CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 14

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à M. le comte d’Argental.

 

16 Mai 1760.

 

 

          Un Gasparini, mon divin ange, doit demander ou avoir demandé votre protection pour débuter, pour être reçu, ou pour être souffert à l’essai (1). Il est bon dans les rôles à manteau, dans certains rôles de père ; et je vous assure qu’il fit mourir de rire dans le rôle de M. Duru (2), quoi qu’en dise le grand Fréron mon ami.

 

          Je reçois vingt lettres de connus, d’inconnus, qui tous s’adressent à moi pour que je sois le réparateur des torts, pour que je venge le public de l’infamie du théâtre. Je m’en garderai bien ; je n’ai que trop fait le Don Quichotte (3). Que les intéressés pourvoient à leurs affaires.

 

          Je vous accable de lettres, pardon ; mais, puisque m’y voilà, vous saurez que j’ai relu Tancrède ; elle finissait languissament. Que dites-vous des fureurs d’Oreste ? déclamation, et puis c’est tout. Mais fureurs de femmes, fureurs mêlées de tendresse, rage contre les chevaliers, emportements contre son père, larmes sur le corps de son amant, évanouissement, retour à la vie, transports, désespoir aux yeux de ceux qui ont fait ses malheurs ; si cela n’est pas théâtral, si cela n’est pas déchirant, je suis un grand sot.

 

          Patience ; la Chevalerie a quelque chose de bien neuf, en dépit de l’envie ; et madame Scaliger sera contente ; et je baise le bout de vos ailes plus que jamais. Ainsi fait Clairon-Denis.

 

 

1 – Il débuta le 8 Juin 1760 et ne fut pas admis. (G.A.)

 

2 – Personnage de la Femme qui a raison. (G.A.)

 

3 – Quoi qu’il dise, il venait de composer l’Ecossaise. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

16 Mai 1760.

 

 

          Vos lettres sont charmantes, madame ; mais les sujets en sont bien tristes. Vous semez des fleurs sur un fond noir. Ce que vous me mandez de l’opprobre de ma patrie (1) m’afflige sans me surprendre. Vous avez réparé cette honte en m’envoyant Rasselas (2), qui m’a paru d’une philosophie aimable et très bien écrit. Vous ne quitterez point Paris, madame ; on ne s’arrache point ainsi aux lieux où l’on doit plaire et où l’on est toujours bercé de quelque espérance. Les villes de province sont insipides et tracassières. La campagne n’est bonne que quand on a le bonheur de la cultiver, et c’est un goût qu’on ne se donne pas ; car on ne se donne rien.

 

          Si vous étiez déterminée à la retraite, vous pourriez en trouver une pour cent écus par an, à une demie-lieue de Genève. Il y a un petit jardin ; la maison est meublée et mal meublée. L’hiver y serait dur. Croiriez-vous pourtant qu’un neveu de M. de Montmartel occupe à présent ce taudis pour être à portée de M. Tronchin, dont il croit avoir besoin, quoiqu’il ait fait à cheval le voyage de Paris à Genève ? Nous sommes cinq maîtres aux Délices : ma nièce, mademoiselle de Bazincourt, fille de votre âge, jouant la comédie, faisant de petits vers, travaillant en tapisserie, et s’étant consacrée à la retraite, un neveu, un géomètre, qui fait des cadrans au soleil et des vers, et enfin moi chétif. La maison est pleine, et vous me faites bien souhaiter qu’elle fût plus grande. Je ferai l’impossible pour la mettre en état de vous recevoir, si jamais vous donnez la préférence sur le Languedoc et la Bourgogne à notre beau lac de Genève, à la plus belle vue de l’univers, à un pays libre et tranquille, où la nature est riante et où la raison n’est point persécutée.

 

          Soyez persuadée, madame, de la respectueuse estime du Suisse V.

 

 

1 – Il s’agit de la comédie des Philosophes. (G.A.)

 

2 – Roman de Samuel Johnson, traduit par madame Belot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

18 Mai 1760.

 

 

          Ma belle philosophe, la lettre du philosophe que vous m’avez envoyée, a fait grand plaisir au philosophe de Ferney. Je prends gaiement une petite aventure qu’il a prise sérieusement par bonté pour moi. Au reste, il est bon que ces pauvres philosophes s’aident mutuellement, comme les premiers chrétiens priaient Dieu les uns pour les autres.

 

          Quoi ! vous perdez les yeux comme moi, cela n’est pas juste. Attendez au moins encore soixante ans pour que vos armes se rouillent.

 

          J’obéis à vos ordres. Je vous souhaite des plaisirs sans privations. Qui mérite plus que vous d’être heureuse ?

