CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 2

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à M. Paris Duverney.

 

Aux Délices, 7 Janvier (1).

 

 

          Je vous souhaite, monsieur, les années du cardinal de Fleury, bien convaincu d’ailleurs que vous avez des vues plus nobles et plus étendues que les siennes ; il n’eût jamais établi l’Ecole militaire.

 

          Permettez que je vous propose une action digne de votre caractère. Il s’agit de rendre à la patrie une famille entière, de la plus ancienne noblesse du royaume.

 

          Vous avez peut-être connu autrefois le marquis de Langallerie, lieutenant-général des armées, que son humeur trop vive et l’ineptie de M. de Chamillart obligèrent d’aller servir l’empereur. J’ai engagé son fils, qui est un homme de probité et de mérite, à retourner en France. La religion protestante qu’il professe en Suisse, où il a quelques possessions encore, ne mettra aucun obstacle à son retour. Votre Ecole militaire est la vraie place de ses enfants. Une pension pour eux, sur les économats, paraîtra très bien appliquée ; un grade de maréchal de camp pour le père n’est qu’un parchemin. D’ailleurs M. le marquis de Gentil Langallerie, âgé de quarante-huit ans, peut rendre service, parlant l’allemand comme le français, et connaissant tous les buissons des pays où l’on fait la guerre.

 

          J’ose confier cette négociation à votre générosité et à votre discrétion. Si vous entreprenez l’affaire, elle réussira. Voulez-vous en parler à madame de Pompadour ? Je crois servir l’Etat en servant M. le marquis de Gentil, quoique le roi ne manque pas de braves officiers. J’ai cru, dans cette affaire, ne devoir m’ouvrir qu’à vous, le marquis de Gentil ayant de grands ménagements à garder en Suisse, où il a encore une partie de sa fortune.

 

          Daignez me dire naturellement ce que vous pouvez et ce que vous voulez faire.

 

          Auriez-vous cru que le roi de Prusse tînt si longtemps contre les trois quarts de l’Europe ? Avez-vous rien vu de moins vraisemblable que ce qui se passe depuis trois ans ?

 

          Adieu, monsieur, conservez toujours un peu d’amitié pour le plus ancien peut-être de vos admirateurs, pour votre très attaché très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Prault fils.

 

7 Janvier 1760 (1).

 

 

          J’ai toujours eu, monsieur, beaucoup d’estime pour toute votre famille, et je vois que vous n’avez pas dégénéré. C’est un grand chagrin pour moi, dans la retraite où j’achève ma vie, de ne pouvoir être aussi utile que je le voudrais à un jeune homme de votre mérite. S’il se présente quelque occasion de vous marquer l’envie extrême que j’ai de vous être utile à quelque chose, je ne la laisserai pas échapper, et peut être cette année vous en serez convaincu.

 

          Je me flatte que votre recueil D. contient des pièces plus intéressantes, et mieux faites que l’abominable rapsodie qui vous a paru si indigne de votre presse, et qui a l’air d’être faite par le laquais d’un gredin. Vous me feriez plaisir, monsieur, de m’envoyer votre recueil ; vous n’avez qu’à le faire remettre à la grande poste, à mon adresse : A monsieur de Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, dans son château de Tournay, près de Gex, par Genève. Et par-dessus cette adresse : A monsieur Bouret, fermier-général, intendant des postes à Paris.

 

          Je vous prie, monsieur, de faire mes compliments à M. votre père, et de me croire très véritablement votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. P. Rousseau.

 

Janvier (1).

 

 

          Quelque répugnance, messieurs, qu’on puisse sentir à parler de soi-même au public, et quelques vains que puissent être tous les petits intérêts d’auteur, vous jugerez peut-être qu’il est des circonstances où un homme qui a eu le malheur d’écrire doit au moins, en qualité de citoyen, réfuter la calomnie. Il n’est pas bien intéressant pour le public que quelques hommes obscurs aient, depuis dix ans, mis leurs ouvrages sous le nom d’un homme obscur tel que moi ; mais il m’est permis d’avertir qu’on m’a souvent apporté, dans ma retraite, des brochures de Paris, qui portaient mon nom avec ce titre : imprimé à Genève.

