CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 22
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à Madame la marquise du Deffand.
14 Juillet 1760.
Si vous aviez voulu, madame, avoir le Pauvre Diable, le Russe à Paris, et autres drogues, vous m’auriez donné vos ordres ; vous auriez du moins accusé la réception de mes paquets. Vous ne m’avez point répondu, et vous vous plaignez. J’ai mandé (1) à votre ami (2) que vous êtes assez comme les personnes de votre sexe, qui font des agaceries, et qui plantent là les gens après les avoir subjugués.
Il faut vous mettre un peu au fait de la guerre des rats et des grenouilles ; elle est plus furieuse que vous ne pensez. Le Franc de Pompignan (page 9) a voulu succéder à M. le président Hénault dans la charge de surintendant de la reine, et être encore sous-précepteur ou précepteur des enfants de France, ou mettre l’évêque son frère dans ce poste. Ce Moïse et cet Aaron (3), pour se rendre plus dignes des faveurs de la cour, ont fait ce beau discours à l’Académie, qui leur a valu les sifflets de tout Paris. Leur projet était d’armer le gouvernement contre tous ceux qu’ils accusaient d’être philosophes, de me faire exclure de l’Académie, de faire élire à ma place l’évêque du Puy, et de purifier ainsi le sanctuaire profané. Je n’en ai fait que rire, parce que, Dieu merci, je ris de tout. Je n’ai dit qu’un mot, et ce mot a fait éclore vingt brochures, parmi lesquelles il y en a quelques-unes de bonnes, et beaucoup de mauvaises.
Pendant ce temps-là est arrivé le scandale de la comédie des Philosophes. Madame de Robecq a eu le malheur de protéger cette pièce, et de la faire jouer. Cette malheureuse démarche a empoisonné ses derniers jours. On a mandé que vous vous étiez jointe à elle ; cette nouvelle m’a fort affligé. Si vous êtes coupable, avouez-le moi, et je vous donnerai l’absolution.
Si vous voulez vous amuser, lisez le Pauvre Diable, et le Russe à Paris. J’imagine que le Russe vous plaira davantage, parce qu’il est sur un ton plus noble.
Vous lisez les ordures de Fréron ; c’est une preuve que vous aimez la lecture ; mais cela prouve aussi que vous ne haïssez pas les combats des rats et des grenouilles.
Vous dites que la plupart des gens de lettres sont peu aimables, et vous avez raison. Il faut être homme du monde avant d’être homme de lettres ; voilà le mérite du président Hénault. On ne devinerait pas qu’il a travaillé comme un bénédictin.
Vous me demandez comment il faut faire pour vous amuser ; il faut venir chez moi, madame. On y joue des pièces nouvelles, on y rit des sottises de Paris, et Tronchin guérit les gens quand on a trop mangé. Mais vous vous donnerez bien de garde de venir sur les bords de mon lac ; vous n’êtes pas encore assez philosophe, assez détachée, assez détrompée. Cependant vous avez un grand courage, puisque vous supportez votre état ; mais j’ai peur que vous n’ayez pas le courage de supporter les gens et les choses qui vous ennuient.
Je vous plains, je vous aime, je vous respecte, et je me moque de l’univers à qui Pompignan parle.
1 – Dans une lettre du 5 Juillet. (G.A.)
2 – Hénault. On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Voyez les Facéties contre les Pompignan. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
Aux Délices, 14 Juillet 1760.
Voici ma réponse, madame, à une lettre très injuste adressée à notre cher docteur, et qu’il vient de m’envoyer. Je vous en fais tenir copie ; comptez que c’est la loi et les prophètes.
Je sais mieux que personne ce qui se passe à Paris et à Versailles, au sujet des philosophes. Si on se divise, si on a de petites faiblesses, on est perdu ; l’infâme et les infâmes triompheront. Les philosophes seraient-ils assez bêtes pour tomber dans le piège qu’on leur tend ? Soyez le lien qui doit unir des pauvres persécutés.
Jean-Jacques aurait pu servir dans la guerre ; mais la tête lui a tourné absolument. Il vient de m’écrire une lettre dans laquelle il me dit que j’ai perdu Genève. En me parlant de M. Grimm, il l’appelle un Allemand nommé Grimm. Il dit que je suis cause qu’il sera jeté à la voirie, quand il mourra, tandis que moi je serai enterré honorablement.
