CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 17

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à M. de R.

 

9 Juin (1).

 

 

          Vous êtes trop bon, monsieur ; mais ne soyez point surpris qu’on oublie un paquet, quand on est partagé entre le bonheur de vous avoir vu et le chagrin de se séparer de vous. Recevez les regrets et les respects de ce pauvre malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (GA.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

13 Juin 1760.

 

 

          Ma belle et respectable philosophe, vous avez un grand défaut, vous êtes comme tous les Parisiens et toutes les Parisiennes, de ma connaissance ; ils ne manquent pas de m’écrire : Vous savez sans doute ; vous avez lu ; que dites-vous de ce Mémoire ? Eh ! non, messieurs, je n’ai rien lu. Tout le monde me parle du Mémoire (1) de M. le Franc de Pompignan, et personne ne me l’envoie ; au reste, il se peut fort bien faire que le dévot Le Franc de Pompignan ait été interdit pour avoir donné ou mérité des soufflets ; mais le fait est que le pédant chancelier Daguesseau lui refusa, de ma connaissance, les provisions de sa charge pendant dix mois, en 1739, pour avoir mal traduit la Prière du Déiste ; je le servis dans cette affaire, et il m’en a récompensé dans son beau Discours à l’Académie.

 

          La Vision m’a fait une peine extrême ; c’est le comble de l’indécence et de l’imprudence d’avoir mêlé madame la princesse de Robecq dans cette querelle. Il est affreux d’avoir insulté une mourante ; cela irrite contre les philosophes, les fait passer pour des fous et des cœurs mal faits  cela justifie Palissot, cela fait mettre Robin en prison, cela inquiète le Prophète de Bohême, cela achève de perdre le pauvre Diderot, qui a trouvé le secret de renverser le plus bel édifice du monde pour y avoir mis une douzaine de pierres mal taillées, qui ne s’accordent pas avec le reste du bâtiment.

 

          Vous me feriez un très grand plaisir, madame, de m’envoyer en détail vos réflexions sur l’Ecossaise ; je les ferais passer à mon ami M. Hume, digne prêtre, qui ne manquerait pas d’en profiter, et qui vous aurait une extrême obligation. Je vous envoie le Playdoyer de Ramponeau, à condition que vous aurez la bonté de me faire tenir, par qui il vous plaira, le Mémoire du grave président.

 

          Vous me faites prendre, madame, un vif intérêt à madame votre mère ; je reconnais votre cœur ; il n’y a que votre esprit que je lui compare. Adieu, madame ; si vous me faites le plaisir d’être un peu exacte, instruisez-moi de la demeure (2) du Prophète de Bohême, je ne m’en souviens plus ; mais je me souviendrai toute ma vie de lui.

 

          Je crois qu’il serait à propos que les Que et le Ramponeau parussent. On a besoin de plaisanterie ; c’est un remède sûr contre la maladie épidémique qui trouble si tristement tant de cerveaux.

 

 

1 – Mémoire présenté au roi le 11 Mai 1760. (G.A.)

 

2 – Rue Neuve-de-Luxembourg (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 13 Juin 1760.

 

 

          Mon divin ange, à peine ai-je reçu votre paquet, que j’ai envoyé sur-le-champ la consultation à M. Tronchin, et je l’ai accompagnée de la lettre la plus pressante.

 

          Je m’intéresse à la santé de M. de Courteilles comme vous-même ; je dois beaucoup à ses bontés. Il est vrai qu’elles sont la suite de son amitié pour vous ; mais je n’en suis, par cette raison-là même, que plus reconnaissant. Dès que Tronchin aura fini, vous aurez son mémoire ; mais il faudra s’y conformer. Je vous jure, quoi qu’en dise M. le duc de Choiseul, que c’est un homme admirable pour les maladies chroniques ; la preuve en est que je suis en vie. Je vous prie de vouloir bien présenter mon respect à madame de Courteilles, qui m’édifie. Pour madame Scaliger, je crois qu’elle s’en tient à Fournier, et elle a raison ; il connaît son tempérament, il est attentif. Je voudrais qu’elle fît un peu d’exercice ; mais il ne faut pas en parler aux dames de Paris.

 

          Venons maintenant au tripot ; passez-moi le mot, car je suis du métier, et nous allons jouer sur le nôtre. Je supplie donc mademoiselle Clairon de bien dire que j’ai retiré la Médime ; elle la jouera ensuite quand elle voudra ; mais je veux me donner un peu l’air d’être indigné de la pièce des Grenouilles (1), contre les Socrates. Je le suis encore davantage de la réponse intitulée Vision, dans laquelle on insulte madame de Robecq mourante ; c’est le coup le plus mortel que les philosophes puissent se porter à eux-mêmes.

 

          Je suppose que vous avez reçu, mon cher ange, mon paquet adressé à M. de Chauvelin, paquet dans lequel était ma réponse à Palissot. J’ai pris la liberté de vous prier que cette réponse passât par vos mains, afin que vous fussiez à la fois témoin et juge.

