CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 10
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à Madame la marquise du Deffand.
Aux Délices, 12 Avril 1760.
Je ne vous ai pas envoyé, madame, aucune de ces bagatelles dont vous daignez vous amuser un moment. J’ai rompu avec le genre humain pendant plus de six semaines ; je me suis enterré dans mon imagination ; ensuite sont venus les ouvrages de la campagne, et puis la fièvre. Moyennant tout ce beau régime, vous n’avez rien eu, et probablement vous n’aurez rien de quelque temps.
Il faudra seulement me faire écrire « Madame veut s’amuser, elle se porte bien, elle est en train, elle est de bonne humeur, elle ordonne qu’on lui envoie quelques rogatons ; » et alors on fera partir quelques paquets scientifiques, ou comiques, ou philosophiques, ou historiques, ou poétiques, selon l’espèce d’amusement que voudra madame, à condition qu’elle les jettera au feu dès qu’elle se les sera fait lire.
Madame était si enthousiasmée de Clarisse (1), que je l’ai lue, pour me délasser de mes travaux, pendant ma fièvre ; cette lecture m’allumait le sang. Il est cruel, pour un homme aussi vif que je le suis, de lire neuf volumes entiers dans lesquels on ne trouve rien du tout, et qui servent seulement à faire entrevoir que mademoiselle Clarisse aime un débauché, nommé M. de Lovelace. Je disais : Quand tous ces gens-là seraient mes parents et mes amis, je ne pourrais m’intéresser à eux. Je ne vois dans l’auteur qu’un homme adroit qui connaît la curiosité du genre humain, et qui promet toujours quelque chose de volumes en volumes, pour les vendre. Enfin j’ai rencontré Clarisse dans un mauvais lieu, au dixième volume, et cela m’a fort touché.
La Théodore (2) de Pierre Corneille, qui veut absolument entrer chez la Fillon (3), par un principe de christianisme, n’approche pas de Clarisse, de sa situation, et de ses sentiments ; mais, excepté le mauvais lieu où se trouve cette belle Anglaise, j’avoue que le reste ne m’a fait aucun plaisir, et que je ne voudrais pas être condamné à relire ce roman. Il n’y a de bon, ce me semble, que ce qu’on peut relire sans dégoût.
Les seuls bons livres de cette espèce sont ceux qui peignent continuellement quelque chose à l’imagination, et qui flattent l’oreille par l’harmonie. Il faut aux hommes musique et peinture, avec quelques petits préceptes philosophiques, entremêlés de temps en temps avec une honnête discrétion. C’est pourquoi Horace, Virgile, Ovide, plairont toujours, excepté dans les traductions qui les gâtent.
J’ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures, et la tenue du conseil de Picrochole (je les sais pourtant presque par cœur) ; mais je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive.
Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation ; mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois (4) trop de mal de lui.
Il y a un plaisir bien préférable à tout cela ; c’est celui de voir verdir de vastes prairies, et croitre de belles moissons : c’est la véritable vie de l’homme, tout le reste est illusion.
Je vous demande pardon, madame, de vous parler d’un plaisir qu’on goûte avec ses deux yeux ; vous ne connaissez plus que ceux de l’âme. Je vous trouve admirable de soutenir si bien votre état ; vous jouissez au moins de toutes les douceurs de la société. Il est vrai que cela se réduit presque à dire son avis sur les nouvelles du jour ; et il me semble qu’à la longue cela est bien insipide. Il n’y a que les goûts et les passions qui nous soutiennent dans ce monde. Vous mettez à la place de ces passions la philosophie, qui ne les vaut pas ; et moi, madame, j’y mets le tendre et respectueux attachement que j’aurai toujours pour vous. Je souhaite à votre ami (5) de la santé, et je voudrais qu’il se souvînt un peu de moi.
1 – Clarisse Harlowe, de Richardson. (G.A.)
