CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 20
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à M. Senac de Meilhan.
Aux Délices, 4 Juillet 1760.
Faites de la prose ou des vers, monsieur ; donnez-vous à la philosophie ou aux affaires, vous réussirez à tout ce que vous entreprendrez. Je suis bien surpris de la conversation du maréchal de Noailles et de milord Stair (1). Ils ne se parlèrent certainement à Ettingen qu’à coups de canon. M. le maréchal de Noailles s’en alla d’un côté, et l’Anglais de l’autre. Milord Stair vint à La Haye, où je le vis. Ces deux généraux s’écrivirent ; j’ai leurs lettres ; mais la prétendue conversation est des Mille et une Nuits.
Soyez très sûr que jamais le lord Stair ne parla à Louis XIV qu’en présence de M. de Torcy ; et le président Hénault sait bien que M. de Torcy n’a jamais entendu cette rodomontade qu’on attribue à Louis XIV, et qui eût été assurément bien mal placée.
Tout ce que vous m’envoyez sur M. le maréchal de Saxe me paraît très conforme à son caractère. Il est étrange qu’il ait fait la guerre avec une intelligence si supérieure, étant très chimérique sur tout le reste. Je l’ai vu partir pour aller conquérir la Courlande, avec deux cents fusils et deux laquais, revenir en poste pour coucher avec mademoiselle Lecouvreur, et construire sur la Seine une galère qui devait remonter de Rouen à Paris en douze heures. Sa machine lui coûta dix mille écus, et les ouvriers se moquaient de lui. Mademoiselle Lecouvreur disait : Qu’allait-il faire dans cette galère ? C’est pourtant lui qui a sauvé la France, parce qu’il en savait plus que les hommes bornés à qui il avait affaire.
Vous me parlez, monsieur, d’un voyage philosophique vers mon petit pays roman. Vos lettres inspirent le désir de voir celui qui les écrit ; ma retraite serait très honorée, et je serais charmé. Je félicite M. votre père (2) d’avoir un fils aussi aimable. Assurez-le, je vous prie, de mon attachement, et soyez persuadé de tous les sentiments que vous faites naître dans le cœur du Suisse V.
1 – Commandant de l’armée anglaise à la journée d’Ettingen, le 27 Juin 1743. (G.A.)
2 – Premier médecin du roi. (G.A.)
à M. Bertrand.
5 Juillet 1760.
Je ne crois pas, mon cher philosophe, qu’il y ait un plus mauvais correspondant que moi. Je ne vous ai point répondu, parce que, de jour en jour, je me suis flatté de partir pour la cour palatine ; mais, quand on a des maçons et des charpentiers, on n’est plus son maître. Les moissons sont venues, je ne sais plus quand je pourrai faire ce voyage. Si je ne pars pas, j’écrirai pour le cabinet (1) de la manière la plus engageante que je pourrai imaginer. L’envie de servir ses amis arrondit le style et échauffe le cœur. L’histoire naturelle cède, pour le présent à l’histoire de la guerre ; les princes ne sont plus occupés que de la façon dont le roi de Prusse succombera ou se tirera d’affaire. On dit qu’on a envoyé le landgrave de Hesse prisonnier à Stade ; il l’était déjà dans ses Etats. Ce prince était confesseur, le voilà martyr ; cela est bien plus beau que d’être landgrave.
On fait, à Paris, la guerre des brochures. Les Palissot, les Pompignan sont un peu battus en vers et en prose. Cela amuse les badauds de Paris, qui s’occupent plus de ces bagatelles que de ce qui se passe en Silésie. Le Parisien trouve toujours le moyen d’être heureux au milieu des malheurs publics et cantilenis miserias solabantur.
Adieu, mon cher philosophe ; je m’imagine que vous êtes à la campagne avec les deux personnes (2) de Berne à qui je suis le plus dévoué. Présentez-leur mes tendres respects, je vous en prie.
1 – Le cabinet d’histoire naturelle que Bertrand voulait vendre à l’électeur palatin. (G.A.)
2 – M. et madame de Freudenreich. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
6 Juillet 1760.
Mon cher ange, il faut faire ses foins et ses moissons à la fois, veiller à son bâtiment, apprendre ses rôles pour les comédies que nous allons jouer, avoir une correspondance suivie avec ma cousine Vadé, avec M. de Kouranskoy, cousin germain de M. Alethof, avec le frère de la Doctrine chrétienne, auteur de la Vanité. Cependant M. de Courteilles, qui s’en va aux eaux de Vichy, me laisse en proie aux publicains maudits dans l’Ecriture ; et, quoiqu’il soit démontré que je ne suis point seigneur de La Perrière, on veut me faire payer les dettes du roi ; Le Franc de Pompignan ne me traiterait pas plus rudement. M. le duc de Richelieu s’enfuit à Bordeaux sans me faire réponse, et sans m’envoyer un passeport que je lui ai demandé pour un pauvre diable de Gascon hérétique ; et voilà mon hérétique sur le point d’être ruiné. Malgré tout cela, mon divin ange, voici encore quelques corrections nécessaires que le traducteur de M. Hume vous envoie. Maître Aliboron, dit Fréron, est un ignorant bien impudent de dire que le poète-prêtre Hume n’est pas frère de Hume l’athée ; il ne sait pas que Hume le prêtre a dédié une de ses pièces à son frère.
