CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 23
Photo de PAPAPOUSS
à M. Helvétius.
Au château de Tournay, 16 Juillet 1760.
J’ai reçu, mon cher philosophe, votre paquet de Voré (1), avec le même plaisir que ressentaient les premiers fidèles quand ils recevaient des nouvelles de leurs frères confesseurs et martyrs. Je suis toujours inconsolable que vous n’ayez pas imité le président de Montesquieu, qui se donna bien garde de faire imprimer son ouvrage en France (2), et qui se réserva toujours le droit de désavouer, en cas que les monstres de la bigoterie se soulevassent contre lui.
Je suis d’ailleurs convaincu que, en y (3) corrigeant une trentaine de pages, on aurait émoussé les glaives du fanatisme, et le livre n’y aurait rien perdu. Je l’ai relu plusieurs fois avec la plus grande attention ; j’y ai fait des notes. Si vous le vouliez, on en ferait une seconde édition, dans laquelle on confondrait les ennemis du bon sens.
Il faudrait que vous donnassiez la permission d’éclaircir certaines choses, et d’en supprimer d’autres. Maître Joly de Fleury n’aurait rien à répliquer si on lui coupait les deux mains, et si on lui faisait voir que ce sont ces deux mains (4) qui ont procuré aux hommes les idées de tous les arts ; puisque, sans les deux mains, aucun art n’eût pu être exercé. La main droite de maître Joly de Fleury a écrit un réquisitoire qui pèche contre le sens commun, d’un bout à l’autre. Vous avez donné malheureusement prétexte à tous les ennemis de la philosophie, mais il faut partir d’où l’on est.
A votre place, je ne balancerais pas à vendre tout ce que j’ai en France ; il y a de très belles terres dans mon voisinage, et vous pourriez y cultiver en paix les arts que vous aimez.
Il est bien plaisant, ou plutôt bien impertinent et bien odieux, qu’on persécute dans les Gaules ceux qui n’ont pas dit la centième partie de ce qu’ont dit à Rome les Lucrèce, les Cicéron, les Pline, et tant d’autres grands hommes.
Je vous prie instamment de m’envoyer tout votre poème (5) ; je vous en dirai mon avis, si vous le voulez, avec la sincérité d’un homme qui aime la vérité, les vers, et votre gloire.
C’est une chose fort triste que le succès de la pièce des Philosophes. Cette prétendue comédie est, en général, bien écrite, c’est son seul mérite mais ce mérite est grand dans le temps où nous sommes. Les oppositions qu’on a voulu faire aux représentations n’ont fait qu’irriter la curiosité maligne du public ; il fallait rester tranquille, et la pièce n’aurait pas été jouée trois fois ; elle serait tombée dans le néant de l’oubli, qui engloutit tout ce qui n’est que bien écrit, et qui manque de ce sel sans lequel rien ne dure ; mais les philosophes ne savent pas se conduire ; magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.
M. Palissot m’a envoyé sa pièce reliée en maroquin, et m’a comblé d’éloges injustes qui ne sont bons qu’à semer la zizanie entre les frères. Je lui ai répondu qu’à la vérité je croyais faire des vers aussi bien que MM. d’Alembert, Diderot, et Buffon, que je croyais même savoir l’histoire aussi bien que M. d’Aubenton, mais que, dans tout le reste, je me croyais très inférieur à tous ces messieurs et à vous. Je lui ai conseillé d’avouer qu’il avait eu tort d’insulter très mal à propos les plus honnêtes gens du monde. Il ne suivra pas mon conseil, et il mourra dans l’impertinence finale.
Tâchez de vous procurer le Pauvre Diable, le Russe à Paris, et l’Epître (6) d’un frère de la doctrine chrétienne ; ce sont des ouvrages très édifiants ; je crois que M. Saurin peut vous les faire tenir. On m’a dit que, dans le Russe à Paris, il y a une note importante qui vous regarde. Les auteurs de tous ces ouvrages ne paraissent pas trop craindre les persécuteurs fanatiques. Il faut savoir oser ; la philosophie mérite bien qu’on ait du courage ; il serait honteux qu’un philosophe n’en eût point, quand les enfants de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour. Nous n’avons que deux jours à vivre, ce n’est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables. Adieu, mon cher philosophe ; ne comptez pour votre prochain que les gens qui pensent, et regardons le reste des hommes comme les loups, les renards et les cerfs qui habitent nos forêts. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Château d’Helvétius, situé dans le Perche. (G.A.)
2 – Il l’imprima d’abord à Genève. (G.A.)
3 – Il s’agit ici du livre d’Helvétius. (G.A.)
4 – Voyez De l’esprit, disc. I, chap. I. (G.A.)
5 – Le bonheur. Il ne parut qu’en 1772. (G.A.)
6 – La Vanité, satire. (G.A.)
à M. Linant.
18 Juillet 1760.
Il y a longtemps, monsieur, que je vous dois une réponse. Je me suis fort intéressé à mademoiselle Martin (1) ; mais il y a tant de gens à la Foire qui s’appellent Martin, et j’ai reçu tant d’âneries de votre bonne ville de Paris, qu’il faut que vous me pardonniez de ne vous avoir pas répondu plus tôt.