 

          Je puis protester que non seulement aucune de ces brochures n’est de moi, mais encore qu’à Genève rien n’est imprimé sans la permission expresse de trois magistrats, et que toutes ces puérilités, pour ne rien dire de pis, sont absolument ignorées dans ce pays, où l’on n’est occupé que de ses devoirs, de son commerce et de l’agriculture, et où les douceurs de la société ne sont jamais aigries par des querelles d’auteurs.

 

          Ceux qui ont voulu troubler ainsi ma vieillesse et mon repos, se sont imaginé que je demeurais à Genève. Il est vrai que j’ai pris, depuis longtemps, le parti de la retraite, pour n’être plus en butte aux cabales et aux calomnies qui désolent, à Paris, la littérature ; mais il n’est pas vrai que je me sois retiré à Genève. Mon habitation naturelle est dans des terres que je possède en France, sur la frontière, et auxquelles sa majesté a daigné accorder des privilèges et des droits qui me les rendent encore plus précieuses. C’est là que ma principale occupation, assez connue dans le pays, est de cultiver en paix mes campagnes, et de n’être pas inutile à quelques infortunés. Je suis si éloigné d’envoyer à Paris aucun ouvrage, que je n’ai aucun commerce, ni direct ni indirect, avec aucun libraire, ni même avec aucun homme de lettres de Paris ; et, hors je ne sais quelle tragédie, intitulée l’Orphelin de la Chine, qu’un ami (2) respectable m’arracha il y a cinq à six années, et dont je fis le médiocre présent aux acteurs du Théâtre-Français, je n’ai certainement rien fait imprimer dans cette ville.

 

          J’ai été assez surpris de recevoir, le dernier de décembre, une feuille d’une brochure périodique, intitulée l’Année littéraire, dont j’ignorais absolument l’existence dans ma retraite. Cette feuille était accompagnée d’une petite comédie qui a pour titre la Femme qui a raison, représentée à Karonge (3) , donnée par M. de Voltaire, et imprimée à Genève. Il y a dans ce titre trois faussetés. Cette pièce, telle qu’elle est défigurée par le libraire, n’est assurément pas mon ouvrage ; elle n’a jamais été imprimée à Genève ; il n’y a nul endroit ici qui s’appelle Karonge, et j’ajoute que le libraire de Paris qui l’a imprimée sous mon nom, sans mon aveu, est très répréhensible.

 

          Mais voici une autre réponse aux politesses de l’auteur de l’Année littéraire. La pièce qu’il croit nouvelle fut jouée, il y a douze ans, à Lunéville, dans le palais du roi de Pologne, où j’avais l’honneur de demeurer. Les premières personnes du royaume, pour la naissance, et peut-être pour l’esprit et le goût, la jouèrent en présence de ce monarque. Il suffit de dire que madame la marquise du Châtelet-Lorraine représenta la Femme qui a raison avec un applaudissement général. On tait par respect le nom des autres personnes illustres qui vivent encore, ou plutôt par la crainte de blesser leur modestie. Une telle assemblée savait, peut-être aussi bien que l’auteur de l’Année littéraire, ce que c’est que la bonne plaisanterie et la bienséance. Les deux tiers de la pièce furent composés par un homme (4) dont j’envierais les talents, si la juste horreur qu’il a pour les tracasseries d’auteur et pour les cabales de théâtre ne l’avait fait renoncer à un art pour lequel il avait beaucoup de génie. Je fis la dernière partie de l’ouvrage ; je remis ensuite le tout en trois actes, avec quelques changements légers que cette forme exigeait. Ce petit divertissement en trois actes, qui n’a jamais été destiné au public, est très différent de la pièce qu’on a très mal à propos imprimée sous mon nom. Vous voyez, messieurs, que je ne suis pas le seul qui doive des remerciements à l’auteur de l’Année littéraire, pour ces belles imputations de grossièreté tudesque, de bassesse et d’indécence, qu’il prodigue. Le roi de Pologne, les premières dames du royaume, des princes mêmes, peuvent en prendre leur part avec la même reconnaissance ; et le respectable auteur que j’aidai dans cette fête doit partager les mêmes sentiments.

 

          Je me suis informé de ce qu’était cette Année littéraire, et j’ai appris que c’est un ouvrage où les hommes les plus célèbres que nous ayons dans la littérature sont souvent outragés. C’est pour moi un nouveau sujet de remerciement. J’ai parcouru quelques pages de la brochure ; j’y ai trouvé quelques injures un peu fortes contre M. Lemierre (5). On l’y traite d’homme sans génie, de plagiaire, de joueur de gobelets, parce que ce jeune homme estimable a remporté trois prix à notre Académie, et qu’il a réussi dans une tragédie longtemps honorée des suffrages encourageants du public.

