des commis qui ont saisi le blé de mon fermier. Je vous supplie de me faire savoir si on ne pourrait pas le désécuyer, le débaroniser juridiquement et le forcer à montrer les titres de Prévezin.
Je vous remercie, vous et M. votre frère, de la pancarte auvergnaque. Je vous supplie de vouloir bien présenter mes remerciements à M. votre frère, et de compter sur l’attachement inviolable de votre t.-h. ob. Sr.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot
28 Juillet 1760.
Il n’y a que les anciens amis de bons, vous êtes un correspondant charmant.
Je n’entends pas l’énigme de M. de Villemorien. M. le Normand (1) me fait écrire qu’il est à mon service, et je profite de ses bontés. Il faut que les frères s’aident et soient aidés ; il faut qu’ils s’entendent.
J’ai été joyeusement édifié de la pantalonnade hardie de Saint-Foix (2), qui veut dire tout ce qu’il lui plaira, et qu’on lui demande pardon. Voilà un brave homme ; nous avons besoin d’un tel grenadier dans notre armée. Envoyez-moi, je vous prie la sentence du lieutenant-criminel.
J’attends avec impatience mon Moses’s Legation. C’est dommage, à la vérité, de passer une partie de sa vie à détruire de vieux châteaux enchantés. Il vaudrait mieux établir des vérités que d’examiner des mensonges ; mais où sont les vérités ?
L’abbé Mord-les (3) est donc toujours dans son château qui n’est point enchanté ? Je suis affligé qu’il ait gâté notre tarte pour un œuf.
On disait qu’on avait pendu vingt-deux jésuites, et cela n’est pas vrai. On dit qu’un corps de nos troupes a été frotté ; j’ai bien peur que cela ne soit trop vrai ; on dit Daun battu ; j’ai encore peur. On dit Pondichéry pris, et je tremble. Que faire à tout cela ? cultiver ses terres. J’ai défriché un quart de lieue carrée ; je suis digne des bontés de M. de Turbilly (4).
1 – Fermier-général, mari de la Pompadour. (G.A.)
2 – Accusé d’athéisme dans le Journal chrétien, il assigna les auteurs de cette feuille en réparation d’honneur. (G.A.)
3 – Morellet. (G.A.)
4 – Auteur d’un Mémoire sur les défrichements. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
A LA BELLE PHILOSOPHE ET A L’AIMABLE HABACUC (1).
28 Juillet 1760.
Non, il n’est point impossible que frère Diderot entre ; et, si cela est impossible, il faut le rendre possible. Madame de Pompadour peut le protéger ; et, si on veut, j’en écris et j’en fais parler à madame de Pompadour ; elle est très capable de cette belle action. Les dévots crieront. Frère Diderot peut les apaiser ; tous les gens de lettres seront pour lui. Quoi ! après avoir hasardé la Bastille avec courage, il n’aurait pas le courage d’essayer de confondre ses ennemis et les nôtres ! quelle pusillanimité ! Il faut faire une brigue, une ligue, remuer ciel et terre, vaincre, ou du moins jouir de l’honneur d’avoir combattu. C’est beaucoup, c’est tout d’entrer en lice quand les infâmes prétendent qu’on n’ose se montrer. Dans presque toutes les entreprises il ne faut que de la hardiesse. Quoi ! de Saint-Foix aura le courage de traduire le Journal chrétien devant le lieutenant-criminel, et l’auteur de l’Encyclopédie n’osera pas demander une place à l’Académie ! Ma belle philosophe, inspirez votre courage aux frères, et que les frères triomphent.
On avait envoyé de Paris la note sur les Remontrances (2) de Le Franc ; on l’a mise comme on l’a reçue ; on n’a jamais eu ces Remontrances sur les bords du lac.
Le Franc est bien fier d’avoir fait des Remontrances ; mais on lui en fait aujourd’hui ; cela le rend peut-être plus fier encore.
Il n’est donc pas vrai qu’on ait envoyé vingt-deux jésuites en paradis, du haut d’une échelle ; mais serait-il vrai qu’un corps considérable eût été battu par les Hessois, Daun par Luc, Bussi par les Anglais, à Pondichéry ? Cela est dur ; mais si les infâmes sont battus, je me console. Mais je ne me console point d’être loin de ma belle philosophe et de mon cher Habacuc. Je la suis en idée dans ses beaux bois, au bord de sa rivière, et mon idée est toujours remplie d’elle.
1 – Le petit prophète Grimm. (G.A.)
2 – Le Mémoire au roi. (G.A.)