CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 18

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à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 19 Juin 1760.

 

 

En tout pays on se pique

De molester les talents ;

Goldoni voit maint critique

Combattre ses partisans.

 

On ne savait à quel titre

On doit juger ses écrits ;

Dans ce procès on a pris

La nature pour arbitre.

 

Aux critiques, aux rivaux,

La nature a dit sans feinte :

Tout auteur a ses défauts,

Mais ce Goldoni m’a peinte.

 

 

          Ecco, o moi signore, la mia sentenza. Mi lusingo ch’ella sarà firmata al vostro tribunal. Aspetto un Shaftesbury, e subito lo spediro a voi.

 

          Mille compliments à M. Algaroti.

 

          Aimez toujours le théâtre pour être béni. Si nous jouons à Tournay quelque nouveauté, nous ne manquerons pas de l’envoyer à Bologna quœ docet. Je vous aime sans vous avoir vu, et j’aime le cher Algarotti, parce que je l’ai vu. Mille respects à l’un et à l’autre.

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

A Tournay, 20 Juin 1760.

 

 

          Je crois, monsieur, devoir vous informer de ce qui s’est passé entre M. Palissot et moi. Il vint aux Délices, il y a plus de deux ans (1) ; il m’envoya depuis, par le canal d’un jeune prêtre (2) de Genève, sa comédie (3) jouée à Nancy, qui ne ressemblait point à celle qu’il a donnée depuis à Paris. Je l’exhortai à ne point attaquer de très honnêtes gens qui ne l’avaient point offensé. Le prêtre de Genève, qui est un homme de mérite, lui écrivit en conformité.

 

          M. Palissot m’a envoyé sa pièce des Philosophes imprimée.

 

          Il a depuis donné au public une lettre pour servir de préface à sa comédie. Dans cette préface, il me fait l’injustice de dire que je suis au-dessus des philosophes qu’il outrage ; je ne sens l’intervalle qui me sépare d’eux que par mon impuissance d’atteindre à leurs lumières et à leurs connaissances.

 

          Il vous rend encore moins de justice qu’à moi, en attaquant sur le théâtre votre livre des Mœurs. Je lui ai mandé que je regarde ce livre comme un très bon ouvrage ; que votre personne mérite encore plus d’égards ; que, si M. Helvétius, et tous ceux qu’il offense l’ont outragé publiquement, il fait très bien de se défendre publiquement ; que, si M. Helvétius, et tous ceux qu’il offense l’ont outragé publiquement, il fait très bien de se défendre publiquement ; que, s’il n’a point à se plaindre d’eux, il est inexcusable. Telle est la substance de ma lettre, que j’ai envoyée à cachet volant à M. d’Argental. Voilà, monsieur, les éclaircissements que j’ai cru vous devoir touchant cette aventure, et je vous prie de les faire passer à M. Helvétius.

 

          Quant à la persécution qui s’élève contre les seuls hommes qui fassent aujourd’hui honneur à la nation, je ne vois pas sur quoi elle est fondée. Je soupçonne qu’elle ressemble à celle qui s’éleva contre Pope, Swift, Arbuthnot, Gay, et leurs amis. Ils en triomphèrent aisément ; je me flatte que vous triompherez de même, persuadé que sept ou huit personnes de génie bien unies doivent à la longue, écraser leurs adversaires, et éclairer leurs contemporains.

 

          Je pourrais me plaindre du Discours de M. le Franc à l’Académie ; il m’a désigné injurieusement. Il ne fallait pas outrager un vieillard retiré du monde, surtout dans l’opinion où il était que ma retraite était forcée ; c’était, en ce cas, insulter au malheur, et cela est bien lâche. Je ne sais comment l’Académie a souffert qu’une harangue de réception fût une satire.

 

          Il est triste que les gens de lettres soient désunis ; c’est diviser des rayons de lumière pour qu’ils aient moins de force. Un homme de cour s’avisa d’imaginer que je vous avais refusé ma voix à l’Académie ; cette calomnie jeta du froid entre nous, mais n’a jamais affaibli mon estime pour vous. Jugez de cette estime par le compte exact que je vous rends de mon procédé ; il est Franc, et vous me rendrez justice avec la même franchise.

 

 

 

1 – En 1755. (G.A.)

