CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 19

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à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 23 Juin 1760.

 

 

          La poste part ; je n’ai que le temps de vous dire, mon cher ami, que vous ne savez ce que vous dites ; que je sais mieux que vous l’aventure de Robin, et les sentiments de ceux qui l’ont fait coffrer, et le tort extrême qu’on a eu de fourrer madame la princesse de Robecq dans une querelle de comédie  et qu’on trouve à Versailles le Mémoire de Pompignan aussi sot qu’à Paris ; et qu’un compliment de M. de La Vauguyon (1) n’est qu’un compliment ; et qu’il ne faut point s’alarmer ; et que les bons cacouacs auront toujours le public pour eux, et qu’il faut rire.

 

          Par quelle fatalité me dit-on toujours : « Vous avez lu le Mémoire de Pompignan ; que dites-vous de ce mémoire et de sa généalogie ? » et personne ne me l’envoie, et je suis tout honteux.

 

          J’ai reçu une grande lettre de Jean-Jacques Rousseau (2) ; il est devenu tout à fait fou ; c’est dommage.

 

          J’ai commencé ma lettre, mon cher ami, par ces beaux mots : Vous ne savez ce que vous dites ; j’ajoute à présent que vous ne savez ce que vous faites, car il vaudrait bien mieux venir aux Délices, dans la chambre des fleurs, que d’aller chez un médecin dont vous n’avez pas besoin, puisque vous êtes gros et gras.

 

          J’ai vu Marmontel ; il est gros et gras aussi, et, de plus, m’a paru fort aimable. Il soutient sa disgrâce en homme qui ne la méritait pas.

 

          J’ai la Vision, j’en ai deux exemplaires ; mais, pour Dieu, faites-moi avoir Mose’s Legation (3), et l’Interprétation de la Nature.

 

          Je suis dans un commerce très vif avec le bienheureux Palissot ; je lui ai écrit une lettre paternelle, en dernier lieu, dans laquelle je lui propose de faire une rétractation publique. Adieu, adieu ; une autre fois je vous en dirai davantage ; mais il faudrait venir chez nous. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Gouverneur du duc de Bourgogne, qui mourut l’année suivante.

 

2 – A Montmorency, le 17 Juin.

 

Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 (*) a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.

 

Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n’était point destinée à l’impression. Je la communiquai sous condition à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettaient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient encore moins d’abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont : madame de Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse d’Houdetot, et un Allemand nommé Grimm. Madame de Chenonceaux souhaitait que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu’il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé ; vous le refusâtes, et il n’en fut plus question.

 

Cependant M. l’abbé Trublet, avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honnêteté, que, ayant reçu les feuilles d’un journal de M. Formey, il y avait lu cette même lettre avec un avis dans lequel l’éditeur dit, sous la date du 23 Octobre 1759, « qu’il l’a trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que, comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal. »

 

Voilà, monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très sûr que jusqu’ici l’on n’avait pas même ouï parler à Paris de cette lettre ; il est très sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. Formey, n’a pu lui venir que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin il est très sûr que les deux dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir davantage de ma retraite ; vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à la source et de vérifier le fait.

 

Dans la même lettre, M. l’abbé Trublet me marque qu’il tient la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas ; mais cet exemplaire peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela. Mais si je ne pouvais éviter qu’elle le fût, et qu’instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterais pas à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste et naturel.

 

            Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, et vous pouvez compter qu’elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurais pas l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre, il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, et me l’adresser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et de n’y pas répliquer un seul mot.

 

Je ne vous aime point, monsieur, vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ;  vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux. C’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute ; je ne manquerais jamais au respect que je leurs dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur. J.-J. Rousseau.

 

 

(*) 18 Août. (G.A.)

 

3 – Par Warbuton. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Juin 1760.

 

 

          Mon cher ange pardonnera si je n’écris pas de ma main ; on n’est pas de fer, quoiqu’on soit dans un siècle de fer. M. Tronchin est étonné que vos médecins de Paris n’aient pas prévu la pierre bilieuse ; je l’ai consulté sur le rhumatisme ; il demande des détails, et alors il dira son avis.