 

          Encore une fois, il paraît difficile qu’on joue Socrate. Cette pièce ne peut plaire qu’en rendant les Mélitus, et les Anitus, et les autres juges, aussi méprisables que des coquins peuvent l’être ; d’ailleurs je voudrais que la pièce fût en vers, cela donne plus de force aux maximes, et la morale est un peu moins ennuyeuse en vers bien frappés qu’en prose.

 

          Pour l’Ecossaise, vous l’aurez quand vous voudrez ; et tout le procès-verbal du voyage de Lindane à Londres, et de ce qu’elle y fait, ne tiendra pas dix lignes. Frelon embarrasse fort M. Hume. Il me mande que, si on change le caractère de cet animal, il croira qu’on l’a craint, et qu’il est bon que ce scorpion subsiste dans toute sa laideur. M. Guêpe vaut bien M. Frelon ; wasp signifie en anglais frelon et guêpe ; mais on ne peut pas s’appeler Wasp à Paris.

 

          Le petit Hurtaud croit le Droit du seigneur ou le Débauché infiniment supérieur à Socrate et à l’Ecossaise ; il n’y voit pas la moindre ressemblance avec Nanine. Il compte vous soumettre la pièce, et vous l’envoyer avec l’ordonnance de M. Tronchin (mais, non, il ne vous l’enverra pas de quinze jours ; tant mieux).

 

          Venons, s’il vous plaît, à un autre article. Je ne lis point les feuilles de Frelon. J’ignore s’il loue ou s’il blâme les œuvres de Luc ; mais, entre nous, je soupçonne M. le duc de Choiseul de s’être servi de lui pour répondre à une certaine ode de Luc contre le roi. Cependant M. le duc de Choiseul m’écrivit qu’il l’avait faite lui-même (2). Tant mieux, si cela est ; j’aime qu’un ministre soit du métier, et j’admire sa facilité et sa promptitude.

 

          Marmontel est ici avec un Gaulard très aimable et très doux. Il jure qu’il n’a pas la moindre part à l’infamie (3) de la scène d’Auguste, et il le jure avec larmes.

 

          Est-il vrai, mon cher ange, qu’on persécute les philosophes avec fureur ? Que je suis aise d’être aux Délices ! mais que je suis fâché d’être loin de vous !

 

          Je reçois dans ce moment les arrêts de Tronchin  je ne crois pas que ce soient des édits contre lesquels on puisse faire des remontrances. Je vous adresse le paquet, afin qu’il parvienne par vous à madame de Courteilles, avec qui je vous soupçonne de conspirer contre la gourmandise de monsieur.

 

 

1 – Titre d’une comédie d’Aristophane. Il s’agit ici de la pièce des Philosophes. (G.A.)

 

2 – La réponse est de Palissot. (G.A.)

 

3 – La parodie de la grande scène de Cinna. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 19 Juin 1760.

 

 

          Vous devez, encore une fois, mon cher et ancien ami, avoir reçu ma réponse, et mes remerciements, et la liste de mes besoins, par M. Darboulin, à qui je l’ai recommandée.

 

          M. d’Albembert suppose toujours que j’ai tout vu ; c’est une règle de fausse position. Je n’ai rien vu ; je n’ai point le Mémoire de M. le Franc de Pompignan, je demande l’Interprétation de la nature (1), la Vie heureuse de l’infortuné La Métrie, etc., etc.

 

          Je réitère mes sanglots sur la Vision ; cette vision est celle de la ruine de Jérusalem. Voilà la philosophie perdue et en horreur aux yeux de ceux qui ne l’auraient pas persécutée. O ciel ! attaquer les femmes ! insulter à la fille d’un Montmorency ! à une femme expirante ! Je suis réellement au désespoir.

 

          M. d’Alembert croit m’apprendre que M. le duc de Choiseul protège Palissot et Fréron. Hélas ! j’en sais plus que lui sur tout cela, et je peux répondre que M. le duc de Choiseul aurait protégé davantage les pauvres Socrates ; et je vous prie de le lui dire. Il m’écrit que les philosophes sont unis, et moi je lui soutiens qu’il n’en est rien : quand ils souperont deux fois par semaine ensemble, je le croirai. On cherche à les diviser ; on va jusqu’à m’appeler l’Oracle des philosophes, pour me faire brûler le premier. On ose dire, dans la Préface de Palissot, que je suis au-dessus d’eux ; et moi je dis, j’écris qu’ils sont mes maîtres. Quelle comparaison, bon Dieu ! des lumières et des connaissances des d’Alembert et des Diderot avec mes faibles lueurs ! Ce que j’ai au-dessus d’eux est de rire et de faire rire aux dépens de leurs ennemis ; rien n’est si sain ; c’est une ordonnance de Tronchin.

 

          Ecrivez-moi, mon ancien ami ; voyez Protagoras-d’Alembert, et venez aux Délices.

 

 

1 – Ouvrage de Diderot, paru en 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Juin 1760.