 

2 – Le pasteur Vernes. (G.A.)

 

3 – Le Cercle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

20 Juin, aux Délices.

 

 

          Je réponds si tard à votre lettre, madame, que vous êtes en droit de me croire coupable de la belle intelligence que vous me supposez avec M. Palissot de Montenoy ; je suis cependant très innocent. Il m’a même outragé dans sa préface ou post-face, en prétendant que je vaux mieux que ceux qu’il offense. Je serais digne de marcher à quatre pattes, si je ne sais pas toute la supériorité des lumières et des profondes connaissances de MM. d’Alembert et Diderot. Je les regarde comme les premiers hommes du siècle. Jamais M. Palissot ne m’a envoyé son manuscrit : j’aurais fait l’impossible pour l’empêcher d’être l’Aristophane des Socrates. Il m’a envoyé l’ouvrage imprimé, et je lui ai répondu les mêmes choses que je vous écris. Le style de la pièce est bon ; mais le sujet de la pièce est horrible ; il représente les plus honnêtes gens du monde enseignant à voler dans la poche. Voilà précisément ce que je lui ai mandé.

 

          Oui, madame, la maison en question est très près des Délices ; mais vous en êtes bien loin. Je n’ai pas plus de foi aux dames qui disent qu’elles quitteront Paris qu’à celles qui prétendent quitter l’amour. On ne peut venir dans l’enceinte de nos montagnes que par un coup de grâce ; je suis converti ; mais je ne me flatte pas de faire des conversions. Il faut avoir furieusement compté avec soi-même, pour se vouer à la retraite. Tout ce que je peux faire, madame, c’est de prier Dieu pour vous. Puisse-t-il vous inspirer autant de haine pour les sottises de Paris que vous m’inspirez d’estime pour votre mérite !

 

 

 

 

 

à M. le baron de Monthon.

 

20 Juin (1).

 

 

          Monsieur, puisque vous me mettez des Monsieur en sentinelle, je vous en mettrai aussi ; mais je vous dirai que j’ai plus besoin d’avoine que de traducteurs. J’obéirai à vos ordres, et les Cramer ne manqueront pas de vous adresser un exemplaire de l’Histoire de Pierre-le-Grand, dès qu’elle sera prête à paraître. Ces détails les regardent uniquement. Je leur ai abandonné sans réserve tout le profit de mes ouvrages ; ils font mon amusement ; je souhaite qu’ils fassent l’avantage de ceux à qui j’en fais présent. Je leur recommanderai de prendre, pour la traduction, les arrangements que vous ou vos amis, monsieur, vous voudrez bien prescrire.

 

          Je ne sais si j’engraisse mes libraires, mais mes chevaux sont bien maigres  et comme j’ai beaucoup plus de chevaux que d’imprimeurs, je vous demande instamment votre protection pour une vingtaine de coupes d’avoine, en attendant que vos belles récoltes passent dans mes greniers. Si Dieu me prête vie, vous ne débourserez pas un sou pour me payer mes douze mille francs. Je me suis brouillé avec les bœufs ; ils marchent trop lentement ; cela ne convient point à ma vivacité. Ils sont toujours malades ; je veux des gens qui labourent vite et qui se portent bien.

 

          Mille respects à madame la baronne de Monthon.

 

          Habitez-vous actuellement votre château d’Annemasse ?

 

          J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – N’est-ce pas Montyon qu’il faut lire ? (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

Aux Délices, 23 Juin 1760.

 

 

          Vous me faites enrager, monsieur ; j’avais résolu de rire de tout dans mes douces retraites, et vous me contristez. Vous m’accablez de politesses, d’éloges, d’amitiés ; mais vous me faites rougir, quand vous imprimez que je suis supérieur à ceux que vous attaquez. Je crois bien que je fais des vers mieux qu’eux, et même que j’en sais autant qu’eux en fait d’histoire ; mais, sur mon Dieu, sur mon âme, je suis à peine leur écolier dans tout le reste, tout vieux que je suis. Venons à des choses plus sérieuses.