 

          Il faudrait, mon divin ange, refondre l’Ecossaise, changer absolument le caractère de Frelon, en faire un balourd de bonne volonté qui gâterait tout en voulant tout réparer, qui dirait toutes les nouvelles en voulant les taire, et qui influerait sur toute la pièce jusqu’au dernier acte. Cette pièce a été faite bonnement et avec simplicité, uniquement pour faire donner Fréron au diable ; elle ne pourrait être supportée au théâtre qu’en cas qu’on la prît pour une comédie véritablement anglaise. Elle ressemble aux toiles peintes de Hollande, qui ne sont de débit que quand elles passent pour être des Indes. Je vous enverrai, je crois, demain cette misère, avec quelques légères corrections. Il est impossible de rien changer aux deux derniers actes, à moins de faire une pièce nouvelle. Je me trompe peut-être, mais je crois que le Droit du Seigneur vaut infiniment mieux. Vous aurez le petit embellissement de la fin de Tancrède en son temps, afin de ne pas mêler les espèces.

 

          Pour Médime, j’en ai par-dessus la tête  je ne puis rien faire pour elle ; je suis son serviteur, et lui souhaite toutes sortes de prospérités. Vous devriez bien donner un Pauvre Diable à votre ancien portier ; peut-être trouverait-il quelque honnête typographe qui s’en chargerait pour l’édification publique. Tout le monde admire la modestie de Le Franc de Pompignan, et on voit combien le roi et tout l’univers prennent le parti de ce grand homme ; je crois que mademoiselle Vadé lui en dira deux mots (1). J’ai pris la liberté de vous adresser ma seconde réponse à la seconde lettre du sieur Palissot. Cette lettre le met si fortement et si honnêtement dans tout son tort, elle justifie si pleinement Diderot, elle doit faire tellement rougir M. Joly de Fleury sans l’offenser, elle est si mesurée et si vraie dans tous ses points, que je crois que c’est une très bonne œuvre de se la laisser dérober en ôtant votre nom.

 

          Vous êtes un véritable ange d’avoir fait cette démarche auprès de madame la comtesse de La Marck ; rien n’est plus digne de vous que de protéger Diderot, qui le mérite d’autant plus qu’il est malheureux.

 

 

1 – Voyez la satire intitulée, la Vanité. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

30 Juin 1760.

 

 

          Ma charmante et respectable philosophe (car ce nom est toujours beau, malgré la comédie (1) et Joly de Fleury), vous êtes bien bonne de songer aux scènes de Frelon. Si on voulait faire quelque chose de cette pièce, je conseillerais au traducteur de Hume de retrancher absolument ce misérable, qui d’ailleurs ne sert en rien au dénouement. Je crois deviner que Hume n’a introduit dans son drame anglais ce bélître de Frelon, que pour peindre un coquin à qui on en voulait. Ce Frelon est sans doute quelque ennemi de la philosophie anglaise. On veut jouer l’Ecossaise à Paris, et ce n’est pas mon avis. Le public s’intéresse à l’humiliation des philosophes, qu’il respecte malgré lui ; mais il ne prendra aucun plaisir à voir un fripon qu’il méprise. Au reste, ma belle philosophe, si Fabrice, ce bon homme, conseillait des méchancetés à Fréron, vous voyez bien qu’on aurait alors deux coquins au lieu d’un ; et c’est trop. Je crois que mademoiselle Vadé vous a envoyé le Pauvre Diable de son cousin, sous l’enveloppe de M. d’Epinay. Je tiens la Vanité d’un frère de la doctrine chrétienne. Ayez la charité d’accuser sa réception de l’une et de l’autre. On m’a parlé du Russe à Paris (2), poème singulier, composé en effet par un Russe qui connaît très bien la France. Mais il faut savoir si le prophète a reçu le paquet adressé au secrétaire (3) de monseigneur le duc d’Orléans, au Palais-Royal. Comment faut-il faire d’ailleurs pour adresser ses paquets ? est-ce à M. d’Epinay, à l’hôtel des Postes ?

 

          Dites-moi des nouvelles de tout, je vous en conjure, madame. Je salue votre belle âme, vos beaux yeux noirs, votre esprit, etc., etc., etc.

 

 

1 – Les Philosophes. (G.A.)

 

2 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)

 

3 – Grimm. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 30 Juin 1760.

 

 

          Je commence, mon cher ami, par ce qui est le plus intéressant. La personne dont je respecte le nom et le mérite se préparerait probablement de cruels repentirs, si elle prenait le parti dont vous parlez. Le service est ingrat dans ce pays-là, les mœurs en général aussi dures que le climat, a jalousie contre les étrangers extrême, le despotisme au comble, la société nulle. Le maréchal Keith n’y put tenir, et aima encore mieux la Prusse ; c’est tout dire. L’impératrice est aimable, mais sa santé est fort équivoque ; elle est menacée d’un mal qui ne pardonne guère, et à sa mort il peut y avoir des révolutions. En général, une telle transplantation ne peut convenir qu’à un soldat de fortune, jeune, robuste, et sans ressource ; mais elle est bien peu faite pour un homme d’un si grand nom, encore moins pour une jeune dame élevée en France. Le nom de M***(1) ne doit briller que dans nos armées. Il vaut mieux attendre tout du temps en France, que d’aller chercher l’ennui et le malheur sous le pôle. Tel est mon ais, puisqu’on me le demande. On peut d’ailleurs consulter sur cela M. Alethof, jeune Russe (2), qui parle français comme vous, et dont on m’a montré un petit ouvrage que vous verrez dans peu.

