CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 13
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à M. Lekain.
Mon cher et grand acteur, quand vous pourrez venir introduire un peu de bon goût à Lyon et à Dijon, vous me ferez un extrême plaisir de ne pas oublier les Délices et le château de Tournay, où vous trouverez un théâtre grand comme la main, mais où l’on admirera vos talents tout aussi bien que sur un plus grand. Vous avez, dit-on, envie de jouer la Mort de César et celle de Socrate. Socrate ne passera point, et César, sans femmes, ne peut être joué que chez des jésuites. Cependant, si on le veut absolument, il faudra s’y prêter, à condition que l’auteur de Socrate le rende plus susceptible du théâtre de Paris.
Il vaudrait beaucoup mieux jouer Rome sauvée ; cela formerait un beau spectacle sur un théâtre purgé de petits-maîtres. Il arriverait peut-être à Rome sauvée la même chose qu’à Sémiramis ; elle n’a réussi que quand la scène a été libre.
Je fais bien peu de cas de Médime ; le présent est médiocre ; mais je fais un cas infini de vous.
à M. Lacombe.
Aux Délices, 9 Mai 1760.
Je recevrai, monsieur, avec une extrême reconnaissance l’ouvrage (1) dont vous voulez bien m’honorer. Votre lettre me donne grande envie de voir votre livre ; elle est d’un philosophe, et il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire ; les autres sont des satiriques, des flatteurs, ou des déclamateurs.
Je n’ai encore qu’un volume de prêt de l’Histoire de Pierre-le-Grand. Les mémoires qu’on m’envoie de Pétersbourg viennent fort lentement et de loin à loin ; plusieurs ont été pris en route par les housards. Vous voyez que la guerre fait plus d’un mal. Au reste, je doute fort que cette Histoire réussisse en France ; je suis obligé d’entrer dans des détails qui ne plaisent guère à ceux qui ne veulent que s’amuser. Les folies héroïques de Charles XII divertissaient jusqu’aux femmes ; des aventures romanesques, telles même qu’on n’oserait les feindre dans un roman, réjouissaient l’imagination ; mais deux mille lieues de pays policées, des villes fondées, des lois établies, le commerce naissant, la création de la discipline militaire, tout cela ne parle guère qu’à la raison.
Ajoutez à ce malheur celui des noms barbares inconnus à Versailles et à Paris ; et vous m’avouerez que je cours grand risque de n’être point lu de tout ce que vous avez de plus aimable.
Il se pourra encore que maître Abraham Chaumeix me dénonce comme un impie, attendu que Pierre-le-Grand n’a jamais voulu entendre parler de la réunion de l’Eglise grecque à la romaine, proposée par la Sorbonne. Les jésuites se plaindront qu’on les ait chassés de Russie, tandis qu’on a laissé une douzaine de capucins à Astracan. Nous verrons, monsieur, comment vous vous êtes tiré de ces difficultés.
Je suis aussi indigné que vous qu’on permette à Paris l’affront qu’on fait sur le théâtre à des hommes respectables. Serait-il possible, monsieur, qu’ont eût désigné injurieusement dans la pièce nouvelle MM. d’Alembert, Diderot, Duclos, Helvétius et tant d’autres ? J’ai peine à croire que notre nation légère soit devenue assez barbare pour approuver une telle licence. Je ne sais qui est l’auteur de cette pièce ; mais, quel qu’il soit, il aurait à se reprocher toute sa vie un tel abus de son talent ; et les approbateurs (2) auraient encore plus de reproches à se faire. Peut-être la licence qu’on suppose dans cette pièce n’est-elle pas aussi grande qu’on le dit. J’ignore si la pièce a été jouée ; j’ai conservé à Paris peu de correspondances ; je sais seulement, en général, qu’on m’y attribue souvent des ouvrages que je n’ai pas même lus. Les vôtres, monsieur, serviront à me désennuyer de ceux qui me sont venus de ce pays-là.
Vous me donnez trop de louanges ; mais vous savez, vous qui êtes avocat, que la forme emporte le fond. Elles sont si bien tournées qu’on vous pardonnerait même le sujet.
1 – Histoire des révolutions de l’empire de Russie, 1760. (G.A.)
2 – Crébillon approuva sur l’ordre du duc de Choiseul. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 11 Mai 1760.
ACTE V, SCÈNE II.
MÉDIME, armée ; soldats dans l’enfoncement.
(A son père.) (A sa suite.)