Que voulez-vous que je vous dise, madame ? Il est déjà mort ; mais recommandez aux vivants d’être dans la plus grande union.
Je me fais anathème pour l’amour des persécutés ; mais il faut qu’ils soient plus adroits qu’ils ne sont : l’impertinence contre madame de Robecq, la sottise (1) de lui avoir envoyé la Vision, la barbarie de lui avoir appris qu’elle était frappée à mort, sont un coup terrible qu’on a bien de la peine à guérir ; on le guérira pourtant, et je ne désespère de rien, si on veut s’entendre.
Je me mets à vos pieds, ma belle philosophe.
1 – C’est Palissot qui avait envoyé à madame de Robecq la Vision de Morellet avec cette fausse souscription : De la part de l’auteur. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Juillet 1760.
Mon cher ange, ce pauvre Carré (1) se recommande à vos bontés. Fréron s’oppose à la représentation de sa pièce, sous prétexte qu’on l’a, dit-il, appelée quelquefois Frelon. Quelle chicane ! Ne sera-t-il permis qu’à l’illustre Palissot de jouer d’honnêtes gens ?
Jérôme Carré croit que si sa Requête à messieurs les Parisiens paraissait quelques jours (2) avant l’Ecossaise, messieurs les Parisiens seraient bien disposés en sa faveur.
Je reçois votre lettre du 9 ; je suis dans mon lit, entouré de cent paquets. On me presse pour le czar Pierre Ier ; les philosophes me font enrager ; ils ne savent ce qu’ils font, ils sont désunis. J’aimerais mieux avoir affaire à des filles de chœur d’opéra qu’à des philosophes, elles entendraient mieux raison.
J’ai à peine le temps de vous dire, mon divin ange, que vous me faites enrager sur l’Ecossaise. Où est donc la difficulté de diviser en deux pièces le fond du théâtre, de pratiquer une porte dans une cloison qui avance de quatre ou cinq pieds ? L’avant-scène est alors supposée tantôt le café, tantôt la chambre de Lindane ; c’est ainsi qu’on en use dans tous les théâtres de l’Europe qui sont bien entendus. Le fond du théâtre représente plusieurs appartements ; les acteurs sortent des uns et des autres, selon que le besoin l’exige ; il n’y a à cela nulle difficulté.
Pourquoi avez-vous la cruauté de vouloir que Lindane ennuie le public de la manière dont elle a fait connaissance avec Murray ? Ce Murray venait au café ; ce coquin de Frelon, qui y vient aussi, y a bien vu Lindane ; pourquoi milord Murray ne l’aurait-il pas vue ? Ce sont ces petites misères, qu’on appelle en France bienséances, qui font languir la plupart de nos comédies. Voilà pourquoi on ne les peut jouer ni en Italie ni en Angleterre, où l’on veut beaucoup d’action, beaucoup d’intérêt, beaucoup d’allées et de venues, et point de préliminaires inutiles.
Mon cher ange, il est très plaisant de jouer l’Ecossaise ; mais il faut absolument imprimer, deux ou trois jours auparavant, la Requête de ce pauvre Carré, traducteur de Hume. Je me mets à l’ombre de vos ailes.
1 – Pseudonyme de Voltaire pour l’Ecossaise. (G.A.)
2 – Elle parut la veille. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 14 Juillet (1).
Madame, je suis comblé des grâces de votre altesse sérénissime. Madame la comtesse de Bassevitz me paraît charmante. On n’écrit point à Versailles comme elle écrit dans son château vandale. Comment n’est-elle pas à Gotha ? Comment, avec tant de mérite, peut-elle être si éloignée de votre personne ? Tout est à rebours dans ce meilleur des mondes possibles. Patience ! il faudra bien que les choses aillent mieux, au lieu d’aller mal, et à force d’aller mal. Si la cousine avait voulu finir ses affaires cet hiver par un bon mariage (2), elle ne serait pas à présent réduite à faire un si mauvais ménage ; mais les mariages sont écrits dans le ciel.
