CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 16
Photo de PAPAPOUSS
à M. Palissot.
Aux Délices, 4 Juin 1760.
Je vous remercie, monsieur, de votre lettre (1) et de votre ouvrage ; ayez la bonté de vous préparer à une réponse longue ; les vieillards aiment un peu à babiller.
Je commence par vous dire que je tiens votre pièce pour bien écrite ; je conçois même que Crispin philosophe, marchant à quatre pattes, a dû faire beaucoup rire, et je crois que mon ami Jean-Jacques en rira tout le premier. Cela est gai ; cela n’est point méchant ; et d’ailleurs le citoyen de Genève, étant coupable de lèse-comédie, il est tout naturel que la comédie le lui rende.
Il n’en est pas de même des citoyens de Paris que vous avez mis sur le théâtre ; il n’y a pas là certainement de quoi rire. Je conçois très bien qu’on donne des ridicules à ceux qui veulent bien nous en donner ; je veux qu’on se défende, et je sens par moi-même que, si je n’étais pas si vieux, MM. Fréron et de Pompignan auraient affaire à moi ; le premier, pour m’avoir vilipendé cinq ou six ans de suite, à ce que m’ont assuré des gens qui lisent les brochures ; l’autre, pour m’avoir désigné en pleine Académie comme un radoteur qui a farci l’histoire de fausses anecdotes. J’ai été très tenté de le mortifier par une bonne justification, et de faire voir que l’anecdote de l’Homme au masque de fer, celle du testament du roi d’Espagne Charles II (2), et autres semblables, sont très vraies, et que, quand je me mêle d’être sérieux, je laisse là les fictions poétiques.
J’ai encore la vanité de croire avoir été désigné dans la foule de ces pauvres philosophes qui ne cessent de conjurer contre l’Etat, et qui certainement sont cause de tous les malheurs qui nous arrivent ; car enfin j’ai été le premier qui aie écrit en forme en faveur de l’attraction, et contre les grands tourbillons de Descartes, et contre les petits tourbillons de Malebranche ; et je défie les plus ignorants, et jusqu’à Fréron lui-même, de prouver que j’ai falsifié en rien la philosophie newtonienne. La société de Londres a approuvé mon petit catéchisme d’attraction. Je me tiens donc comme très coupable de philosophie.
Si j’avais de la vanité, je me croirais encore plus criminel, sur le rapport d’un gros livre intitulé l’Oracle des nouveaux philosophes, lequel est parvenu jusque dans ma retraite. Cet Oracle, ne vous déplaise, c’est moi. Il y aurait là de quoi crever de vaine gloire ; mais malheureusement ma vanité a été bien rabattue, quand j’ai vu que l’auteur de l’Oracle prétend avoir plusieurs fois dîné chez moi, près de Lausanne, dans un château que je n’ai jamais eu. Il dit que je l’ai très bien reçu, et, pour récompense de cette bonne réception, il apprend au public tous les aveux secrets qu’il prétend que je lui ai faits.
Je lui ai avoué, par exemple, que j’avais été chez le roi de Prusse pour y établir la religion chinoise ; ainsi me voilà pour le moins de la secte de Confucius. Je serais donc très en droit de prendre ma part aux injures qu’on dit aux philosophes.
J’ai avoué de plus à l’auteur de l’Oracle que le roi de Prusse m’a chassé de chez lui, chose très possible, mais très fausse, et sur laquelle cet honnête homme en a menti.
Je lui ai encore avoué que je ne suis point attaché à la France, dans le temps que le roi me comble de ses grâces, me conserve la place de gentilhomme ordinaire, et daigne favoriser mes terres des plus grands privilèges. Enfin j’ai fait tous ces aveux à ce digne homme, pour être compté parmi les philosophes.
J’ai trempé de plus dans la cabale infernale de l’Encyclopédie ; il y a au moins une douzaine d’articles de moi imprimés dans les trois derniers volumes. J’en avais préparé pour les suivants une douzaine d’autres qui auraient corrompu la nation, et qui auraient bouleversé tous les ordres de l’Etat.
