CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 1

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

2 Janvier 1760 (1).

 

 

          Madame, je reçois dans ce moment, à midi, un instant avant que la poste parte, la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore, en date du 24 Décembre ; mais le paquet qu’elle daigna m’envoyer, le samedi 22, ne m’est point parvenu. Votre altesse sérénissime a la bonté de me dire qu’elle a dépêché ce paquet assez gros sous le couvert connu, est-ce par un banquier de Francfort, est-ce par M. de Valdener (2) ? Enfin, madame, je n’ai point ce paquet, qui contenait les précieux témoignages de vos bontés. Je vous avoue que je suis au désespoir. Il n’y a que le bonheur de venir vous faire ma cour qui puisse consoler ce pauvre Suisse V., qui vous sera attaché jusqu’au tombeau avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Waldner, ancien ministre de Saxe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 4 Janvier 1760 (1).

 

 

          Madame, le paquet de ce banquier (2) que votre altesse sérénissime protège, arriva deux heures après que je l’eus informé que je ne l’avais pas reçu. Les affaires qu’il discute avec les créanciers de nos quartiers sont un peu épineuses : je les ai vivement recommandées au syndic de Genève. Comment n’aurai-je pas infiniment à cœur, madame, les choses auxquelles elle s’intéresse ? Je ne les entends point ; mais je presse comme si je les entendais. Peut-être le syndic  de Genève ne les entend-il guère mieux que moi ; car on dit que c’est un chaos, et qu’il faudrait un dieu pour le débrouiller ; mais les dieux ne se mêlent pas des affaires des banquiers : puissent-il finir bientôt, madame, les déplorables affaires de l’Europe : c’est là qu’est le vrai chaos. Les quatre éléments se combattent et sont confondus ensemble ; quel Jupiter les remettra chacun à sa place ?

 

          Je crois qu’Arminius est le nom de baptême du prince héréditaire de Brunswick. Homère dit quelque part : Il fit trois pas, et au troisième il fut au bout du monde. C’est bien aller. M. le prince de Brunswick voyage à peu près dans ce goût.

 

          Hélas ! quand pourrai-je, moi chétif, faire cent mille pas pour me faire introduire à vos pieds, madame, par la grande maîtresse des cœurs, pour renouveler à votre altesse sérénissime le respect le plus profond et le plus tendre, ainsi qu’à votre auguste maison ?

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

Aux Délices, 6 Janvier 1760.

 

 

          On m’envoie cette lettre ouverte (1) ; je profite de l’occasion pour vous souhaiter la santé et la paix. Soyez secrétaire éternel (2). Votre roi est toujours un homme unique, étonnant, inimitable ; il fait des vers charmants, dans des temps où un autre ne pourrait faire une ligne de prose. Il mérite d’être heureux, mais le sera-t-il ? et s’il ne l’est pas, que devenez-vous ? Pour moi, je ne mourrai point entre deux capucins (3). Ce n’était point la peine d’exalter son âme pour voir l’avenir. Quelle plate et détestable comédie que celle de ce monde !

 

 

Sum felix tamen, ô superi : nullique potestas

Hæc auferre deo .  .  .  .  .  .  .

 

 

          Je vous en souhaite autant, etc.  vale.

 

 

1 – C’était une lettre de Grosley à Formey, en date du 24 décembre 1759. (G.A.)

 

2 – Formey était secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin. (G.A.)

 

3 – Comme Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Aux Délices, par Genève, 7 Janvier 1760.

 

 

          Que faites-vous, madame ? où êtes-vous ? que dites-vous ? comment vous réjouissiez-vous ? Est-il vrai que le baron d’Holbach est en Italie, et qu’il reviendra par les Délices ? Ce sera une grande consolation pour moi de trouver un homme à qui je ne pourrai parler que de vous. Vous êtes à mes yeux, la Femme qui a raison ; mais le faquin de libraire qui l’a imprimée, et indignement défigurée, en a fait la femme qui a tort. Quoique je fasse peu d’attention à ces tribulations, elles ne laissent pas cependant de prendre du temps ; on n’aime pas à voir ses enfants courir les rues mal vêtus et mal élevés ; il n’est pas bien sûr que notre docteur (1) aille auprès du roi de Prusse ; s’il avait cette faiblesse, vous pourriez lui appliquer ces vers de Corneille :

 

 

D’un Romain lâche assez pour servir sous un roi

Après avoir servi sous Pompée et sous moi.