2 – Voyez les Commentaires sur Corneille. (G.A.)
3 – Fameuse proxénète sous la Régence. (G.A.)
4 – Voyez le Temple du Goût, et la vingt-deuxième des Lettres anglaises. (G.A.)
5 – Le président Hénault. (G.A.)
à M. le secrétaire de l’académie botanique
DE FLORENCE.
15 Avril (1).
Je devrais vous remercier dans votre belle langue toscane, vous et votre illustre Académie, de l’honneur que vous me faites ; mais un malade qui ne peut écrire de sa main est excusable. L’Académie, en me faisant l’honneur de m’ériger en botaniste, me fournit un motif de plus pour chercher des plantes dans la Suisse. Nos montagnes ont la réputation pour les simples, comme pour les neiges ; mais je crois que les neiges l’emportent de beaucoup. Si j’avais eu à choisir un climat, j’aurais préféré celui du Dante, de Pétrarque et de l’Arioste à tout autre. Mais malheureusement les hommes ne choisissent pas leur patrie, comme ils voudraient. J’ai eu toute ma vie une passion pour la Toscane, qui n’a jamais été satisfaite. L’honneur que j’ai d’être associé à quelques-unes de vos Académies me sert de consolation ; mais il est toujours bien triste d’être loin de ce qu’on aime. Les nouvelles bontés qu’on me témoigne, et que je dois à M. de Lorenzi, redoublent mon attachement et mes regrets. Je présente mes profonds respects et mes remerciements à l’Académie.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte de Lorenzi.
Au château de Tournay, 15 Avril 1760.
J’ai reçu, monsieur, la lettre et les patentes de botaniste dont vous m’honorez, dans le temps où j’ai le plus besoin de simples. Je ne suis pas jeune, et je suis très malade. Si je peux trouver quelque herbe qui rajeunisse, je ne manquerai pas de l’envoyer à votre Académie. J’ai toujours été fâché qu’il y eût sur la terre tant de plantes qui fissent du mal, et si peu de salutaires ; la nature nous a donné beaucoup de poisons et pas un spécifique. C’est dommage que noys ayons perdu le bel ouvrage de Salomon qui traitait de toutes les plantes, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; c’était sans doute un très bel ouvrage, puisqu’il était composé par un roi. Il était apparemment le premier médecin de ses sept cents femmes et de ses trois cents concubines. Je ne sais si vous avez vu les hérésies du Salomon du Nord ; il va plus loin que son devancier, lequel ne sait pas s’il reste quelque chose de l’homme après sa mort. Pour celui-ci, il est sûr de son fait, et il croit que ses soldats tuent si bien leur monde qu’il n’en reste rien du tout. J’attends le Peut-être de Rabelais le plus doucement que je peux.
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 19 Avril.
Partez-vous bientôt, ma chère nièce, pour votre royaume d’Hornoy, et abandonnez-vous cette ville de Paris, qui n’est bonne que pour Messieurs du parlement, les filles de joie, et l’Opéra-Comique ? Etes-vous bien lasse de cette malheureuse inutilité dans laquelle on passe sa vie, de ces visites insipides, et du vide qu’on sent dans son âme après avoir passé sa journée à faire des riens et à entendre des sottises ? Comptez que vous aurez beaucoup plus de plaisir à gouverner votre Hornoy et à l’embellir, qu’à courir après les fantômes de Paris. Tout ce que j’apprends de ce pays-là fait aimer la retraite.
Luc m’écrit toujours, mais il ne m’écrit que pour me montrer qu’il a de l’esprit, et pour me dire qu’il ne craint rien. Il prétend que nous n’aurons jamais ni honneur ni profit dans la belle guerre que nous faisons ; j’ai grand’peur qu’il n’ait raison. J’embrasse tendrement M. de Florian et M. votre fils, etc.
à M. Colini.
Au château de Tournay, 21 Avril.