 

          M. d’Argental m’a assuré, dans ses dernières lettres, que M. Diderot n’était point reconnu coupable des faits dont vous l’accusez. Une personne non moins digne de foi m’a envoyé un très long détail de cette aventure, et il se trouve qu’en effet M. Diderot n’a eu nulle part aux deux lettres condamnables qu’on lui imputait (1). Encore une fois, je ne le connais point, je ne l’ai jamais vu ; mais il avait entrepris avec M. d’Alembert un ouvrage immortel, un ouvrage nécessaire, et que je consulte tous les jours. Cet ouvrage était d’ailleurs un objet de 300,000 écus dans la librairie ; on le traduisait déjà dans trois ou quatre langues ; questa rabbia, detta gelosia, s’arme contre ce monument cher à la nation, et auquel plus de cinquante personnes de distinction s’empressaient de mettre la main !

 

          Un Abraham Chaumeix s’avise de donner à M. Joly de Fleury un mémoire contre l’Encyclopédie, dans lequel il fait dire aux auteurs ce qu’ils n’ont point dit, empoisonne ce qu’ils ont dit, et argumente contre ce qu’ils diront. Il cite aussi faussement les Pères de l’Eglise que le Dictionnaire. M. de Fleury, accablé d’affaires, a eu le malheur de croire maître Abraham ; le parlement croit M. Joly de Fleury ; M. le chancelier retire le privilège ; les souscripteurs en sont pour leurs avances ; les libraires sont ruinés ; M. Diderot est persécuté. Je me trouve, pour ma part, désigné très injustement dans le réquisitoire de M. de Fleury ; et, quoique le public n’ait pas approuvé le réquisitoire, la persécution subsiste, malgré les cris de la nation indignée.

 

          C’est dans ces circonstances odieuses que vous faites votre comédie contre les philosophes ; vous venez les percer quand ils sont sub gladio.

 

          Vous me dites que Molière a joué Cotin et Ménage : soit ; mais il n’a point dit que Cotin et Ménage enseignaient une morale perverse ; et vous imputez à tous ces messieurs des maximes affreuses, dans votre pièce et dans votre préface.

 

          Vous m’assurez que vous n’avez point accusé M. le chevalier de Jaucourt ; cependant c’est lui qui est l’auteur de l’article GOUVERNEMENT ; son nom est en grosses lettres à la fin de cet article. Vous en déférez plusieurs traits qui pourraient lui faire grand tort, dépouillés de tout ce qui les précède et qui les suit, mais qui, remis dans leur tout ensemble, sont dignes des Cicéron, des de Thou, et des Grotius.

 

          Vous n’ignorez pas d’ailleurs que M. le chevalier de Jaucourt est un homme d’une très grande maison, et beaucoup plus respectable par ses mœurs que par sa naissance.

 

          Vous voulez rendre odieux un passage de l’excellente préface que M. d’Alembert a mise au-devant de l’Encyclopédie ; et il n’y a pas un mot de ce passage. Vous imputez à M. Diderot ce qui se trouve dans les Lettres Juives (2) ; il fut que quelque Abraham Chaumeix vous ait fourni des mémoires comme il en a fourni à M. Joly de Fleury, et qu’il vous ait trompé comme il a trompé ce magistrat. Vous faites plus ; vous joignez à vos accusations contre les plus honnêtes gens du monde, des horreurs tirées de je ne sais quelle brochure intitulée la Vie heureuse, qu’un fou, nommé La Mettrie, composa un jour, étant ivre, à Berlin, il y a plus de douze ans. Cette sottise de La Mettrie, oubliée pour jamais, et que vous faites revivre, n’a pas plus de rapport avec la philosophie et l’Encyclopédie que le Portier des Chartreux n’en a avec l’Histoire de l’Eglise ; cependant vous joignez toutes ces accusations ensemble. Qu’arrive-t-il ? votre délation peut tomber entre les mains d’un prince, d’un ministre, d’un magistrat, occupé d’affaires graves, de la reine même, plus occupée encore à faire du bien, à soulager l’indigence, et à qui d’ailleurs les bienséances de la grandeur laissent peu de loisir. On a bien le temps de lire rapidement votre préface, qui contient une feuille  mais on n’a pas le temps d’examiner, de confronter les ouvrages immenses auxquels vous imputez ces dogmes abominables. On ne sait point qui est ce La Mettrie ; on croit que c’est un des encyclopédistes que vous attaquez, et les innocents peuvent payer pour le criminel, qui n’existe plus. Vous faites donc beaucoup plus de mal que vous ne pensiez, et que vous ne vouliez ; et certainement, si vous y réfléchissez de sang-froid, vous devez avoir des remords.