J’avais tant crié après le Mémoire du sieur Le Franc de Pompignan, qu’on m’en a envoyé trois par la dernière poste. Heureusement le frère de la Doctrine chrétienne, et M. de Kouranskoy, cousin germain de M. Alethof, en avaient chacun un.
Mon divin ange, je ne peux regarder Médime d’un mois. Il ne faut pas se morfondre et s’appesantir sur son ouvrage ; cela glace l’imagination.
A la façon dont vous parlez, on dirait que madame de Robecq est morte (1) ; j’en suis fâché ; la mort d’une belle femme est toujours un grand mal. Est-il vrai que madame du Deffand prend parti contre la philosophie, et qu’elle m’abandonne indignement ? Comment suis-je auprès de M. le duc de Choiseul ? a-t-il fait voir à madame de Pompadour l’élucubration de M. de Kouranskoy ?
Je vous conjure de vous servir de toute votre éloquence pour lui dire que, s’il arrive malheur à Luc, il n’en résultera pas malheur à la France ; que le Brandebourg restera toujours un électorat ; qu’il est bon qu’il n’y ait pas d’électeur assez puissant pour se passer de la protection du roi ; que tous les princes de l’Empire auront toujours recours à cette protection contra l’aquila grifagna (2). Nota bene que, si Luc était déconfit cette année, nous aurions la paix l’hiver prochain.
Mademoiselle Vadé se recommande à Robin-mouton (3).
Mon divin ange, donnez des copies de ma lettre paternelle à Palissot. Où est donc la difficulté de mettre trois étoiles au lieu de votre nom, de dire la personne à qui je me suis adressé, ou de mettre tout ce qui vous plaira ?
Mais revenons à l’Ecossaise. Qui sont donc les malintentionnés qui prétendent que ce n’est pas une traduction, et qui veulent la mettre sous mon nom, pour la faire tomber ? Ah ! les méchantes gens !
Il y a encore des malvivants qui prétendent que je ne suis pas chez moi de mon bon gré, qui l’impriment, qui veulent le faire croire ; fi, que cela est vilain ! Il faut bien dire, bien soutenir qu’il ne tient qu’à moi d’aller rire à leur nez, à Paris, mais que j’aime mille fois mieux rire où je suis ; il faut qu’ils sachent que je suis heureux, et qu’ils crèvent.
Il y a plus de deux mois qu’on m’a envoyé l’épigramme assez plate contre Fréron. Je joins à mon paquet les lettres originales de l’ami Palissot. Je vous prierai d’avoir la bonté de me les renvoyer.
J’ajoute, mon divin ange, que le commentateur de M. Alethof s’est trompé dans ses notes (4). Il faut mettre le 14 au lieu du 10, jour de l’anniversaire de Henri IV.
Madame Scaliger n’aurait pas fait cette faute. Je lui présente mes tendres respects, et me réjouis de sa santé ; et je vous aime encore plus que de coutume.
Un petit mot encore. Pourquoi changer le nom de Frelon ? Est-ce la faute de Hume s’il y a un cuistre dans Paris qui porte un nom, lequel a un rapport éloigné au mot de frelon ? De plus, songeons que, s’il est bon de rire, il est meilleur de rire aux dépens des méchants. Mais ce petit hypocrite de Joly de Fleury, ce petit ballon noir, gonflé de vapeurs puantes, aura son tour (5), si Dieu n’y met la main.
Vous a-t-on dit que cette grosse masse de chair fraîche, nommée le landgrave de Hesse, est en prison à Stade ?
J’entends murmurer la prise de Marbourg. On ne saura que demain si la chose est vraie.
L’oncle et la nièce baisent le bout de vos ailes.
1 – Elle était morte le 4 Juillet. (G.A.)
2 – Expression de L. Alamanni. (G.A.)
3 – C’est-à-dire que Voltaire recommande ses Satires au libraire Robin, sorti de prison le 25 Juin. (G.A.)
4 – Notes du Russe à Paris. (G.A.)
5 – Voyez l’Epître à mademoiselle Clairon, du 1er janvier 1761. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Tournay, 7 Juillet 1760.
Vous m’avez comblé de joie, mon ancien ami, par votre lettre du 28. Je ne crois pas que M. d’Alembert se fasse Prussien si aisément. Le Salomon du Nord doit être un peu embarrassé après la perte de ses vingt (1) mille hommes à Landshut, ayant sous son nez quatre-vingt mille Autrichiens, et cent mille Russes à son cul, lesquels Russes sont de rudes Potsdamites (2).
