CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 12

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à M. Thieriot.

 

26 Avril 1760.

 

 

          Je ne vous ai point encore remercié, mon cher et ancien ami, du beau calendrier des crimes des jésuites (1) ; ce n’est pas que je sois mort, comme on l’a dit au roi, mais je suis toujours faible et languissant. Si vous voulez me procurer guérison entière, envoyez-moi aussi le calendrier des insolences janséniennes ; car encore faut-il avoir son almanach complet. Je tiens les uns et les autres également méchants ; mais les jésuites ont des troupes régulières, et les jansénistes ne sont encore que des housards sans discipline. On m’a mandé qu’on avait mis à Bicêtre deux troupes d’énergumènes qui faisaient des miracles ; il faudrait faire travailler aux grands chemins tous ces animaux-là, jésuites, jansénistes, avec un collier de fer au cou, et qu’on donnât l’intendance de l’ouvrage à quelque brave et honnête déiste, bon serviteur de Dieu et du roi. Vous me demanderez pourquoi je veux faire travailler ainsi jésuites et jansénistes ; c’est que je fais actuellement une belle terrasse sur le grand chemin de Lyon, et que je manque d’ouvriers.

 

          M. de Paulmi est-il parti avec M. Hennin, pour aller faire la Saint-Hubert avec le roi de Pologne ? Il verra là vraiment une cour bien gaie et bien opulente, et un roi qui a bravement défendu son Etat (2).

 

          On parle beaucoup de paix, à ce que je vois ; mais les Anglais envoient dix-huit mille négociateurs en Allemagne pour rédiger les articles, et arment une forte escadre pour en aller porter la nouvelle à Pondichéry.

 

          Le roi de Prusse mettra en vers l’histoire du congrès, et la dédiera à Gresset ou à Baculard (3) ; en attendant, il est un peu pressé par les Russes et les Autrichiens. On prépare cependant de beaux divertissements à Vienne, pour le mariage de l’archiduc (4). Il est bien digne de la majesté autrichienne de donner des fêtes, au lieu d’envoyer l’héritier des Césars à l’armée du maréchal Daun s’abaisser à voir tirer du canon. Cela est bon pour un petit marquis de Brandebourg, mais non pour le petit-fils de Charles VI

 

          Il me vient quelquefois des Russes, des Anglais, des Allemands ; ils se moquent tous prodigieusement de nous, de nos vaisseaux, de notre vaisselle, de nos sottises en tout genre. Cela me fait d’autant plus de peine, à moi qui suis bon Français, que l’on ne me paie point mes rentes. Plaignez-moi, car, depuis quelque temps, je suis en guerre pour des droits de terre : qui terre a, et qui plume a, guerre a. Cela ne m’empêche ni de planter, ni de bâtir, ni de faire jouer la comédie, ni de faire bonne chère. Je suis seulement fâché que mon ami Falkener (5) soit mort ; je perds tous mes anciens amis. Restez-moi, et, puisque vous n’êtes pas homme à venir aux Délices, consolez-moi de votre absence en me disant tout ce que vous pensez, tout ce que vous voyez, tout ce que vous croyez, tout ce que vous ne croyez pas ; et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez la lettre à Thieriot du 17 Septembre 1759. (G.A.)

 

2 – Tout cela est ironique. (G.A.)

 

3 – Baculard d’Arnaud. (G.A.)

 

4 – Plus tard Joseph II. Il épousait la petite-fille de Louis XV, Elisabeth de Parme. (G.A.)

 

5 – Voyez le Catalogue des correspondants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Avril 1760.

 

 

          Le malade, qui n’est pas mort, n’est pas assez abandonné de Dieu pour contredire son ange gardien. Il ne peut pas trop écrire de sa main, pour le présent ; tout ce qu’il peut faire est de se conformer à la volonté céleste, et de dicter sa réponse à l’écrit intitulé Petites remarques, mais qu’on croit cependant essentielles (1).

 

          On demande grâce pour le reste, et surtout on insiste pour que mademoiselle Clairon entre armée sur le théâtre ; parce qu’elle est à la tête de ses soldats, parce qu’elle est forcenée, parce qu’elle ne sait ce qu’elle veut, parce que j’ai vu ce moment faire un très grand effet, parce que mademoiselle Clairon aura fort bonne grâce avec une cuirasse et une lance à la main.