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

19 Mai 1760.

 

 

          Ma belle philosophe, les Qui et les Quoi, qu’on m’envoie, m’ont amusé ; il faut rire de tout ; il n’y a que ce parti-là de bon. On parle des Si, des Mais, et des Pourquoi ; il faut que quelque bonne âme fasse les Comment (1).

 

          La comédie contre les philosophes a donc réussi ? Eh bien ! ils en seront plus philosophes. Qu’est-ce qu’une comédie intitulée le Café (2), et une Relation du Voyage de frère Garassise (3) ?

 

          Où est ma belle philosophe ? où est le prophète ?

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

2 – L’Ecossaise, qui paraissait imprimée. (G.A.)

 

3 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

19 Mai (1).

 

 

          Je prie mon ancien ami de me faire avoir les Si, et les Mais, et les Pourquoi. Cela pourra faire un petit recueil à faire pouffer de rire ; on m’a envoyé les Qui et les Quoi. J’ignore quelle est la bonne âme qui a vengé ainsi les pauvres philosophes. Je leur conseille à tous de  prendre de ma recette, de se moquer de leurs ennemis. Ce monde est une guerre ; celui qui rit aux dépens des autres est victorieux.

 

          Venez passer un été et un automne dans le pays de la liberté : il faut voir ses amis avant de mourir ; car après il n’y a pas moyen.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

20 Mai 1760.

 

 

          Mon cher philosophe, si la misère de ma machine et de mes affaires me permet le voyage, j’irai à Manheim, et je porterai votre catalogue. Il vaut mieux parler qu’écrire ; mais ce ne sera que vers le mois de juillet, sinon j’écrirai.

 

          Je ne sais pourquoi je me suis amusé à prendre le parti (1) du Koran ou de l’Alcoran contre un sot ; car je suis un pauvre Osmanli, et je ne fais nul cas du Koran. Pour l’Ecossaise, elle n’est pas de moi, ni bien des sottises nouvelles qu’on m’attribue. On a joué Jean-Jacques Rousseau à Paris, et on l’a fait marcher à quatre pattes. Il me semble pourtant qu’après toutes nos humiliations nous ne devrions nous moquer de personne.

 

          Je vous embrasse tendrement. Ne m’oubliez jamais auprès de M. et de madame de Freudenreich. Vale.

 

 

1 – Voyez la Lettre civile et honnête. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

A Tournay, par Genève, 20 Mai.

 

 

          Si vous avez eu mal à la jambe, mon cher marquis, votre tête et votre cœur vont très bien. Votre lettre m’a enchanté ; tout ce que vous dites est vrai, hors les louanges dont vous m’honorez, la fin surtout de cette Chevalerie étant fort languissante. Figurez-vous que cela avait été imaginé, fait, et envoyé en trois semaines. Les jeunes gens sont toujours un peu trop vifs ; mais on fait ensuite des retours sur soi-même. J’ai l’impudence de penser que mademoiselle Clairon ne serait pas mécontente de la dernière scène. Oreste a des fureurs tout seul ; mais des fureurs auprès de son amant qui expire, aux yeux d’un père qui est cause en partie de tant de malheurs, aux yeux de ceux qui avaient proscrit l’amant et condamné à mort la maîtresse ; des fureurs mêlées de l’excès de l’amour ; mais embrasser son amant qui meurt pour elle, mais repousser son père et lui demander pardon, et tomber dans les convulsions du désespoir : si cela n’est point fait pour le jeu de mademoiselle Clairon, j’ai tort.

 

          Je crois qu’en tout le rogaton de la Chevalerie est moins mauvais que le rogaton de Médime ; mais c’est à ceux qui me gouvernent à régler les rangs et l’ordre des sifflets. Je n’ai point fait les Quand ; mais il me prend envie de les avoir faits. Il n’y a qu’à rire de tout ce qui se passe ; les philosophes surtout doivent rire, s’ils sont sages. On m’envoie de Paris les pauvretés (1) ci-jointes ; on les dit de Robbé ; en ce cas, Robbé est un sage, car il rit. La guerre des auteurs est celle des rats et des grenouilles ; cela ne fait de mal à personne. Jansénistes, molinistes, convulsionnaires ; Jean-Jacques allant à quatre pattes ; maître Joly de Fleury braillant des absurdités, les chambres assemblées : tout cela empêche qu’on ne soit trop occupé des désastres de nos armées, et de nos flottes, et de nos finances. Il faut vivre en riant et mourir en riant ; voilà mon avis, et la façon dont j’en use. Les Délices rient et vous embrassent.