Je ne sais si je me trompe, mais j’ai une grande idée de l’année 1760. On me mande qu’on vient d’envoyer prisonnier à Stade le landgrave de Hesse ; je n’en suis pas surpris ; il y a trois ans qu’il était prisonnier, et, en dernier lieu, il l’était encore dans ses Etats.
On dit que le duc de Broglie,
Sage en projets, et vif dans les combats,
Le Pauvre Diable.
a pris Marbourg et son château avec douze cents hommes.
Le Salomon du Nord m’écrit toujours ; il me mande que le 19 (3) juin il a voulu donner bataille à M. de Daun, qu’il n’a pu en venir à bout, mais que ce qui est différé n’est pas perdu. Il aime toujours à écrire en prose et en vers, dans quelque situation qu’il se trouve ; mais je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il réparât, par la moindre galanterie, l’indigne traitement fait à ma nièce dans Francfort. Tant pis pour lui ; n’en parlons plus.
Je vous ai mandé ce que je pensais d’un voyage en Russie. J’aime fort le Russe à Paris, mais je n’aime point que le premier baron chrétien (4) soit Russe. Songez que ces Russes ne sont chrétiens que depuis six cents ans, ou environ, et qu’il y avait déjà plusieurs siècles que les Montmorency étaient baptisés. Je ne veux ni premier baron chrétien à Archangel, ni premier philosophe (5) en Brandebourg.
Maître Aliboron, dit Fréron, me paraît furieusement bête. Il conte qu’un jour la nouvelle se répandit qu’il était aux galères, et il est assez aveugle pour ne pas voir que c’est une nouvelle toute simple.
Ramponeau (6) n’est point si plaisant que le Pauvre Diable ; mais Ramponeau peut tenir son coin dans le Recueil (7), quand ce ne serait qu’en faveur de la cabaretière Rahab, aïeule de qui vous savez (8).
Dites à l’abbé Trublet qu’il faut qu’il se réconcilie avec les vers, comme Pompignan le prêtre avec l’esprit (9)
Dites à Protagoras (10) qu’il se trompe grossièrement, pour la première fois de sa vie, s’il pense que M. le duc de Choiseul protège les Polissons et les Frelons, au point de prendre leur parti contre des hommes qu’il estime. Il les a protégés en grand seigneur, tel qu’il est ; il leur a donné du pain ; mais il est si loin de prendre leur parti, qu’il trouvera fort bon qu’on les assomme de coups de canne. On aurait beaucoup mieux fait de prendre ce parti que d’aller fourrer mal à propos la fille (11) de M. le duc de Luxembourg dans des querelles de comédie.
Je savais déjà que Robin-mouton devait retourner à sa bergerie. Je ne sais si l’abbé Morellet ne restera pas encore quelques jours dans son château (12) ; c’est dommage qu’un aussi bon officier ait été fait prisonnier à l’entrée de la campagne.
Vous devriez bien, conjointement avec Protagoras, m’envoyer une liste des ennemis et de leurs ridicules ; cela sera un peu long, mais il faut travailler pour le bien de la patrie. Je voudrais un peu de faits, je voudrais jusqu’aux noms de baptême, si cela se pouvait : les noms de saints font toujours un très bon effet en vers. Je ne sais si l’abbé Trublet est de cet avis.
Nous avons ici une espèce de plaisant qui serait très capable de faire une façon de Secchia rapita, et de peindre les ennemis de la raison dans tout l’excès de leur impertinence. Peut-être mon plaisant fera-t-il un poème gai et amusant sur un sujet qui ne le paraît guère. La Dunciade de Pope me paraît un sujet manqué.
Il est important encore de savoir le nom du libraire qui imprime le Journal de Trévoux, le Journal chrétien, ou tels autres rogatons ; si ce libraire a femme, ou fille, ou petit garçon, car il faut de l’amour et de l’intérêt dans le poème ; sans quoi, point de salut. En un mot, mon plaisant veut rire, et faire rire, et mon plaisant a raison, car on commence à se lasser des injures sérieuses ; mais gardez le secret à mon plaisant. Interim, I am with allmy heart yours.
1 – Ou plutôt dix mille hommes exterminés le 23 Juin. (G.A.)
2 – Allusion aux mœurs de Potsdam. (G.A.)
3 – Ou plutôt le 20. (G.A.)
4 – Le comte de Montmorency. (G.A.)
5 – Allusion à d’Alembert, appelé à Berlin par Frédéric. (G.A.)
6 – Le Plaidoyer de Ramponeau. (G.A.)
7 – Recueil des facéties parisiennes. (G.A.)
8 – Aïeule de Jésus. (G.A.)
9 – Allusion à la Dévotion réconciliée avec l’esprit, ouvrage de l’évêque du Puy-en-Velay. (G.A.)
10 – D’alembert. (G.A.)
11 – Madame de Robecq. (G.A.)
12 – A la Bastille. Il en sortit le 30 Juillet. (G.A.)