Je suis encore des premiers qui aient employé fréquemment ce vilain mot d’humanité, contre lequel vous avez fait une si brave sortie dans votre comédie. Si, après cela, on ne veut pas m’accorder le nom de philosophe, c’est l’injustice du monde la plus criante.
Voilà, monsieur, pour ce qui me regarde. Quant aux personnes que vous attaquez dans votre ouvrage, si elles vous ont offensé, vous faites très bien de le leur rendre ; il a toujours été permis par les lois de la société de tourner en ridicule les gens qui nous ont rendu ce petit service. Autrefois, quand j’étais du monde, je n’ai guère vu de souper dans lequel un rieur n’exerçât sa raillerie sur quelque convive, qui, à son tour, faisait tous ses efforts pour égayer la compagnie au dépens du rieur. Les avocats en usent souvent ainsi au barreau. Tous les écrivains de ma connaissance se sont donné mutuellement tous les ridicules possibles. Boileau en donna à Fontenelle, Fontenelle à Boileau. L’autre Rousseau, qui n’est pas Jean-Jacques, se moqua beaucoup de Zaïre et d’Alzire ; et moi, qui vous parle, je crois que je me moquai aussi de ses dernières épîtres (3), en avouant pourtant que l’ode sur les conquérants est admirable, et que la plupart de ses épigrammes sont très jolies ; car il faut être juste, c’est le point principal.
C’est à vous à faire votre examen de conscience, et à voir si vous êtes juste, en représentant MM. d’Alembert, Duclos, Diderot, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, et tutti quanti, comme des marauds qui enseignent à voler dans la poche.
Encore une fois, s’ils ont voulu rire à vos dépens dans leurs livres, je trouve très bon que vous riiez aux leurs ; mais, pardieu, la raillerie est trop forte. S’ils étaient tels que vous les représentez, il faudrait les envoyer aux galères, ce qui n’entre point du tout dans le genre comique. Je vous parle net ; ceux que vous voulez déshonorer passent pour les plus honnêtes gens du monde ; et je ne sais même si leur probité n’est pas encore supérieure à leur philosophie. Je vous dirai franchement que je ne sais rien de plus respectable que M. Helvétius, qui a sacrifié deux cent mille livres de rente pour cultiver les lettres en paix.
S’il a, dans un gros livre, avancé une demi-douzaine de propositions téméraires et malsonnantes, il s’en est assez repenti, sans que vous dussiez déchirer ses blessures sur le théâtre.
M. Duclos, secrétaire de la première Académie du royaume, me paraît mériter beaucoup plus d’égards que vous n’en avez pour lui ; son livre sur les mœurs n’est point du tout un mauvais livre, c’est surtout le livre d’un honnête homme (4). En un mot, ces messieurs vous ont-ils publiquement offensé ? il me semble que non. Pourquoi donc les offensez-vous si cruellement ?
Je ne connais point du tout M. Diderot ; je ne l’ai jamais vu ; je sais seulement qu’il a été malheureux et persécuté ; cette seule raison devait vous faire tomber la plume des mains. Je regarde d’ailleurs l’entreprise de l’Encyclopédie comme le plus beau monument qu’on pût élever à l’honneur des sciences ; il y a des articles admirables, non seulement de M. d’Alembert, de M. Diderot, de M. le chevalier de Jaucourt, mais de plusieurs autres personnes, qui, sans aucun motif de gloire ou d’intérêt, se font un plaisir de travailler à cet ouvrage.
Il y a des articles pitoyables sans doute, et les miens pourraient bien être du nombre ; mais le bon l’emporte si prodigieusement sur le mauvais, que toute l’Europe désire la continuation de l’Encyclopédie. On a traduit déjà les premiers volumes en plusieurs langues ; pourquoi donc jouer sur le théâtre un ouvrage devenu nécessaire à l’instruction des hommes et à la gloire de la nation ?
J’avoue que je ne reviens point d’étonnement de ce que vous me mandez sur M. Diderot. Il a, dites-vous, imprimé deux libelles contre deux dames du plus haut rang, qui sont vos bienfaitrices. Vous avez vu son aveu signé de sa main. Si cela est, je n’ai plus rien à dire ; je tombe des nues, je renonce à la philosophie, aux philosophes, à tous les livres, et je ne veux plus penser qu’à ma charrue et à mon semoir.
