CORRESPONDANCE : Année 1760 - Partie 21
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
9 Juillet 1760.
Mon divin ange, je crois que la plaisanterie (1) ne finira pas. On dit qu’il la faut courte ; mais celle-ci m’amusera longtemps, à moins qu’elle ne vous ennuie.
Il me vient une idée que vous savez sans doute. Il faut, en dépit des dévots, mettre Diderot de l’Académie. Mettez-vous à la tête de la cabale, nous aurons pour nous tous les philosophes. M. de Choiseul, madame de Pompadour, ne s’opposeront pas à son élection ; je me flatte même qu’ils nous aideront. Quelle belle réponse ce serait à l’infamie de Palissot ! Entreprenez cette affaire ; et réussissez ; je serai au comble de la joie. La chose ne me paraît pas difficile, et, si elle l’est, c’est une nouvelle raison pour l’entreprendre.
N.B. - Dans l’Ecossaise, page 25, quand le chevalier Monrose, et qu’avant de finir la scène troisième, il demande, à part, à Fabrice, si milord Falbrige est à Londres ? et qu’il demande au maître de café si ce lord vient souvent dans la maison, le cafetier répond : Il y vient quelquefois, il doit répondre : Il y venait avant son voyage d’Espagne.
Cette petite particularité est nécessaire, 1° pour faire voir que Monrose ne vient pas sans raison se loger dans ce café-là ; 2° qu’il a besoin de Falbrige ; 3° pour prévenir les esprits sur la mort de ce Falbrige ; 4° pour fonder la demeure de Lindane près d’un café où ce Falbrige vient quelquefois.
C’est un rien ; mais rien c’est beaucoup.
Mon cher ange, la détention de la chair fraîche du landgrave ne se confirme pas ; cependant je ne parierais pas contre.
Je vous écris fort à la hâte, mais j’ai bien plus de hâte de recevoir de vos nouvelles. Je n’ai pas un moment à moi, car j’ai quelque chose en tête, et toujours pour rire.
Par la sambleu !... je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
LE MISANTH., act. I, sc. VII.
1 – Il s’agit de la guerre entre les philosophes et les dévots. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
9 Juillet 1760.
Ma belle philosophe, les plaisanteries ne finiront point. Les comédiens Italiens voulaient jouer l’Ecossaise ; les Français la revendiquent, et voilà la Requête du traducteur à Messieurs les Parisiens. Mais, raillerie à part, il faut que le prophète (1), négociateur négocie l’admission de Diderot à l’Académie. Je crois le succès assuré. Quelle belle vengeance de Le Franc de Pompignan, et de Joly de Fleury, et de Palissot de Montenoy, et de maître Aliboron dit Fréron ! J’ai besoin de savoir si le prophète a reçu mon paquet adressé au Palais-Royal.
N.B. – qu’il faut absolument mettre Diderot de l’Académie. Je viendrai en poste lui donner ma voix, si cela est nécessaire.
Je me mets à vos pieds, ma belle philosophe.
1 – Grimm. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Juillet.
Mon divin ange, mettez Diderot de l’Académie ; c’est le plus beau coup que l’on puisse faire dans la partie que la raison joue contre le fanatisme et la sottise. Je vous promets de venir donner ma voix. Je vous embrasserai, et je repartirai pour ma douce retraite, après avoir signé mon zèle en faveur de la bonne cause. J’ai les passions vives. Je me meurs d’envie de vous revoir, et je ne peux trouver un plus beau prétexte que celui de venir donner ma voix à Socrate, et des soufflets à Anitus.
Il me semble que Diderot doit compter sur la pluralité des suffrages ; et si, après son élection, les Anitus et les Mélitus font quelques démarches contre lui auprès du roi, il sera très aisé à Socrate de détruire leurs batteries, en désavouant ce qu’on lui impute, et en protestant qu’il est aussi bon chrétien que moi.
M. le duc de Choiseul dit que vous ne l’aimez plus ; vous l’avez donc bien grondé (1) ? Imposez-lui pour pénitence de faire entrer Diderot à l’Académie. Il faudrait qu’il daignât en être lui-même, et introduire Diderot ; ce serait Périclès qui mènerait Socrate.
Il me reste encore un Russe ; je vous l’envoie. Mais pourquoi n’imprime-t-on pas à Paris ces choses honnêtes, tandis qu’on imprime des Fréronades et des Pompignades ?
Voulez-vous avoir la bonté de donner l’incluse (2) à l’ambassadeur de Francfort ? Il est ambassadeur d’une fichue ville. Je le barrerai dans ses négociations, mais ce ne sera pas dans celle de faire recevoir Diderot chez les Quarante.