Vos hernutes (3), madame, vos moraves sont de bonnes gens, et ne sont guère plus fous que les autres. Leur folie du moins est très douce ; elle ne nuit à personne ; ils ne répandent point le sang, ils ne se soucient point de savoir à qui appartiendra la Silésie, et quel dédommagement on exigera pour la Saxe. Pourvu qu’on les laisse travailler en paix et aimer l’enfant Jésus, ils sont contents. Ils sont ignorants, ce qui est excellent pour des sots ; car si jamais ils sont des sots savants, les voilà perdus.
Je commence à craindre, madame, que le ballot que j’ai pris la liberté de faire partir à l’adresse de votre altesse sérénissime, ne soit perdu. Quand la guerre ne ferait autre chose que d’empêcher des livres de parvenir à leur destination, je la détesterais. Jugez, madame, combien je l’abhorre, quand elle ruine tant de villes et fait couler tant de sang. Je me mets aux pieds de monseigneur et de toute votre auguste famille ; je me mets surtout aux vôtres ; Je me recommande à la grande maîtresse des cœurs, et je demande toujours les bontés de votre altesse sérénissime pour le Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Il s’agit toujours de la paix avec la France. (G.A.)
3 – Cette secte s’est formée, vers 1457, des débris des anciens hussites. Les hernutes prétendent arriver à la perfection par la lumière intérieure et la communication avec Dieu. Ce sont les quakers de l’Allemagne. Le collège directeur réside à Herrenhut, dans la haute Lusace (A. François.)
à M. Senac de Meilhan.
16 Juillet 1760.
Vous m’écrivez, monsieur, comme l’Eglise ordonne qu’on fasse ses pâques, à tout le moins une fois l’an. Je voudrais que vous eussiez un peu plus de ferveur ; mais aussi, quand vous vous y mettez, vous êtes charmant.
Je suis très fâché que *** (1) se soit déclaré l’ennemi des philosophes il ne faut pas se moquer des gens qu’on persécute ; passe pour les gens heureux et insolents, c’est un grand soulagement de rire à leurs dépens.
On dit que Le Franc de Pompignan est heureux, qu’il est gros et gras, qu’il est très riche, qu’il a une belle femme ; mais il a été fort insolent, en parlant à ses confrères, et cela n’est pas bien. Je ne peux m’empêcher de savoir bon gré au cousin Vadé, et à M. Alethof, et même encore à un certain frère de la doctrine chrétienne (2), d’avoir rabattu l’orgueil de ce président de Quercy (3). Ce n’est pas tout d’avoir fait la Prière du déiste,
Il faut encore être modeste.
Fi ! que cela est vilain de se faire le délateur de ses confrères ! Son frère l’évêque devait lui refuser l’absolution.
Moquez-vous de tous ces gens-là, et surtout de ceux qui vous ennuient. Faites mes compliments, je vous en prie, à M. votre père, et à M. votre frère (4), que j’ai vu dans un pays (5) où certainement je ne le reverrai jamais. Vous trouverez les Délices un peu plus agréables qu’elles n’étaient, vous serez mieux logé, et nous tâcherons de vous faire les honneurs de la maison mieux que nous n’avons jamais fait. J’ai bâti un château dans le pays de Gex, mais ce n’est pas avec la lyre d’Amphion ; son secret est perdu. Je me suis ruiné pour avoir eu l’impertinence d’être architecte. Je crois mon château fort joli, parce qu’un auteur aime toujours ses ouvrages ; mais il me paraîtra bien plus agréable, si jamais vous me faites l’honneur d’y venir.
J’admire l’impudence des ennemis de la philosophie, qui prétendent qu’il ne m’est pas permis de revenir à Paris Il ne tient qu’à moi assurément d’y être, et d’y souper avec MM. Favart, Poinsinet, et Colardeau ; mais je suis trop vieux. J’aime le repos, la campagne, la charrue, et le semoir.
1 – Palissot. (G.A.)
2 – Voltaire attribuait la Vanité à un frère. (G.A.)
3 – Le Franc avait été président de la cour des aides de Montauban, ville de Quercy. (G.A.)
4 – Celui-ci fut nommé fermier-général en 1761. (G.A.)
5 – En Prusse. (G.A.)