On m’a envoyé les vers du Russe. Ils ne m’ont point paru mauvais pour un homme natif d’Archangel ; mais il me paraît qu’il ne connaît pas encore assez Paris. Il n’a pas dit la centième partie de ce qu’un homme un peu au fait aurait pu dire. D’ailleurs je crois qu’il se trompe sur des choses essentielles ; il appelle M. l’abbé Trublet diacre, et tout le monde prétend qu’il n’est que dans les moindres (2). J’ai remarqué quelques bévues dans ce goût-là, mais il faut être poli avec les étrangers.
On dit que maître Joly de Fleury, avocat-général, portant la parole, fera un beau réquisitoire contre les Russes, attendu que M. Alethof est mort dans le sein de l’Eglise grecque ; mais on prétend que la chose n’aura pas de suite, parce qu’il ne faut pas déplaire à l’impératrice de toutes les Russies. Je vous prie de dire à votre pupille (3), de ma part, qu’il deviendra un homme très aimable, et qu’il aura une bonne tête.
Je me jette à la tête de madame sa mère, pour qui j’ai le plus respectueux et le plus tendre attachement. J’ai l’honneur d’être, monsieur, de tout mon cœur, etc.
1 – Voyez la lettre à Linant du 22 Février. (G.A.)
2 – C’est-à-dire dans les ordres mineurs. (G.A.)
3 – D’Epinay fils. (G.A.)
à M. Thieriot.
18 Juillet 1760.
Notre cher correspondant, notre ancien ami, est prié de vouloir bien faire parvenir au sieur Corbi la lettre ci-jointe de Gabriel Cramer. Il paraît qu’il est de l’avantage des Cramer et des Corbi de s’entendre, et de faire conjointement une belle édition qui leur sera utile, au lieu d’en faire deux, et de s’exposer à en être pour leurs frais.
Si j’avais le noble orgueil de M. Le Franc de Pompignan, mon amour-propre trouverait son compte à voir deux libraires disputer à qui fera la plus belle édition de mes sottises en vers et en prose ; mais je ne veux pas hasarder de leur faire tort pour jouir du vain plaisir de me voir orné de vignettes et de culs-de-lampe, avec une grande marge.
Je crois que vous pouvez, mon cher ami, concilier Cramer et Corbi ; il est bon de mettre la paix entre les libraires, puisqu’on ne peut la mettre entre les auteurs.
Il ne vient de Paris que des bêtises. Le Franc de Pompignan et Fréron se sont imaginé que je suis l’auteur des Si et des Pourquoi ; et vous savez qu’ils se trompent (1). On s’imagine encore que l’auteur de la Henriade ne peut pas revenir voir Henri IV sur le pont Neuf, et rien n’est plus faux ; mais il préfère ses terres au pont Neuf, et à tous les ouvrages du pont Neuf, dont Paris est inondé.
Ayez la charité de dire à Protagoras (2) ce qui suit :
Protagoras fait ou laisse imprimer dans le Journal encyclopédique des fragments de l’épître du roi de Prusse à Protagoras ; et il dit, dans sa lettre aux auteurs du journal, qu’il n’a jamais donné de copie de cette épître du Salomon du Nord. Cependant Protagoras avait envoyé copie des vers du Salomon du Nord à Hippophile-Bourgelat (3), à Lyon. Il est très bon que les vers du Salomon du Nord soient connus, et qu’on voie combien un roi éclairé protège les sciences, quand maître Joly de Fleury les persécute avec autant de fureur que de mauvaise foi. Le roi de Prusse, qui m’a envoyé cette épître, ne manquera pas de croire que c’est moi qui l’ai fait courir dans le monde. Je ne l’ai pourtant lue à personne ; je ne vous en ai pas même envoyé un seul vers, à vous le grand confident ; je suis innocent, mais je veux bien me faire anathème pour Protagoras, pourvu que la bonne cause y gagne.
Je souhaite que Jean-Jacques Rousseau obtienne de madame de Luxembourg la grâce de l’abbé Morellet (4) ; mais on est persuadé que l’envoi de cette malheureuse Vision a avancé les jours de madame la princesse de Robecq, en lui apprenant son danger, que ses amis lui cachaient. Cette cruelle affaire est venue après celle de Marmontel (5). On veut bien que nous autres barbouilleurs de papier nous nous donnions mutuellement cent ridicules, parce que c’est l’état du métier ; mais on ne veut pas que nous mêlions dans nos caquets les dames et les seigneurs de la cour, qui n’y ont que faire. La cour ne se soucie pas plus de Fréron et de Palissot que des chiens qui aboient dans la rue, ou de nous qui aboyons avec ces chiens. Tout cela est parfaitement égal aux yeux du roi, qui est, je crois, beaucoup plus occupé de ces chiens d’Anglais, qui nous désolent, que des écrivains en prose et en vers de son royaume. Je voudrais que nous eussions cent vaisseaux de ligne, dussions-nous nous passer des Fréron et des Pompignan.