1 – A propos de la comédie des Philosophes. (G.A.).
2 – La lettre suivante à Damilaville que Voltaire avait adressée à Grimm. (G.A.)
à M. Damilaville.
11 Juillet (1).
La personne, monsieur, à qui vous avez écrit une lettre sans date, et à qui vous avez eu la bonté d’envoyer les pièces ci-jointes, à l’honneur de vous les renvoyer, comme vous le lui avez expressément recommandé. Elle pense absolument comme vous sur toutes les affaires dont vous lui parlez, excepté sur les louanges que vous lui donnez. La multitude des affaires du bureau et une assez mauvaise santé ne me permettent pas une lettre fort longue ; on est très sensible à votre politesse.
Trouvez bon qu’on supprime une signature inutile ; il faut dérouter les curieux.
1 – Voici la première missive du patriarche à celui qui sera pendant huit ans son ami le plus intrépide. (G.A.)
à M. Colini.
Au château de Tournay, 11 Juillet.
Caro Colini, sapete, bene che, in punto di dedicazioni (1), la brevità è la prima virtù. Mandate mela, e vene diro il moi parere.
Mais voici une meilleure affaire. Notre ministère doit de l’argent à la ville de Francfort-sur-le-Mein. M. le duc de Choiseul me protège beaucoup ; le roi est content de moi. Voici le moment de faire arrêt sur l’argent dû à Francfort. Envoyez-moi un petit écrit conçu en ces termes : « Je donne pouvoir à M. de Voltaire de répéter pour moi, devant qui il appartiendra, la somme de deux mille écus d’Empire, qui me furent pris à Francfort-sur-le-Mein, le 20 Juin 1753, lorsque je fus arrêté par les soldats de ladite ville, conjointement avec M. de Voltaire et madame Denis, contre le droit des gens. » Envoyez-moi cet écrit sur un petit carré de papier que je joindrai à ma requête. J’espère qu’enfin vos deux mille écus d’Empire vous seront rendus ; cela vaudra une dédicace ; e vi auguro ogni felicità.
1 – Colini voulait dédier son Discours sur l’Histoire d’Allemagne à la femme de l’électeur palatin. (G.A.)
au P. de Menoux.
11 Juillet 1760.
En vous remerciant du Discours royal (1) et de vos quatre lignes.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds du roi ad multos annos.
Envoyez surtout beaucoup d’exemplaires en Turquie, ou chez les athées de la Chine ; car, en France, je ne connais que des chrétiens. Il est vrai que parmi ces chrétiens on se mange le blanc des yeux pour la grâce efficace et versatile, pour Pasquier-Quesnel et Molina, pour des billets de confession. Priez le roi de Pologne d’écrire contre ces sottises, qui sont le fléau de la société ; elles ne sont certainement bonnes ni pour ce monde ni pour l’autre.
Berthier est un fou et un opiniâtre, qui parle à tort et à travers de ce qu’il n’entend point. Pour le révérend père colonel de mon ami Candide (2), avouez qu’il vous a fait rire, et moi aussi. Et vous, qui parlez, vous seriez le révérend père colonel dans l’occasion, et je suis sûr que vous vous en tireriez bien, et que vous auriez très bon air à la tête de deux mille hommes.
Je suis très fâché que votre palais de Nancy soit si loin de mes châteaux, car je serais fort aise de vous voir ; nous avons, l’un et l’autre, d’excellent vin de Bourgogne, nous le boirions au lieu de disputer.
Une dévote en colère disait à sa voisine : Je te casserai la tête avec ma marmite. Qu’as-tu dans ta marmite ? dit l’autre. Un bon chapon, répondit la dévote. Eh bien ! mangeons-le ensemble, dit la bonne femme.
Voilà comme on en devrait user. Vous êtes tous de grands fous, molinistes, jansénistes, encyclopédistes. Il n’y a que mon cher Menoux de sage ; il est à son aise, bien logé, et boit de bon vin. J’en fais autant ; mais, étant plus libre que vous, je suis plus heureux. Il y a une tragédie anglaise qui commence par ces mots : Mets de l’argent dans ta poche, et moque-toi du reste. Cela n’est pas tragique ; mais cela est fort sensé. Bonsoir. Ce monde-ci est une grande table où les gens d’esprit font bonne chère ; les miettes sont pour les sots, et certainement vous êtes homme d’esprit (3). Je voudrais que vous m’aimassiez, car je vous aime.
1 – L’Incrédulité combattue par le simple bon sens, ouvrage de Stanislas. (G.A.)
2 – Voyez Candide, chap. XIV. (G.A.)