 

 

Pompée, act. III, sc. IV.

 

 

          On dit, madame, qu’il y a une brochure dédiée au cheval de bronze, qui est assez plaisante. Si je pouvais l’avoir par votre protection, je vous serais bien obligé.

 

          Monsieur l’envoyé (2) de Francfort, la guerre me paraît traîner furieusement en longueur ; ayez la bonté de faire finir ces pauvretés-là le plus tôt que vous pourrez. Si Luc est écrasé ou enchaîné, je ferai danser ce faquin de Schmidt, qui est, je crois, au nombre de vos seigneurs commettants.

 

 

.  .  .  .  .  .  . Antecedentem scelestum

Sequitur pede Pœna claudo.

 

HOR.,lib. III, od II.

 

 

          Je suis accablé de bagatelles ; j’en ai cent pieds par-dessus la tête, bagatelles touchant Pierre-le-Grand, bagatelles de théâtre, bagatelles d’histoire du siècle, bagatelles de mes masures et du gouvernement de mes hameaux. Je ne peux songer de longtemps à l’Encyclopédie ; d’ailleurs, comment traiter IDÉE et les autres articles ? Ma levrette accoucha ces jours passés, et je vis clairement qu’elle avait des idées. Quand j’ai mal dormi ou mal digéré, je n’ai point d’idées ; et, pardieu, les idées sont une modification de la matière, et nous ne savons point ce que c’est que cette matière, et nous n’en connaissons que quelques propriétés, et nous ne sommes que de très plats raisonneurs ; et maître Joly de Fleury n’en sait pas plus que moi sur tout cela. Ce n’est pas la peine d’écrire pour ne point dire la vérité. Il n’y a déjà dans l’Encyclopédie que trop d’articles de métaphysique pitoyables ; si l’on est obligé de leur ressembler, il faut se taire. On m’assure que Diderot est devenu riche (3) ; si cela est, qu’il envoie promener les libraires, les persécuteurs, et les sots, et qu’il vienne vivre en homme libre entre Gex et Genève.

 

          Ma philosophe, on a grande envie de rendre ce pays de Gex libre et indépendant (4). Ce serait une bonne affaire pour la philosophie. On trouve une compagnie qui offre de l’argent comptant aux fermiers-généraux, et même au roi. Pour peu que le plan soit plausible, je vous l’enverrai ; je veux que vous fassiez réussir cette affaire, et que vous en ayez la gloire ; vous ameuterez trois ou quatre des Soixante, et je vous dresserai une statue à Ferney. Vous êtes à jamais dans ma tête et dans mon cœur.

 

 

 

1 – Tronchin. (G.A.)

 

2 – Grimm. (G.A.)

 

3 – Faux bruit. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre à de Brosses du 20 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

7 Janvier.

 

 

          Je vous souhaite une vie tolérable, mon cher philosophe, car pour une vie heureuse et remplie de plaisirs, cela est trop fort, après tout ce qui arrive aux annuités, actions et billets de la compagnie des Indes. Tout périt ; je laisse là mes bâtiments, et mea me virtute involvo.

 

          On a imprimé mes lettres (1) que M. de Haller avait fait courir. Il a oublié apparemment cet article dans les principes de l’irritation : Magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes. Je ne conçois pas comment vos magis magni clerici peuvent accorder des lettres de naturalité à un voleur (2) avéré. Il me semble que la vertu de la république de Berne devait être inflexible.

 

          A propos de vertu, mes tendres respects à M. et madame de Freudrenreich.

 

          Ce n’est pas une affaire de vertu que trois éditions faites en Angleterre de la Vie (3) de madame de Pompadour. La moitié de l’ouvrage est un tissu de calomnies ; mais ce qu’il y a de vrai fera passer ce qu’il y a de faux à la postérité.