Non, n’allez pas plus loin. – Frappez, et vous, soldats,
Laissez périr Médime, et ne la vengez pas.
Vous n’avez que trop bien secondé mon audace ;
J’ai mérité la mort, méritez votre grâce ;
Sortez, dis-je.
MOHADAR (1).
Ah, cruelle ! est-ce toi que je voi ?
MÉDIME, en jetant aussi ses armes.
Pour la dernière fois, seigneur, écoutez-moi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je baise cette main dont il faut que j’expire ;
Mais, pour prix de mon sang, pardonnez à Ramire :
C’est assez vous venger, et ce sang à vos yeux,
Ce sang qui fut le vôtre, est assez précieux.
Peut-être ces deux derniers vers, prononcés avec une grandeur mêlée de tendresse, pourront faire quelque effet.
N.B. que dans la dernière scène Mohadar dit :
J’ai trop vu, je l’avoue, en ce combat funeste.
Il y avait :
J’ai trop vu, malgré moi, dans ce combat funeste,
et cela faisait deux malgré moi en deux vers.
Voilà, mon divin ange, de quelle manière j’ai obéi sur-le-champ à votre lettre ; et, si vous n’êtes pas content, je trouverai peut-être quelque chose de mieux.
Je sacrifie mes craintes et mes remords aux espérances et à l’absolution que vous me donnez. Allons donc, puisque vous l’ordonnez. C’est déjà quelque chose que mademoiselle Gaussin ne joue pas Enide ; mais gare que mademoiselle Clairon ne donne de ses tons à mademoiselle Hus, et qu’au lieu du contraste intéressant de deux caractères opposés, on ne voie qu’une écolière répétant sa leçon devant sa maîtresse ! en ce cas, tout serait perdu. Mademoiselle Clairon en sait-elle assez pour enseigner un jeu différent du sien ?
Je suis mortifié, en qualité de Français, d’homme, d’être pensant, de l’affront public qu’on vient de faire aux mœurs, en permettant qu’on dise sur le théâtre des injures atroces à des gens de bien persécutés. A-t-on lâché un plat Aristophane contre les Socrates, pour accoutumer le public à leur voir boire la ciguë sans les plaindre ? Est-il possible que madame de La Marck (2) ait protégé si vivement une si infâme entreprise ?
Vous me faites un plaisir sensible, mon cher ange, en donnant le produit de l’impression à Lekain. Il faudra qu’il veille à empêcher les éditions furtives. Vous pouvez promettre le profit de l’édition de Tancrède à mademoiselle Clairon ; ainsi il n’y aura point de jalousie, et Lekain pourra hautement jouir de ce petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. Vous saurez que Tancrède est corrigé, comme vous et madame Scaliger l’avez ordonné.
Mais je vous demande une grâce à genoux. Il y a un M. Jacques à Paris. Vous ne connaissez point ce nom-là ; c’est un homme de lettres qui a du talent, et qui est sans pain. Il voulait venir chez moi ; j’ai pris malheureusement à sa place une espèce de géomètre (3) qui me fait Des méridiennes, des cadrans, qui me lève des plans ; et je n’ai rien pu faire pour M. Jacques. Je lui destinais cinq cents francs sur la part d’auteur que je donne aux comédiens, et deux cents sur l’édition que je donne à Lekain (supposé toujours le succès dont mes anges me flattent) au nom de Dieu, réservez cinq cents francs pour Jacques. Il serait même bon qu’il présidât à l’édition, et qu’il fît la préface.
Vous me direz : Que ne donnez-vous à Jacques cinq cents francs de votre bourse ? Je vous répondrai que je suis ruiné ; que j’ai eu la sottise de bâtir et de planter en trois endroits différents ; que j’ai chez moi trois personnes à qui j’ai l’insolence de faire une pension ; que madame Denis, après sa réception à Francfort, a droit de ne se rien refuser à la campagne ; que la proximité d’une grande ville et le concours des étrangers exigent une grande dépense ; qu’enfin je suis devenu un grand seigneur, c’est-à-dire que j’ai des dettes et point d’argent, avec un gros revenu. Voilà mon cas ; il ne faut rien cacher à son ange gardien.
Vous n’avez rien répondu sur la juste haine que je porte à la ville de Paris ; est-ce que je n’ai pas raison ? Mais j’ai bien plus raison de vous aimer jusqu’à mon dernier moment, avec la plus tendre reconnaissance. Madame Scaliger permet-elle qu’on lui en dise autant ?