 

          Voulez-vous à présent que je vous dise librement ma pensée ? Voilà votre pièce jouée ; elle est bien écrite, elle a réussi : il y aurait une autre sorte de gloire à acquérir ; ce serait d’insérer dans tous les journaux une déclaration bien mesurée, dans laquelle vous avoueriez que, n’ayant pas en votre possession le Dictionnaire encyclopédique, vous avez été trompé par les extraits infidèles qu’on vous en a donnés ; que vous vous êtes élevé avec raison contre une morale pernicieuse ; mais que, depuis, ayant vérifié les passages dans lesquels on vous avait dit que cette morale était contenue, ayant lu attentivement cette préface de l’Encyclopédie, qui est un chef d’œuvre, et plusieurs articles dignes de cette préface, vous vous faites un plaisir et un devoir de rendre au travail immense de leurs auteurs, à la morale sublime répandue dans leurs ouvrages, à la pureté de leurs mœurs, toute la justice qu’ils méritent. Il me semble que cette démarche ne serait point une rétractation (puisque c’est à ceux qui vous ont trompé à se rétracter) ; elle vous ferait beaucoup d’honneur, et terminerait très heureusement une très triste querelle.

 

          Voilà mon avis, bon ou mauvais ; après quoi je ne me mêlerai en aucune façon de cette affaire ; elle m’attriste, et je veux finir gaiement ma vie. Je veux rire ; je suis vieux et malade, et je tiens la gaieté un remède plus sûr que les ordonnances de mon cher et estimable Tronchin. Je me moquerai tant que je pourrai, des gens qui se sont moqués de moi ; cela me réjouit, et ne fait nul mal. Un Français qui n’est pas gai est un homme hors de son élément. Vous faites des comédies, soyez donc joyeux, et ne faites point de l’amusement du théâtre un procès criminel. Vous êtes actuellement à votre aise ; réjouissez-vous, il n’y a que cela de bon.

 

 

Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti ; si non, his utere mecum.

 

HOR., lib. I, ep. VI.

 

 

E per fine, sans compliment, votre très humble, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à Palissot, du 4 Juin. (G.A.)

 

2 – Par d’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 23 Juin 1760.

 

 

          Mon divin ange, M. le duc de Choiseul m’a mandé qu’il avait vu le Pauvre diable (1). Vous devez l’avoir chez vous ; mais en voici, je crois, une meilleure édition, que la cousine Catherine Vadé m’a envoyée et que je remets dans vos mains pour vous amuser, car il faut s’amuser. Voici encore l’amusement d’une nouvelle réponse à une nouvelle lettre de Palissot de Montenoy. Puisque vous avez eu la bonté de lui faire parvenir ma première, j’ose encore vous supplier de lui faire tenir ma seconde. Elle est argumentum ad hominem ; et s’il ne fait pas ce que je lui demande, je pense qu’on peut alors rendre ma lettre publique ; mais ce ne sera pas sans votre consentement.

 

          Vous aurez, par le premier ordinaire, le drame de Jodelle (2), ajusté au théâtre moderne par Hurtaud. Si cela ressemble à Nanine, j’ai tort ; si cela peut être joué sans qu’on soupçonne le moins du monde un autre que Hurtaud, j’aurai un vrai plaisir. Voulez-vous m’en faire un ? c’est de m’envoyer un des mémoires de M. le Franc de Pompignan. Tout le monde m’en parle, et je ne l’ai point vu.

 

          Mon cœur est aussi tendre avec vous que coriace avec Pompignan. Trublet travaille au Journal chrétien. Il a imprimé que je le faisais bâiller ; Catherine Vadé dit qu’il est plus ennuyeux encore que moi.

 

          Mes respects, je vous prie, à Abraham Chaumeix, si vous le voyez chez M. de Joly de Fleury.

 

          Je ne vous en aime pas moins mon divin ange.

 

 

1 – Voyez, aux SATIRES. (G.A.)

 

2 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

 

1760 - Partie 18

 

 

 

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