 

          Je vous ai envoyé le Pauvre Diable, de Vadé, que vous m’avez confié : Questa coglioneria m’a fort réjoui. M. Bouret a peur de son ombre ; il pouvait très bien, sans rien risquer, m’envoyer la Vision. M. le duc de Choiseul, qui d’ailleurs abandonne Palissot à l’indignation publique, sait très bien que je condamne plus que personne le trait indécent et odieux contre madame la princesse de Robecq. Il est absurde de mêler les dames dans des querelles d’auteurs ; voilà des philosophes bien maladroits. Il faut se moquer des Fréron, des Chaumeix, des Le Franc, et respecter les dames, surtout les Montmorency (3).

 

          Des Jésuites, ci-devant empoisonneurs des âmes, et aujourd’hui des corps, sont une plaisanterie si bien saisie de tout le monde, qu’elle se trouve dans les notes de l’ouvrage intitulé le Russe à Paris, composé par M. Alethof. Les beaux esprits se rencontrent. Ce poème vaut mieux, à mon avis, que celui que je vous renvoie, et dont pourtant je vous remercie ; mais celui du Russe est cent fois plus varié, plus intéressant, plus général, plus utile.

 

          La lettre à Palissot ne peut être confiée qu’avec le consentement de M. d’Argental, par les mains de qui elle a passé.

 

          Je n’ai eu que par hasard le mémoire de Pompignan. Tout le monde me demandait ce que j’en pensais, et personne ne me le faisait tenir.

 

          Je vous prie instamment de me dire ce qu’on fait de l’imprudent et excusable abbé Morellet, de ce pauvre Robin-mouton, d’un autre typographe, des jésuites vendeurs d’oviétan (4), des crucifiés (5), et des billets de loterie. Le nouvel emprunt, avec deux tiers en coupons et le tiers en argent, se remplit-il ? Vous n’êtes pas homme à être instruit de ce dernier article.

 

          Comment vont vos petites affaires ? comment vous trouvez-vous de votre nouveau gîte (6) ? où logerez-vous dans trois mois ?

 

          Vale, et ama antiquum amicum.

 

 

 

1 – Monmorency. (G.A.)

 

2 – La satire du Russe à Paris est signée : Ivan Alethof. (G.A.)

 

3 – Allusion à madame de Robecq. (G.A.)

 

4 – Voyez une des notes du Russe à Paris. (G.A.)

 

5 – Les convulsionnaires. (G.A.)

 

6 – Thieriot avait quitté l’Arsenal pour aller habiter au Marais chez un médecin nommé Baron. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 2 Juillet.

 

 

          Vous m’avez envoyé, madame, la plus grosse face qui soit à Strasbourg. Oh ! que ce frocart a bien l’air du secrétaire d’un intendant ! Je l’ai reçu de mon mieux. Il m’a paru enchanté de mon pays. En effet, c’est la plus jolie nature du monde, et personne ne se vante d’avoir une plus belle situation que moi. Je voulais cependant la quitter (1) ; mais je suis arrêté par mes bâtiments jusqu’au mois de septembre. J’espère bien alors avoir l’honneur de vous faire ma cour à l’île Jard. Je ne sais pas encore bien positivement si on a repris la ville de Québec. En tout cas, cela n’est bon à reprendre que l’été. Je ne vois pas ce qu’on peut faire de ce vilain pays en hiver. Paris est, l’hiver et l’été, le centre du ridicule. Ramponeau, cabaretier de la Courtille, a occupé la cour et la ville. Les convulsionnaires, qui se crucifient, ont un grand parti, et la Tournelle ne sait pas trop comment les juger. Les jésuites sont poursuivis par les apothicaires, pour avoir vendu du vert-de-gris, et sont accusés d’empoisonner les corps, après l’avoir été jadis d’empoisonner les âmes. On s’est mangé le blanc des yeux pour une mauvaise comédie. Portez-vous bien, madame, et vivez pour voir des temps plus heureux et moins sots.

 

 

1 – Pour aller à Schwetzingen. (G.A.)

 

 

1760 - Partie 19

 

 

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