 

          Je dois dire, en général, et sans avoir personne en vue, qu’il est un peu hardi de s’ériger en juge de tous les ouvrages, et qu’il vaudrait mieux en faire de bons.

 

          La satire en vers, et même en beaux vers, est aujourd’hui décriée à plus forte raison la satire en prose, surtout quand on y réussit d’autant plus mal qu’il est plus aisé d’écrire en ce pitoyable genre. Je suis très éloigné de caractériser ici l’auteur de l’Année littéraire, qui m’est absolument inconnu. On me dit qu’il est depuis longtemps mon ennemi, à la bonne heure ; on a beau me le dire, je vous assure que je n’en sais rien.

 

          Si, dans la crise où est l’Europe, et dans les malheurs qui désolent tant d’Etats, il est encore quelques amateurs de la littérature qui s’amusent du bien et du mal qu’elle peut produire, je les prie de croire que je méprise la satire, et que je n’en fais point.

 

 

 

1 – Cette lettre parut dans le Journal encyclopédique et fut reproduite dans le Mercure.  (G.A.)

 

2 – D’Argental. (G.A.)

 

3 – Karonge pour Carouge. (G.A.)

 

4 – Saint-Lambert. (G.A.)

 

5 – Auteur d’Hypermnestre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Janvier.

 

 

          Je conçois très bien, mon divin ange, que vous enverrez plus d’un courrier pour raccommoder la balourdise de ce monsieur, soi-disant d’Aragon (1), qui stipula si mal les intérêts du duc de Parme dans le traité croqué d’Aix-la-Chapelle. Cet homme cependant passait pour un aigle. J’ai vu en ma vie bien des hiboux se croire aigles. Et que dirons-nous de ceux qui nous ont attiré cette belle guerre avec l’Angleterre, en ne sachant pas ce que c’était que l’Acadie ? Mon cher ange, le monde va comme il peut. Je n’ai d’espérance que dans M. le duc de Choiseul. Mes annuités, actions, billets de loterie, font mille vœux pour lui.

 

          Le tripot consolerait un peu de toutes les misères qui nous accablent ; mais, divin ange, j’ai fait bien des réflexions. Si la pièce réussit, peu de plaisir m’en revient, comme je vous l’ai déjà dit ; si elle tombe, force tribulations me circonviennent ; parodies, brochures, foire, épigrammes, journaux, tout me tombe sur le corps. J’ai soixante et six ans, comme vous savez, et je ne veux plus mourir de la chute d’une pièce de théâtre.

 

          Je vous enverrai, n’en doutez pas, la Chevalerie, à laquelle je ne peux plus rien faire ; mais je vous supplierai de ne la donner qu’à bonnes enseignes ; suppose même que vous daigniez vous amuser encore à ces bagatelles, après les impertinences d’Auguste et de Cinna. J’ai lu cette sottise, et j’ai été bien étonné qu’on l’attribuât à Marmontel (2).

 

          A l’égard de Luc, je n’ai fait autre chose qu’envoyer à M. le duc de Choiseul les lettres qu’il m’écrivait, pour lui être montrées. Je n’ai été qu’un bureau d’adresse. Il voit d’un coup d’œil ce qu’il peut faire de ces épîtres, si tant est qu’on en puisse faire quelque chose. Mais j’ai demandé à M. le duc de Choiseul une autre grâce, qui n’a nul rapport à Luc : voici de quoi il est question. Il faut plaire aux gens avec qui l’on vit. Le conseil de Genève a condamnée à 10,000 livres d’amende un citoyen qu’il aime, et qu’il a condamné malgré lui, sur une contravention faite par son commis, dans son commerce avec la France. Son procès a été fait à la réquisition du résident du roi à Genève (3). Le coupable en question se nomme Prévost : il est le moins coupable de tous ceux qui étaient dans le même cas : ce cas est la contrebande. Ce Prévost est ruiné : il a une femme qui pleure, des enfants qui meurent de faim. Le conseil veut bien lui remettre une partie de sa peine, mais il ne peut pas avoir cette condescendance sans savoir auparavant si M. le duc de Choiseul le trouve bon. Il ne veut pas en parler à M. de Montpéroux, résident de France, de peur de se compromettre, et de compromettre même le résident. On s’est donc adressé à moi. J’ai pris la liberté d’en écrire à M. le duc de Choiseul, et je vous conjure seulement d’obtenir qu’il vous dise qu’on peut faire grâce à ce pauvre diable, et qu’il n’en saura rien. Faites cette bonne œuvre le premier mardi, mon divin ange ; on ne peut mieux employer un mardi.