 

          L’ange est très ardemment supplié de ne pas s’opposer à ce mouvement théâtral, sans quoi il agirait plutôt en démon incarné qu’en ange gardien.

 

          On proteste au divin ange que, si la pièce est sifflée, on mettra tout sur son compte, et qu’il en sera responsable devant Dieu.

 

          Au reste, faudra-t-il que les comédiens, qui, en qualité de compagnie ou de troupe, sont des ingrats, jouissent seuls de la part qui appartient à l’auteur, et qu’il ne puisse en gratifier quelqu’un qui en aurait de la reconnaissance ? Faudra-t-il qu’un libraire, tel que Michel Lambert, qui a l’insolence d’imprimer toutes les pauvretés que Fréron débite contre moi, gagne cent louis d’or à imprimer malgré moi mon ouvrage ? cela est-il juste ?

 

          Nous ne trouvons point ici que la pièce (2) du petit Hurtaud ressemble à Nanine. Acanthe est une personne de condition, et Nanine est une paysanne ; Nanine a une rivale, et Acanthe n’en a point ; et Mathurin est bien un autre personnage que Lucas ; mais nous réservons à d’autres temps nos remontrances et nos plaintes.

 

          Nous nous contentons de protester ici que nous n’avons jamais lu le Discours (3) de M. le Franc de Pompignan ; que nous mettons monseigneur (4) son frère au-dessus de saint Ambroise ; sa Didon au-dessus de celle de Virgile ; ses Cantiques sacrés au-dessus de ceux de David ; et d’autant plus sacrés que personne n’y touche. Nous prêtons serment que nous n’avons jamais lu ni ne lirons jamais le Journal (5) du révérend frère Berthier ; et nous certifions à maître Joly de Fleury que nous trouvons son Discours (6) contre l’Encyclopédie un ouvrage unique en son genre. Nous lui en avons même fait de très sincères remerciements qui paraîtront un jour, soit avant notre mort, soit après notre mort, et qui le couvriront de la gloire immortelle qu’il mérite.

 

          Nous déclarons plus sérieusement que nous ne serons jamais assez fous pour quitter notre charmante retraite ; que, quand on est bien, il faut y rester ; que la vie frelatée de Paris n’approche assurément pas de la vie pure, tranquille, et doucement occupée, qu’on mène à la campagne ; que nous faisons cent fois plus de cas de nos bœufs et de nos charrues que des persécuteurs de la philosophie et des belles-lettres ; que, de toutes les démences, la démence la plus ridicule est de s’aller faire esclave quand on est libre, et d’aller essuyer tous les mépris attachés au plat métier d’homme de lettres, quand on est chez soi maître absolu ; enfin, d’aller ramper ailleurs, quand on n’a personne au-dessus de soi dans le coin du monde qu’on habite.

 

          Plus j’approche de ma fin, mon cher ange, plus je chéris ma liberté ; et, si je ne la trouvais pas au pied des Alpes, j’irais la chercher au pied du mont Caucase. J’ai sous ma fenêtre un aigle qui ne bouge depuis cinq ans, et qui n’a nulle envie d’aller dans le pays des aigles ; je suis comme lui. Mais vous savez, mon divin ange, combien mon bonheur est empoisonné par l’idée que je mourrai sans vous avoir revu. Comptez que cela seul répand une amertume continuelle sur le destin heureux que je me suis fait. Je vous prie, pour ma consolation, de vouloir bien me mander ce que vous faites de Zulime, à qui vous faites donner les rôles, qui est premier gentilhomme (7) du tripot ; s’il est vrai qu’on joue une pièce contre les philosophes, dans laquelle on représente Jean-Jacques marchant à quatre pattes, et si le premier gentilhomme du tripot souffre une telle indécence ? Jean-Jacques Rousseau, s’étant mis tout nu dans le tonneau de Diogène, s’est exposé, à la vérité, à être mangé des mouches ; mais il me semble que c’est assez de persécuter les philosophes à la cour, dans la Sorbonne, et dans le parlement, et que c’en serait trop de les jouer sur le théâtre. Je n’aime pas d’ailleurs qu’on fasse un batelage de la Foire du temple de Corneille.

 

          Mon cher ange, j’arrache la plume à mon clerc, pour vous dire avec la mienne combien je vous aime. Vous m’avez presque fait aimer Zulime, que je viens de relire.