Vous vouliez la réponse à Charles Palissot, la voici (6). Vous la montrerez sans doute à Protagoras, qui en sera édifié ; il verra que je me fais tout à tous, pour le bien commun.
J’avoue qu’on ne peut attaquer l’Infâme tous les huit jours par des écrits raisonnés ; mais où peut aller per domos semer le bon grain.
Je suis encore tout stupéfait qu’on puisse m’attribuer les Quand, les Vadé, les Alethof, etc. Quelle apparence, je vous prie, qu’au milieu des Alpes, quand on fait ses moissons, on aille songer à ces misères ?
Interim, ride, vale, et quondam veni.
1 – Les Si et les Pourquoi sont de Morellet. (G.A.)
2 – D’alembert. (G.A.)
3 – Claude Bourgelat, créateur de l’hippiatrique en France. (G.A.)
4 – Voyez les Confessions de Jean-Jacques à ce sujet. (G.A.)
5 – La parodie de la grande scène de Cinna. (G.A.)
6 – Lettre du 12 Juillet. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Aux Délices, 21 Juillet 1760.
Carissimo signore, ella riceverà il Shaftesbury quando piacerà al ciel. Il livro è mandato a un valete mercatante di Ginevra. O Dio ! rendimi la giov entù, ed io portero tutti i miei libri inglesi al moi senatore.
Oui, la nature a raison quand elle dit que Carlo Goldoni l’a peinte ; j’ai été cette fois-ci le secrétaire de la nature (1). Vraiment le grand peintre fera bien de l’honneur au petit secrétaire, s’il daigne mettre son nom quelque part. Il peut me compter au rang de ses plus passionnés partisans. Je serai très honoré d’obtenir une petite place dans son catalogue.
Nous n’avons point encore ouvert notre théâtre, à cause des grandes chaleurs. Nous jouerons, comme Thespis, dans le temps des vendanges. Je lis actuellement la Figlia ubbidiente (2) ; elle m’enchante. Je veux la traduire ; je ne jouerai pas mal il Pantalone.
Plus j’avance en âge, et plus je suis convaincu qu’il ne faut que s’amuser ; et quel plus bel amusement que celui des Sophocle et des Ménandres ?
Je me flatte que le cygne de Padoue, l’aimable Algarotti, est avec vous. Dieu vous rende heureux l’un et l’autre autant que vous méritez de l’être ! On s’égorge en Allemagne, on s’ennuie à Versailles, on ne s’occupe à Londres que des fonds publics ; et, grâce à vous, monsieur, on se divertit à Bologna la grassa. Il n’y a de sages que ceux qui se réjouissent ; mais se réjouir avec esprit, questo è divino.
I wish you good health, long life. Vous devez avoir tout le reste par vous-même. Your most humble obedient servant, le Suisse V.
1 – Voyez la lettre à Albergati du 19 Juin. (G.A.)
2 – Comédie en trois actes, en prose. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, 22 Juillet 1760.
Mon cher correspondant, quid nuper evenit ? J’avais envoyé pour vous un gros paquet à M. de Villemorien (1), il y a environ huit jours ; et M. de Villemorien m’écrit qu’il ne peut plus servir à la correspondance, et il me signifie cet arrêt sans me parler du paquet ; et, comme je ne me souviens plus de la date, je ne sais s’il m’écrit avant ou après l’avoir reçu ; et cela me fait de la peine ; et c’est à vous à savoir si vous avez mon paquet, et à le demander si vous ne l’avez pas et à me dire d’où vient ce changement extrême : et vous noterez que dans ce paquet était, entre autres, ma lettre au Palissot, laquelle vous vouliez lire et faire lire ; mais les notes du Russe à Paris en disent plus que cette lettre ; et vous noterez encore qu’il y avait dans mon paquet un billet (2) pour Protagoras.
On me mande de tous côtés que Le Franc est très mal auprès de l’Académie et du public, qu’on rit avec Vadé, qu’on bénit le Russe, que le sermon sur la vanité plaît aux élus et aux réprouvés. Dieu soit béni, et qu’il ait la bonne cause en aide ! Si on n’avait pas fait cette justice de Le Franc, tout récipiendaire à l’Académie se serait fait un mérite de déchirer les sages dans sa harangue. Je compte que M. Alethof a rendu service aux honnêtes gens.
On dit qu’on imprime un petit recueil (3) de toutes ces facéties. Hélas ! sans le malheureux passage du prophète (4) sur madame la princesse de Robecq, on n’aurait entendu que des éclats de rire de Versailles à Paris.
Est-il vrai qu’on va jouer l’Ecossaise ? Que dira Fréron ? Ce pauvre cher homme prétend, comme vous savez, qu’il a passé pour être aux galères, mais que c’était un faux bruit. Eh ! mon ami, que ce bruit soit vrai ou faux, qu’est-ce que cela peut avoir de commun avec l’Ecossaise ?
1 – Fermier-général. (G.A.)
2 – Voyez le cinquième alinéa de la lettre à Thieriot du 18 Juillet. (G.A.)
3 – Voyez la préface que fit Voltaire pour ce recueil. (G.A.)
4 – Grimm. (G.A.)