3 – Voyez ce que Voltaire dit du P. Menoux dans ses Mémoires. (G.A.)
à M. Palissot.
12 Juillet 1760.
Votre lettre (1) est extrêmement plaisante, et pleine d’esprit, monsieur. Si vous aviez été aussi gai dans votre comédie des Philosophes, ils auraient dû aller eux-mêmes vous battre des mains ; mais vous avez été sérieux, et voilà le mal.
Entendons-nous, s’il vous plaît ; j’aime à rire, mais nous n’en sommes pas moins persécutés. Maître Abraham Chaumeix et maître Jean Gauchat (2) ont été cités dans le réquisitoire de maître Joly de Fleury ; on nous a traités de perturbateurs du repos public, et, qui pis est, de mauvais chrétiens. Maître Le Franc de Pompignan m’a désigné très injurieusement devant mes trente-huit confrères (3). On a dit à la reine et à monseigneur le dauphin que tous ceux qui ont travaillé à l’Encyclopédie, du nombre desquels j’ai l’honneur d’être, ont fait un pacte avec le diable. Maître Aliboron dit Fréron veut me faire aller à l’immortalité dans ses admirables feuilles, comme Boileau a éternisé Chapelain et Cotin. Oh ! je suis assez bon chrétien pour leur pardonner dans le fond du cœur, mais non pas au bout de ma plume.
Permettez que je vous dise très naturellement et très sérieusement que votre préface, donnée séparément après votre pièce, est une accusation en forme contre mes amis, et peut-être contre moi. J’en avais déjà deux exemplaires avant que j’eusse reçu le vôtre ; on m’avait indiqué les passages où vous vous étiez trompé ; je les avais confrontés. En un mot, je suis très fâché qu’on accuse mes amis et moi de n’être pas bons chrétiens ; je tremble toujours qu’on ne brûle quelque philosophe sur un malentendu. Je suis comme mademoiselle de Lenclos, qui ne voulait pas qu’on appelât aucune femme p…… Je consens qu’on dise de moi que je suis un radoteur, un mauvais poète, un plagiaire, un ignorant ; mais je ne veux pas qu’on soupçonne ma foi. Mes curés rendent bon témoignage de moi ; et je prie Dieu tous les jours pour l’âme de frère Berthier. Frère Menoux, qui aime passionnément le bon vin, et qui a beaucoup d’argent en poche, est obligé de me rendre justice. J’ai fait ma confession de foi (4) au frère de La Tour ; j’étais même assez bien auprès du défunt pape (5), qui avait beaucoup de bontés pour moi, parce qu’il était goguenard. Aussi, ayant pour moi tant de témoignages, et surtout celui de ma bonne conscience, je peux bien avoir quelque chose à craindre dans ce monde-ci, mais rien dans l’autre.
J’ai lu les vers du Russe sur les merveilles du siècle. Il y a une note qui vous regarde ; on y dit que vous vous repentez d’avoir assommé ces pauvres philosophes qui ne vous disaient mot. Il est beau et bon de ne pas mourir dans l’impénitence finale ; pardonnez à ce pauvre Russe qui veut absolument que vous ayez tort d’avoir insinué que mes chers philosophes enseignent à voler dans la poche. On prétend que c’est M. Fantin, curé de Versailles, qui volait ses pénitentes en couchant avec elles, et ses pénitents en les confessant. Dieu veuille avoir son âme ! A l’égard de la vôtre, je voudrais qu’elle fût plus douce avec mes encyclopédistes, qu’elle me pardonnât toutes mes mauvaises plaisanteries, et qu’elle fût heureuse.
Je vous dirai ce que je viens d’écrire à frère Menoux. Il y avait une vieille dévote très acariâtre qui disait à sa voisine : Je te casserai la tête avec ma marmite. Qu’as-tu dans ta marmite ? dit la voisine. Il y a un bon chapon gras, répondit la dévote. Eh bien, mangeons-le ensemble, dit l’autre. Je conseille aux encyclopédistes, jansénistes, molinistes, à vous tout le premier, et à moi, d’en faire autant.
Que reste-t-il à faire après qu’on s’est bien harpaillé ? à mener une vie douce, tranquille, et à rire.
P.S. Voilà une f….. guerre, depuis le chien de discours de Le Franc jusqu’à la Vision.
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
RAC., les Plaid., act. I, sc. VIII.
1 – Palissot avait écrit à Voltaire le 7 Juillet. (G.A.)
2 – Gabriel Gauchat. (G.A.)
3 – Dans son discours de réception à l’Académie. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du 7 Février 1746. (G.A.)
5 – Benoît XIV. (G.A.)