 

          Adieu ; je lève les épaules quand on me parle du meilleur des mondes possibles. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – La lettre de Voltaire à Haller, et la réponse de Haller, imprimées à la suite d’une édition du Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques. (G.A.)

 

2 – Grasset. (G.A.)

 

3 – Elle fut traduite en France par Ant. De La Place. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

Aux Délices, 7 janvier.

 

 

          Mes pauvres yeux sont les très humbles serviteurs des vôtres, mon cher et ancien camarade des bords de la Sprée ; je commence à perdre les joies de ce monde, comme disait cet aveugle à madame de Longueville, qui le prenait pour un châtre ; je commence à croire que la poésie n’a jamais fait que du mal, puisque celles dont vous me parlez vous ont attiré de si énormes tracasseries ; mais je vous jure que vous n’auriez rien à craindre, quand même on imprimerait à Paris ce qui a déjà imprimé ailleurs ; je n’ai jamais entendu parler d’une madame d’Artigni. Il vint chez moi, il y a environ deux mois, un prétendu marquis en … il, qui prétendait avoir des compliments à me faire du roi de Prusse ; ce marquis, étant à pied et n’ayant nulle lettre de recommandation, ne parvint pas jusqu’à moi. Il dit qu’il avait des choses importantes à me communiquer. Pour réponse, je lui fis donner une pistole, et je n’en ai pas entendu parler depuis. Il est difficile que ce marquis ait transcrit sous l’abbé de Prades le livre des Poëshies (1) du roi mon maître, attendu que le roi mon maître m’a mandé qu’il avait fourré, il y a deux ans, l’abbé de Prades à la citadelle de Magdebourg. En tout cas, mon cher camarade, je peux vous répondre que vous ne serez jamais soupçonné d’une infidélité, à moins que ce ne soit avec quelques damoiselles.

 

          Le philosophe de Sans-Souci n’est pas sans souci ; cependant il m’envoie toujours des cargaisons de vers avant de donner bataille, et après l’avoir donnée ; et avant Maxen, et pendant Maxen, et après Maxen ; et dans ces vers il y a toujours de l’esprit, et un fond de génie. Je suis toujours honteux d’être plus heureux que lui, et, révérence parler ; je ne troquerais pas le château que j’ai fait bâtir à Ferney, contre celui de Sans-Souci ; la liberté et la plus belle vue du monde sont deux choses qu’on ne rencontre pas dans tous les châteaux des rois. J’aurais bien voulu que vous fussiez venu dans nos tranquilles retraites avec madame de Bazincourt ; elle aurait été charmée d’avoir un tel écuyer, et je vous aurais bien fait les honneurs de mon petit royaume de Cathai. Je visais toujours à une retraite agréable, lorsque nous étions dans la ville des géants ; mais je n’osais en espérer une aussi charmante. J’ai avec moi un homme de lettres qui s’est fait ermite dans mon abbaye, la sœur Bazincourt, la prieure Denis, un neveu qui a prit l’habit ; bonne compagnie vient dîner, souper et coucher dans le monastère. Si vous étiez homme à y venir passer quelque temps en retraite, nous dirions notre office très gaiement. Je ne sais si vous savez que le véritable roi mon maître, le roi très bien aimé de moi chétif, a daigné, par un beau brevet, rendre mes terres que j’ai en France sur la frontière, entièrement franches et libres ; c’est un droit qu’elles avaient autrefois, et que sa majesté a daigné renouveler en ma faveur ; de sorte que mes monastères sont obligés de prier Dieu pour lui, ce que nous faisons très ardemment ; c’est une grâce que je dois à M. le duc de Choiseul, et à madame la marquise de Pompadour. Par ma foi ; cela vaut mieux que d’être chambellan. Ne m’oubliez pas auprès de M. Duverney, je vous en supplie, et dites-lui que je lui serai attaché jusqu’à la mort ; car, tout moine que je suis, je ne suis pas ingrat.

 

          Ihjr treue diener, georsam diener (2), qui ne mourra pas entre deux capucins.

 

 

1 – Les Poésies du roi de Prusse venaient de paraître imprimées. (G.A.)

 

2 – Votre fidèle et dévoué serviteur. (G.A.)

 

 

 

 

1760 - Partie 1

 

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