 

          A propos, j’ai toujours peur d’avoir fait quelque sottise entre M. le duc de Choiseul et Luc (8). Je tâche cependant de ne me point brûler avec des charbons ardents. Je me flatte que M. le duc de Choiseul n’est pas mécontent de ma conduite, et qu’il n’a que des preuves de mon zèle et de ma tendre reconnaissance pour ses bontés. Seriez-vous assez aimable pour m’assurer qu’il me les continue ? On parle ici beaucoup de paix. J’ai eu chez moi le fils (9) de M. Fox, jadis premier ministre, qui n’en croit rien.

 

          Je vous demande pardon de cette énorme lettre, et je me mets aux pieds de madame Scaliger.

 

 

1 – Suivaient des corrections pour la tragédie de Zulime. (G.A.)

 

2 – Le Droit du Seigneur. (K.)

 

3 – Le discours de réception de Pompignan à l’Académie française. (G.A.)

 

4 – L’évêque du Puy-en-Velay. (G.A.)

 

5 – Le Journal de Trévoux. (G.A.)

 

6 – Le réquisitoire prononcé le 23 Février 1759. (G.A.)

 

7 – Le duc de Fleury, alors de service. (G.A.)

 

8 – En s’employant pour la paix. Voyez ses lettres à la duchesse de Saxe-Gotha. (G.A.)

 

9 – Frère aîné du célèbre orateur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

Aux Délices, 28 Avril 1760.

 

 

          Monsieur, si la chair n’était pas aussi infirme chez moi que l’esprit est prompt, quand il s’agit des sentiments d’estime que vous m’inspirez, si j’avais un moment de santé, il aurait été employé depuis longtemps à vous remercier du souvenir dont vous m’honorez. Je ne me suis guère flatté que vous puissiez passer nos montagnes, et venir voir dans un petit coin du monde la philosophie libre et indépendante. Vous la porterez dans vos terres. Peu d’hommes savent vivre avec eux-mêmes, et jouir de leur liberté ; c’est un trésor dont ils sont tous embarrassés. Le paysan le vend pour quatre sous par jour, le lieutenant pour vingt, le capitaine pour un écu de six francs, le colonel pour avoir le droit de se ruiner. De cent personnes il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui meurent sans avoir vécu pour eux. Les hommes sont des machines que la coutume pousse, comme le vent fait tourner les ailes d’un moulin. Ce Hume dont vous me parlez, monsieur, est un vrai philosophe ; il ne voit dans les choses que ce que la nature y a mis. Je doute qu’on ait osé traduire fidèlement les petites libertés qu’il prend avec les préjugés (1) de ce monde. Il n’est pas encore permis en France d’imprimer des vérités anglaises ; il en est de la philosophie de ce pays-là comme de l’attraction et de l’inoculation ; il faut du temps pour les faire recevoir. Les Anglais sont les premiers qui aient chassé les moines et les préjugés ; c’est dommage que nos maîtres d’école nous battent, et privent leurs écoliers de morue ; nous sommes, sur mer comme en philosophie, des commençants. Pour moi, monsieur, je ne suis qu’une voix dans le désert. Je resterai tout le mois de mai dans ma petite cabane des Délices ; elle n’est éloignée de Genève que d’une portée de carabine ; il faut que le malade soit auprès du médecin. Mon Esculape-Tronchin est à Genève. Si, contre toute apparence, vous veniez dans ces quartiers (2), vous y verriez un Suisse qui vous recevrait avec toute la franchise et la pauvreté de son pays, mais avec les sentiments les plus respectueux.

 

 

1 – Allusion à l’Histoire naturelle de la religion, par Hume. (G.A.)

 

2 – D’Argence vint en septembre à Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Avril 1760.

 

 

          O anges ! je mets tout sous vos ailes, tout retombera sur vous. Le nœud est bien mince ; Ramire est bien peu de chose. Madame, je suis son mari (1) ; eh ! Nicodème, que le disais-tu plus tôt !

 

          M. le duc de Choiseul semble avoir senti cela comme je le sens ; il m’a écrit une lettre charmante. Mon divin ange, il paraît qu’il vous aime comme vous méritez d’être aimé. Dites-moi, en conscience, aurons-nous la paix ? Vous la voulez ; mais veut-on vous la donner ? est-ce tout de bon ? J’ai plus besoin de la paix que des sifflets. J’aime mieux les Chevaliers (2) que Ramire. Il n’y a que deux coups de rabot à donner aux Chevaliers, mais il manque à tout cela un peu de force. Je baisse, je baisse, je fonds : j’ai acquis de la gaieté, et j’ai perdu du robuste.