Mais permettez-moi de vous demander très instamment des preuves ; souffrez que j’écrive aux amis de ces dames. Je veux absolument savoir si je dois mettre ou non le feu à ma bibliothèque.
Mais si Diderot a été assez abandonné de Dieu pour outrager deux dames respectables, et, qui plus est, très belles, vous ont-elles chargé de les venger ? Les autres personnes que vous produisez sur le théâtre avaient-elles eu la grossièreté de manquer de respect à ces deux dames ?
Sans avoir jamais vu M. Diderot, sans trouver le Père de famille plaisant, j’ai toujours respecté ses profondes connaissances ; et, à la tête de ce Père de famille, il y a une épître à madame la princesse de Nassau qui m’a paru le chef d’œuvre de l’éloquence et le triomphe de l’humanité ; passez-moi le mot (5). Vingt personnes m’ont assuré qu’il a une très belle âme. Je serais affligé d’être trompé, mais je souhaite d’être éclairé.
La faiblesse humaine est d’apprendre
Ce qu’on ne voudrait pas savoir (6).
Je vous ai parlé, monsieur, avec franchise. Si vous trouvez dans le fond du cœur que j’aie raison, voyez ce que vous avez à faire. Si j’ai tort, dites-le moi, faites-le moi sentir, redressez-moi. Je vous jure que je n’ai aucune liaison avec aucun encyclopédiste, excepté peut-être avec M. d’Alembert, qui m’écrit, une fois en trois mois, des lettres de Lacédémonien. Je fais de lui un cas infini ; je me flatte que celui-là n’a pas manqué de respect à mesdames les princesses de Robecq et de La Marck. Je vous demande encore une fois la permission de m’adresser sur cette affaire à M. d’Argental.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec une estime très véritable de vos talents, et un extrême désir de la paix, que MM. Fréron, de Pompignan, et quelques autres, m’ont voulu ôter, votre, etc.
1 – Palissot avait écrit à Voltaire le 28 Mai. (G.A.)
2 – Voyez le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
3 – Voyez l’Examen des trois dernières épîtres de Rousseau. (G.A.)
4 – Mot de Louis XV. (G.A.)
5 – Voyez les Philosophes, act. II, sc. V. (G.A.)
6 – Voyez Molière, Amphitryon, acte VI, sc. III. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, 7 Juin 1760.
Monsieur, par une lettre de M. de Kaiserling, votre ami, reçu aujourd’hui en même temps que la vôtre, je vois que vous avez eu la bonté de partager toutes mes inquiétudes, et je me flatte qu’elles sont calmées. Les ordres qu’on a donnés à Hambourg mettront probablement un frein à l’avidité des libraires ; j’aurai le temps de consacrer tous mes soins au désir de vous plaire ; je pourrai attendre en paix les nouvelles instructions dont votre excellence m’a flatté. On se conformera en tout à vos volontés, tant dans la rédaction du second volume que dans les corrections nécessaires au premier. Ce qui n’était d’abord pour moi qu’une occupation agréable, devient aujourd’hui mon principal devoir ; il semble que vous m’ayez fait un de vos concitoyens, en me chargeant d’écrire une histoire qui doit faire voir combien votre pays est respectable. Le jeune M. de Woronzow m’a fait l’honneur de venir plusieurs fois dans ma retraite, et a augmenté mon zèle pour votre patrie. Tous les jeunes gens de votre cour que j’ai vus m’ont paru fort au-dessus de leur âge ; mais M. de Woronzow m’a paru au-dessus d’eux. J’en excepte toujours M. de Soltikof, car je ne peux donner à personne la préférence sur lui. Le mérite de tant de voyageurs de votre pays est une meilleure réfutation des injures atroces de certaines gens que tout ce que je pourrais dire. Je souhaite passionnément que les Autrichiens et les Français secondent cette année vos nobles efforts, et nous procurons une paix glorieuse devenue nécessaire à l’Europe.
J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux et un attachement inviolable, etc.
à M. Thieriot.