 

 

          Mon divin ange, je peux encore quelquefois penser avec ma tête ; mais je ne peux pas toujours écrire avec ma main ; ainsi pardonnez-moi, si je vous dis par la main d’un autre que je suis excédé par les travaux de la campagne et par les sottises du Parnasse. Je suis très fort de votre avis ; voilà assez de plaisanteries. Je vais revoir dès demain Médime et Tancrède. Il y a grande apparence que la copie de Tancrède est entre les mains d’un ami de M. le duc de Choiseul ou de madame la duchesse, que par conséquent cet ami sera fidèle. Tout ce que je puis faire est d’être docile à vos ordres, et de travailler tant que ma pauvre tête le permettra. Si je fais quelque chose dont je sois content, je vous l’enverrai ; si j’en suis mécontent, je le jetterai au feu. Bonne volonté et imagination sont deux choses fort différentes ; la terre devient stérile à force d’avoir porté. Si le terrain de Tancrède et de Médime est devenu ingrat, je vous supplie de pardonner au pauvre laboureur.

 

          Il serait pourtant plaisant de présenter la Requête aux Parisiens la veille de l’Ecossaise. Il me paraît qu’un homme qui prétend que la pièce n’est pas anglaise, parce que le bruit a couru qu’il avait été aux galères, est une des bonnes choses, des plus comiques qu’on connaisse.

 

          Mon cher ange, vous êtes le maître du tout, et du tragique et du comique, et surtout de moi, qui suis tantôt l’un, tantôt l’autre, fort à votre service. Mais je pense que vous vous moquez un peu de moi quand vous me dites de proposer à M. le duc de Choiseul l’entrée de M. Diderot à notre Académie ; c’est bien à vous, s’il vous plaît, à rompre cette glace. Qui donc est plus à portée que vous de faire sentir à M. le duc de Choiseul que tous les gens de lettres le béniront ! Qui est plus en droit de lui dire qu’il est important pour lui de faire sentir au public qu’il n’a point persécuté les philosophes ? Je n’ai aucuns droits sur M. le duc de Choiseul, et vous les avez tous, ceux de l’amitié, de la persuasion, de la bienséance, de l’à-propos. On pourrait engager Diderot à désavouer les petits ouvrages qui pourraient lui fermer les portes de l’Académie. Nous avons besoin, dans cette place, d’un homme de lettres ; tout parle en sa faveur ; et quand même il ne réussirait pas, ce serait toujours un grand point de gagné d’avoir été sur les rangs dans les circonstances présentes. Enfin vous aimez Diderot et la bonne cause, c’est à vous à les protéger.

 

          J’ai une autre grâce à vous demander. Je vous conjure de ne vous jamais servir de votre éloquence auprès de M. le duc de Choiseul, en faveur d’un homme qui lui a manqué personnellement et indignement. Quoi ! on renoncerait à ses engagements dans la seule idée de soutenir … Ici l’auteur s’embarrasse, et ne peut dicter. Il faut, tout malingre qu’il est, qu’il écrive … Oui, de soutenir un homme qui, dans quatre ans, peut se joindre contre nous avec l’Autriche, si on lui offre quatre lieues de pays de plus vers le duché de Clèves ! Songez, je vous prie, à ce qui arriverait de nous, si Luc avait joint cent cinquante mille hommes à l’armée de la reine de Hongrie, il y a dix ans.

 

          Vous ne pouvez à présent manquer à vos engagements sans vous déshonorer, et vous ne gagneriez rien à votre honte (1). Les Russes et les Autrichiens doivent écraser Luc cette année, à moins d’un miracle ; alors l’électeur de Hanovre, toute la maison de Brunswick tremble pour elle-même. Alors George, ou son petit-fils, est obligé de vous laisser votre morue, pour être protégé dans son électorat. Ayez seulement de bonnes troupes, de bons généraux, et vous n’avez rien à craindre. Je soutiens que si Luc est perdu, vous devenez l’arbitre de l’Empire, et que tous ses princes sont à vos pieds. Je n’ai point de réponse, je n’ai point d’emplâtre pour l’énorme sottise qu’on a faite de se brouiller avec l’Angleterre avant d’avoir cent vaisseaux ; mais il ne tient qu’à vous d’être formidables sur terre. L’avantage que M. le duc de Broglie vient de remporter (2) présage les plus grands succès. Tout peut finir dans une campagne ; les Anglais ne vous respecteront que quand vous serez dans Hanovre. Tâchez, mon divin ange, d’être de ce sentiment. Je vous en prie, dites à M. le duc de Choiseul qu’il ne doit faire la paix qu’après une campagne triomphante.

 

          Je vous en prie, mille tendres respects à madame d’Argental ; remarquez qu’elle se porte toujours mieux en été.

 

 

1 – On voit que Voltaire est dépité de n’avoir pu amener Frédéric à s’entendre avec la France. (G.A.)

 

2 – A Corbach, le 10 Juillet. (G.A.)

 

 

 

1760 - Partie 17

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