 

          Vous vous moquez de moi ; on peut faire quelque chose de Hurtaud. Ce petit drôle-là n’a mis que quinze jours à son œuvre.

 

          Nous allons jouer sur notre théâtre de Ferney ; mais je ne peux plus même faire les pères ; j’ai cédé mes rôles ; je suis spectateur bénévole.

 

          Mon cher ange, je deviens bien vieux ; j’ai, je crois, cinq ou six ans plus que vous.

 

 

Le temps va d’un tel pas, qu’on a peine à le suivre.

 

Tartufe, act. I, sc. I.

 

 

          Je voudrais bien savoir si le chevalier d’Aidie, autre philosophe campagnard de mon âge, est à Paris, comme on me l’a mandé ; serait-il assez lâche pour se démentir à ce point ? au moins je me flatte que c’est pour peu de temps. Vous avez dû recevoir vingt pages de moi l’ordinaire dernier, et je vous écris encore. Les gens qui aiment sont insupportables.

 

 

1 – Voyez Zulime, acte V, sc. III. (G.A.)

 

2 – Tancrède. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

5 Mai 1760.

 

 

          Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur. J’aime beaucoup Spartacus ; voilà mon homme ; il aime la liberté, celui-là. Je ne trouve point du tout Crassus petit. Il me semble qu’on n’est point avili quand on dit toujours ce qu’on doit dire. J’aime fort que Noricus tourne ses armes contre Spartacus pour se venger d’un affront ; cela vaut mieux que la lâcheté de Maxime, qui accuse son ami Cinna, parce qu’il est amoureux d’Emilie. Cet emportement de Spartacus, et le pardon qu’il demande noblement, sont à l’anglaise ; cela est bien de mon goût. Je vous dis ce que je pense ; je vous donne mon sentiment pour mien, et non pour bon. Peut-être le parterre de Paris aura désiré un peu plus d’intérêt.

 

          Il y a quelques vers duriuscules. Je ne hais pas qu’un Spartacus soit quelquefois un peu raboteux ; je suis las des amoureux élégants. Ma cabale veut donner malgré moi une pièce toute confite en tendresse ; il y a une espèce d’amoureux qui me paraît un grand benêt (1). Cela a un faux air de Bajazet ; cela est bien médiocre. J’en ai averti ; ils veulent la jouer ; je mets le tout sur leur conscience.

 

          Je vous avertis que je n’aime point du tout votre épître à M. Helvétius (2) ; quand je vous dis que je ne l’aime point, c’est que je ne connais personne qui l’aime. Tout est dit : non, tout n’est pas dit ; et vous auriez dû dire adroitement bien des choses.

 

          J’ignore si on a joué la farce contre les philosophes ; on ne sait comment s’y prendre pour détruire cette pauvre raison. On braille contre elle sur les bancs, dans les rues ; on la joue à la comédie. Lui donnera-t-on bientôt la ciguë ? Vous êtes plus fous que les Athéniens. Jansénistes, molinistes, cafés, bord… tout se déchaîne contre les philosophes ; et les pauvres diables sont désunis, dispersés, timides. En Angleterre, ils sont unis, et ils subjuguent.

 

          Je viens de recevoir le Discours de Le Franc de Pompignan, et les Quand (3). Il me prend envie de les avoir faits. Ce discours est bien indécent, bien révoltant ; il met en colère. Je m’applaudis tous les jours d’être loin de ces pauvretés. Je méprise les hypocrites, et je hais les persécuteurs ; je brave les uns et les autres. Tout cela ne contribue pas à faire aimer les hommes. Il en vient pourtant chez moi beaucoup, et quelques-uns me remercient d’avoir osé être libre, et écrire librement. Pour le peu de temps qu’on a à vivre, que gagne-t-on à être esclave ? Je voudrais vous voir vous et votre ami (4).

 

          Faites-moi le plaisir de me mander le succès de la pièce contre les philosophes, et le nom de cet Aristophane.

 

 

1 – Ramire dans Zulime. (G.A.)

 

2 – Dédicace de Spartacus. (G.A.)

 

3 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

4 – Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

 

1760 - Partie 12

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