 

 

N.B. – On me reproche d’être comte de Ferney ; que ces jean-f…..-là viennent donc dans la terre de Ferney, je les mettrai au pilori. N’allez pas vous aviser de m’écrire à monsieur le comte, comme fait Luc ; mais écrivez à Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, titre dont je fais cas, titre que le roi m’a conservé avec les fonctions ; car, pardieu ! ce qu’on ne sait pas, c’est que le roi a de la bonté pour moi, c’est que je suis très bien auprès de madame de Pompadour et de M. le duc de Choiseul, et que je ne crains rien, et que je me f… de… et de … et de …, ainsi que de Chaumeix, et que je leur donnerai sur les oreilles dans l’occasion. Pourtant brûlez ma lettre, et gardez le secret à qui vous aime.

 

 

1 – Les Facéties contre Pompignan. Voyez Robbé, sous le nom duquel Voltaire les donne ici, était un poète licencieux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 25 Mai 1760.

 

 

          Je n’aime point, mon divin ange, que madame Scaliger soit toujours malade ; cela nuit beaucoup à la douceur de ma vie.

 

          Vous êtes un homme bien hardi de vouloir faire jouer la Mort de Socrate ; vous êtes un anti-Anitus. Mais que dira maître Anitus-Joly de Fleury ? Ce Socrate est un peu fortifié depuis longtemps par de nouvelles scènes, par des additions dans le dialogue. Toutes ces additions ne tendent qu’à rendre les persécuteurs plus ridicules et plus exécrables ; mais aussi elles ne contribueront pas à les désarmer. Les Fleury feront ce qu’ils firent à Mahomet ; et ce pantalon de Rezzonico ne fera pas pour moi ce que fit ce bon polichinelle de Benoît XIV. Voyez ce que vous pouvez hasarder. Je suis à vos ordres avec toute la témérité possible. Je vous avertis seulement que les déclamations de Socrate, sur la fin, doivent être bien courtes, et que celui qu’on va pendre ne doit pas pérorer longtemps ; tout sermon est ennuyeux.

 

          Si vous avez la probité et le courage de faire jouer ce bon pasteur Hume (1), il n’y a qu’à donner à Fréron le nom de guêpe, au lieu de frelon ; M. Guêpe fera le même effet. Quant au petit procès-verbal des raisons pour quoi cette Lindane est à Londres, c’est l’affaire d’un moment. Les Français aiment donc ces procès-verbaux ; les Anglais ne s’en soucient guère. Lindane est à Londres ; on ne se soucie point de savoir comment elle y est arrivée d’Ecosse ; et toutes ces vétilles ne font rien à l’intérêt et au succès. Mais, si vous exigez ces préliminaires, vous serez servi, et vite.

 

 

1 – C’est-à-dire l’Ecossaise, qu’il avait signée du nom de Hume. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

26 Mai.

 

 

          On pourrait rendre le Droit du Seigneur très intéressant au troisième acte. Cette pièce fut jetée en sable ; elle n’a jamais coûté quinze jours. On peut aisément donner quelques coups de ciseau ; vous serez encore servi sur cet article, quand vous voudrez.

 

          Très bonne idée, excellente idée de reculer Médime, elle n’en vaudra que mieux ; on aura le temps de la coiffer ; elle ne paraîtra point immédiatement après l’infamie contre les philosophes ; et j’aurai la gloire de n’avoir pas voulu que les comédiens profitassent de ma pièce, après s’être déshonorés en se prêtant, pour de l’argent, au déshonneur de la nation.

 

          Mon très cher ange, voilà une vilaine époque. La pièce de Palissot, le discours de maître Joly, celui de maître Le Franc de Pompignan, mettent le comble à l’ignominie de la France ; cela vient tout juste après Rosbach, les billets de confession, et les convulsions.

 

          M. de Choiseul est-il bien affligé de la maladie de madame de Robecq (1) ? Je la tiens morte ; c’est la maladie de sa mère. C’est bien dommage ; mais pourquoi protéger Palissot ? Hélas ! M. de Choiseul protège aussi ce Fréron. Il a bien mal fait de s’adresser à lui pour répondre (2) aux invectives horribles de Luc contre le roi ; il ne connaît pas Fréron ; c’est un monstre, mais un monstre dont je ne fais que rire. Je ris de tout ; je m’en trouve bien, mais c’est bien sérieusement que je vous aime avec la plus grande tendresse.

 

 

1 – Fille de la duchesse de Luxembourg. (G.A.)

 

2 – Voyez les Mémoires de Voltaire.

 

 

 

 

1760 - Partie 14

 

 

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