9 Juin 1760.
J’ai reçu, mon cher et ancien ami, toutes les archives de l’esprit et de la raison, de l’horreur et de la méchanceté, du pour et du contre, de la persécution contre les philosophes, et de leur juste défense ; il me manque la Vision (1). On dit qu’il y des Pourquoi, des Oui et des Non nouveaux qui sont aussi bons que les Que ; je les attends aussi. Il faut que j’aie toute les pièces du procès ; il est intéressant.
J’étais dans un bosquet de roses quand je reçus votre paquet ; je me flatte que je ne sentirai pas les épines de cette dispute. Voilà donc Robin-Mouton (2). Envoyé à la boucherie ! Est-ce pour la Vision qu’on a saisi Robin ? et cette vision est-elle bien de Grimm ? Je soupçonne que Grimm est de la troupe des prophètes, mais que l’esprit ne descend pas sur lui seul.
Il serait bien à désirer que les frères fussent unis ; ils écraseraient leurs indignes adversaires, qui les mangent l’un après l’autre. Il faudrait que les Da, Dé, Di, Do, Du, les H, les G (3), etc., soupassent tous ensemble deux fois par semaine.
Mes enfants, aimez-vous les uns les autres, si vous pouvez. Votre ennemi vous a dit, ou plutôt redit,
Que nous sommes perdus, si nous nous divisons.
(Les Philosophes.)
Par quelle dure fatalité arrive-t-il que j’aie la réponse de Ramponeau (4), et que je n’aie pas le factum de M. de Beaumont contre Ramponeau ? il n’y avait qu’un exemplaire de ce factum dans notre petite province ; je ne l’ai tenu qu’un instant. Je l’ai lu rapidement, mais avec grand plaisir, et j’ai eu la bêtise honnête de le rendre. Voyez combien les philosophes sont honnêtes gens, quoi qu’en dise Palissot !
Je vous envoie la seule copie de la réponse que j’aie en main ; elle est d’un homme de l’Académie de Dijon ; cela m’a paru gai, et je n’aime plus que ce qui est gai. Je veux passer, encore une fois, le reste de ma vie à lire et à rire.
Vous trouverez sans doute quelque bon citoyen qui se fera un plaisir de publier le Plaidoyer de Ramponeau. Je voudrais avoir de plus belles choses à vous envoyer, et de plus longues ; mais il vient rarement de bonnes choses de la province.
Les Fétiches (5) du président de Brosses n’ont pas eu grand cours ; le Discours même du président de Montauban (6) n’est pas recherché. C’est la pierre sur laquelle on va aiguiser ses couteaux ; mais, pour la pierre, elle est au rebut.
La Préface (7) de Palissot est pire que son ouvrage. Il impute aux encyclopédistes des passages de La Mettrie, passages horribles, mais que La Mettrie lui-même réfute. Il supprime la réfutation. Il présente ce poison à la cour pour faire croire que ce sont nos philosophes qui l’ont apprêté. Je n’ai point ce livre de La Mettrie, De la vie heureuse. Pouvez-vous me faire avoir toutes les œuvres de ce fou ? Vous devriez courir chez M. d’Alembert, qui ne sait pas peut-être combien ces passages sont altérés ; car ce livre est, je crois, très rare. Je pense qu’il faudrait faire un ouvrage sage, ferme et piquant, où tous les tours de mauvaise foi des ennemis fussent relevés. Qui le peut mieux que M. d’Alembert ? Mais ce pauvre Robin, ce pauvre Robin-mouton ! Pour Dieu, envoyez-moi la Vision.
1 – Préface de la comédie des Philosophes, ou la Vision de Charles Palissot, brochure par Morellet qui fut mis à la Bastille le 11 Juin. (G.A.)
2 – Ce libraire, distributeur de la Vision, avait été emprisonné le 31 Mai. (G.A.)
3 – D’Alembert, madame d’Epinay, Diderot, d’Holbach, Duclos, Helvatius, Grimm. (G.A.)
4 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
5 – Du culte des dieux fétiches, 1760. (G.A.)
6 – Le Franc de Pompignan. (G.A.)
7 – Lettres de l’auteur de la comédie des Philosophes au public, pour servir de préface à la pièce.