J’ai oublié l’adresse de Jacques. Il demeurait à Paris, rue Saint-Jacques, près la fontaine Saint-Séverin, chez ….. je ne m’en souviens plus. C’est un M. Audelet ou Audet, homme d’affaires…. On pourrait donner des billets à Jacques.
1 – Baptisé aussi Benassar. (G.A.)
2 – Sœur du duc de Noailles. (G.A.)
3 – Siméon Valette. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
14 Mai (1).
Que vous avez raison, jeune et belle princesse,
D’aller en Amérique étaler vos appas !
A vous rendre justice en Europe on s’empresse ;
Mais parmi tant de sang, de pleurs et d’attentats,
L’Europe, abandonnée au démon des combats,
Aux meurtres, au pillage, à la fraude traîtresse,
Même en vous admirant, ne vous méritait pas.
Madame, ce petit compliment est pour celle qui a daigné honorer et embellir le rôle d’Alzire. Mais que ne dois-je point à son auguste mère ! Je lui jure que si j’avais eu un peu de santé, j’aurais fait le voyage, j’aurais été le témoin des talents du prince et de la princesse. Les raisonneurs, les politiques auraient dit ce qu’ils auraient voulu, j’aurais contenté le plus cher de mes désirs, de venir me mettre encore aux pieds de votre altesse sérénissime.
J’ai usé de la permission qu’elle m’a donnée ; j’ai fait partir un petit ballot pour madame la comtesse de Bassevitz, et je l’ai adressé à Gotha directement à votre altesse sérénissime, afin que le respect pour votre nom le fît arriver en sûreté.
Je profite encore des mêmes bontés pour vous supplier, madame, de vouloir bien honorer de votre protection la lettre incluse.
Je crois mon commerce fini avec le chevalier Pertriset (2). J’ai pris la liberté de lui dire tout ce que j’avais sur le cœur ; mon âge, mon ancienne liberté, les malheurs auxquels il s’expose, m’ont autorisé et m’ont peut-être conduit trop loin. Il ne tenait certainement qu’à lui de s’arranger très bien avec son oncle ; mais il aime mieux plaider. Je suis sûr que mademoiselle Pertriset en est fâchée.
Je ne sais rien, madame, des nouvelles publiques. Je plante, je bâtis ; je ne me mêle point des affaires des princes ; mais il y a une princesse aux pieds de laquelle je voudrais être. Le Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux, et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Tournay, par Genève, 14 Mai.
Monsieur, j’ai reçu aujourd’hui, par les mains du jeune M. de Soltikof, les deux mémoires dont votre excellence a bien voulu le charger pour moi. Je me flatte que je recevrai autant d’instructions sur les affaires et sur la guerre que j’en reçois sur les moines et sur les religieuses. Je présume, monsieur, que vous avez reçu à présent le volume qui va jusqu’à Pultava ? et que vous ne laisserez point imparfait le bâtiment que vous avez élevé. Quoique j’aie suivi en tout, dans ce premier volume, les mémoires authentiques que j’ai entre les mains, cependant si je me suis trompé en quelque chose, ou même si j’ai dit quelques vérités que le temps présent ne permette pas de mettre au jour, il sera aisé de substituer d’autres pages aux pages que vous croirez devoir être réformées. Cette histoire est votre ouvrage plutôt que le mien ; il ne doit paraître que sous vos auspices ; ainsi tout doit être muni du sceau de votre approbation. Je suis bien persuadé que vous n’aurez point de vains scrupules ; votre esprit juste en est incapable. Vous savez mieux que moi ce que je vous ai toujours dit, que l’histoire ne doit être ni une satire, ni un panégyrique, ni une gazette. Il faut surtout que l’histoire puisse fouiller dans le cabinet, sans pourtant abuser de cette permission.
J’espère que la paix de l’Europe, qui ne peut nous être donnée que par vos armes victorieuses, sera l’époque de la publication de l’Histoire de Pierre-le-Grand. Ce sera une grande consolation pour moi de servir à réfuter les calomnies odieuses dont on a osé noircir depuis ce héros de votre nation. Mais je suis bien vieux et bien infirme ; il faut que je me hâte et ne meure point avec le regret de n’avoir point achevé ce que vous avez fait commencer. Je suis toujours à vos ordres.
J’ai l’honneur d’être, avec les plus respectueux sentiments, etc.