 

          Joue-t-on le Gladiateur (4) ? Espère-t-on quelque chose de M. Bertin (5) ? Avez-vous M. Tronchin de Lyon ? Avez-vous reçu quelque consolation de Cadix ? Paiera-t-on nos rentes ? Madame Scaliger, comment vous portez-vous ? Je baise bien tendrement le bout de vos ailes ; autant fait madame Denis.

 

          Vraiment, mon divin ange, j’oubliais l’abbé d’Espagnac. Je ne croyais pas qu’avec de l’argent vous eussiez besoin d’un pouvoir. Votre nom seul est pouvoir ; mais voilà la pancarte que vous ordonnez.

 

 

1 – Le comte Saint-Séverin d’Aragon, qui représenta la France au congrès d’Aix-la-Chapelle en 1748. (G.A.)

 

2 – La parodie de la scène I de l’acte II de Cinna. Les personnages étaient le duc d’Aumont, d’Argental et Lekain. (G.A.)

 

3 – Montpéroux. (G.A.)

 

4 – Spartacus, de Saurin. (G.A.)

 

5 – Successeur de Silhouette. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 15 Janvier 1760, en réponse à la lettre dont

votre altesse sérénissime m’honore du 13 Janvier (1).

 

 

          Madame, pourquoi n’y suis-je pas ? Pourquoi ne suis-je pas le témoin des plaisirs et des talents de votre illustre famille ? Votre altesse sérénissime fait en tout temps mes regrets.

 

          Madame la princesse votre fille se fait donc Américaine (2) ? Le prince aîné est Zamore ! Il faut, en vérité, aller dans un nouveau monde pour avoir du plaisir par le temps qui court. Je vois la grande maîtresse des cœurs qui leur donne des leçons ; car il me semble que je l’ai entendue très bien réciter, et mieux sans doute que le maître de langue, quel qu’il soit. Nous n’avons ici, madame, dans la ville de Jean Calvin, aucun dessinateur capable de dessiner un habit de théâtre, pas même un surplis ; mais je vais y suppléer. Une espèce d’habit à la romaine pour Zamore et ses suivants, le corselet orné d’un soleil, et des plumes pendantes aux lambrequins ; un petit casque garni de plumes, qui ne soit pas un casque ordinaire. Votre goût, madame, arrangera tout cet ajustement en peu d’heures.

 

          Si on peut avoir pour Alzire une jupe garni de plumes par devant, une mante qui descende des épaules et qui traîne, la coiffure en cheveux, des poinçons de diamant dans les boucles, voilà la toilette finie. Pour Alvarès et son fils, le mieux serait l’ancien habit à l’espagnole, la veste courte et serrée, la golile, le manteau noir doublé de satin couleur de feu, les bas couleur de feu, le plumet de même. Montèze, vêtu comme les Américains. Voilà, madame, tout ce que votre tailleur peut dire ; mais en qualité d’auteur, votre altesse sérénissime est bien convaincu que je voudrais être le maître de langue.

 

          J’ignore quel est le bel homme qui s’est donné pour le médecin Tronchin ; le véritable est encore à Genève, et peut-être n’en sortira pas. Pour mademoiselle Pertriset, j’ai eu l’honneur de lui écrire, madame, et de lui envoyer le compte qu’on m’a remis pour le banquier (3) que votre altesse sérénissime protège. Je me flatte qu’elle m’aura mis aux pieds de votre altesse sérénissime et de toute votre auguste maison.

 

          Freitag doit être bien étonné d’être trépassé d’une mort naturelle. Hier il vint chez moi un Prussien, fils du général Brédau. Je lui demandai des nouvelles de tous ceux que j’avais vus chez le roi ; madame, il n’y en a pas un en vie. O monde, que tu es néant !

 

          Daignez, madame, agréer les profonds respects de V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Elle allait jouer Alzire. (G.A.)

 

3 – Il s’agit d’une réponse de Choiseul à Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

1760 - Partie 2

 

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