Sono siato sul punto di fare come il povero Pierron (1),
On m’a dit mort ; cela n’est pas entièrement vrai. Je compte, mon cher Colini, que vous deviendrez nécessaire à son altesse électorale. Plus vous l’approcherez, plus elle vous goûtera. Je vous adresse ma lettre (2) pour lui. Je suis encore bien mal ; si mes forces reviennent, j’irai à Schwetzingen. Je ne veux pas mourir sans avoir encore vu le plus aimable et le meilleur des souverains. Il y a un Français, nommé M. de Caux (3), qui a écrit à Manheim à ma nièce. Je porterai, si je peux, la réponse. Je vous embrasse.
1 – Pierron venait de mourir. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Caux de Cappeval publiait à Manheim, en collaboration avec l’abbé Réglei et Portelance, le Journal des journaux. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, près de Genève, 22 Avril.
Monsieur, la personne qui est allée à Francfort-sur-le-Mein, et qui s’est chargée de s’informer de l’aventure du paquet du mois de septembre ou octobre dernier, me mande qu’on attend de Hambourg, tous les jours, une édition de l’Histoire de Pierre-le-Grand, sous le nom des libraires de Genève. Cette nouvelle est assez vraisemblable. Les libraires de Genève ont tiré à grands frais huit mille exemplaires de leur édition, qui leur restent entre les mains. Je fais l’impossible depuis quatre mois pour les apaiser. Je suis toujours entièrement aux ordres de votre excellence. Le plus grand de mes plaisirs, dans ma vieillesse, est de travailler au monument que vous érigez au plus grand homme du siècle passé. La multitude épouvantable de livres qui s’accumulent de tous côtés ne permet peut-être pas qu’on entre dans beaucoup de détails. L’esprit philosophique qui règne de nos jours permet encore moins un fade panégyrique. Le milieu entre ces deux extrémités est difficile à garder ; mais je ne désespère de rien, monsieur, quand je serai aidé de vos conseils et de vos lumières. Ce sera par votre seul moyen que je pourrai parvenir à ne blesser ni la vérité, ni la délicatesse de votre cœur, ni le goût des gens de lettres, qui seuls décident, à la longue, de la bonté d’un ouvrage. Je souhaite surtout que votre Histoire de Pierre-le-Grand, dans laquelle je ne suis que votre copiste, puisse servir de réponse aux calomnies répandues contre votre nation et contre votre auguste souveraine, dans le recueil qui vient de paraître. J’ai l’honneur d’être avec le plus respectueux dévouement, etc.
à M. de Chenevières.
Aux Délices, 23 Avril (1).
Il est bien vrai, mon cher ami, que je ne suis pas mort, mais je ne puis pas non plus assurer absolument que je suis en vie. Je suis tout juste dans un honnête milieu, et la retraite contribue à soutenir ma machine chancelante. Il faut qu’un vieillard malade soit entièrement à lui ; pour peu qu’il soit gêné, il est mort : mais tant que je respirerai un peu, vous aurez un ami aussi inutile qu’attaché sur les bords fleuris du lac de Genève.
Tout ce que vous me dites de M. le duc de Bourgogne (2) fait grand plaisir à un cœur français. J’attends avec impatience la paix ou quelque victoire, et je vous avoue que j’aimerais encore mieux pour notre nation des lauriers que des olives. Je ne puis souffrir les ricanements des étrangers, quand ils parlent de flottes et d’armées. J’ai fait vœu de n’aller habiter le château de Ferney que quand je pourrai y faire la dédicace par un feu de joie. C’est, par parenthèse, un fort joli château. Colonnades, pilastres, péristyle, tout le fin de l’architecture s’y trouve ; mais je fais encore plus de cas des blés et des prairies. Nous sommes de l’âge d’or dans notre petit coin du monde où toutes les Délices vous embrassent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Frère aîné de celui qui fut Louis XVI. Il mourut à onze ans. (G.A.)