CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 9

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à M. Dupont.

 

Aux Délices, 29 Avril 1759.

 

 

          Il y a longtemps, mon cher Dupont, que j’ai mandé à M. le prince de Beaufremont le résultat des Goll ; il se pourra que sa réponse tardera un peu de temps ; le procès des Français et des Hanovriens attire un peu plus son attention que celui qui est entre vos mains. Les Français ont gagné un incident (1) ; mais il y aura encore bien des chances à essuyer. Puissent les Goll finir les leurs ! j’espère que tout ira comme je le voulais. Ces petits succès m’arrivent rarement ; celui-ci me sera cher, s’il vous en revient quelques petits avantages. J’ai cette affaire à cœur uniquement pour vous ; c’est dans cette vue que j’avais écrit à madame Goll avant que vous m’eussiez envoyé l’ultimatum de la négociation. Adieu ; je voudrais m’entretenir avec vous plus longtemps, mais ma mauvaise santé et quelques affaires me rendent paresseux avec vous sans me rendre moins sensible.

 

 

1 – A Bergen, sur le prince Ferdinand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 2 Mai (1).

 

 

          Le roi de Prusse m’écrit tous les ordinaires ; mais il ne me fera jamais quitter mes terres pour lui. Qu’il prenne garde que cette année on ne lui prenne les siennes.

 

          Entre nous, il m’a passé par les mains des choses bien extraordinaires depuis peu. Je vous réponds de la plus implacable animosité entre le roi de France et le roi de Prusse. On fera plutôt la paix avec les Anglais, à quelque prix que ce soit, qu’avec lui. Il faut, ou que ce prince soit écrasé, ou qu’il écrase. Il me mande qu’il croit que cette campagne sera plus meurtrière que l’autre. Il a jeté le fourreau dans la rivière. A moins d’un miracle, nous voilà ruinés.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

5 Mai 1759.

 

 

          Mort-Dieu, mon ancien ami, envoyez-moi au plus vite Abraham Chaumeix crucifié ; on dit que c’est là le titre (1), c’est au moins quelque chose de semblable. Il pleut des brochures, il en pleuvra toujours, et il faut laisser pleuvoir ; mais, pour la prophétie d’Abraham Chaumeix, ce n’est pas chose à négliger par gens comme nous. Employez le crédit de M. Bouret pour me faire tenir Abraham Chaumeix.

 

          Vous avez vu sans doute madame de Fontaine, que nous vous avons renvoyée en assez bonne santé. Elle est chargée de payer tous les bijoux que vous m’avez fait tenir de Paris. Etes-vous encore dans la rue Saint-Honoré, ou à l’Arsenal (2) ? Je ne sais pas trop où vous prendre ; vous me paraissez un beaucoup plus grand voyageur que moi ; vous faites plus de chemin dans Paris que je n’en ai fait dans l’Europe. Si vous avez la curiosité de voir à Lyon les cours de France et de Naples, je vous conseille de pousser jusqu’à Genève. Pour moi, je vous avertis que, si vous vous contentez de courir d’un bout de Paris à l’autre, et que vous ne veniez point chez moi, je prendrai le parti de venir vous voir.

 

          Avez-vous pris quelque action dans les fermes-générales ? On se plaignait autrefois qu’il y eût quarante de ces messieurs, et aujourd’hui tout le monde l’est ; c’est le royaume qui est fermier-général du royaume. Cette opération est tout à fait anglaise. Remarquez que, depuis trente ans, nous avons tout pris des Anglais : philosophie, petite-vérole, nouvelle charrue et finances. Il ne nous manque que de prendre d’eux l’empire de la marine. Il me semble qu’on veut vous ôter, à vous autres Parisiens, la liberté de penser, que vous devez aussi aux Anglais ; mais il est beaucoup plus aisé de tenir une nation dans la stupidité pendant mille ans, comme nous avons eu l’honneur d’y être, que de nous y replonger quand une fois nous en sommes sortis. Frère Berthier, frère Abraham Chaumeix, et leurs semblables, auront beau crier que tout est perdu si on se met à avoir le sens commun, les cabales les plus infâmes auront beau exciter le parlement de Paris à faire des remontrances au roi, et à faire brûler l’Encyclopédie, le roi et les philosophes se moqueront du parlement. Bonsoir.

 

 

1 – Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert, brochure attribuée à Diderot. (G.A.)

 

2 – Chez le comte de Monmorency, ou chez le marquis de Paulmi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 5 Mai 1759.

 

 

          Que j’écrive de la main de notre ami Jean-Louis (1), ou de la mienne, cela est égal, ma chère nièce, pourvu que j’écrive. Votre sœur n’a pas une santé bien brillante, et n’est pas, à beaucoup près, si ingambe que moi. Je suis devenu plus grand cultivateur et plus grand architecte que jamais ; j’élève des colonnades, et j’ai des charrues vernies. Il ne me manque que de tremper mon blé dans de l’eau de lavande. Vous irez, sans doute, bientôt à Hornoy ; vous m’y préparerez, s’il vous plaît, les logis ; car soyez très sûre que j’y viendrai radoter avant qu’il soit deux ans.

 

          Vous me conseillez, en attendant, de faire une tragédie, parce que le théâtre est purgé de petits-maîtres (2). Moi, faire une tragédie, après ce que le grand Jean-Jacques a écrit contre les spectacles ! Gardez-vous, sur les yeux de votre tête, de dire que je suis jamais homme à faire une tragédie. Vous voudriez, n’est-il pas vrai, une tragédie d’un goût nouveau, pleine de fracas, d’action, de spectacle, bien neuve, bien intéressante, bien singulière, féconde en sentiments, en situations, des mœurs vraies, et cependant nouvelles sur la scène ? Vous n’aurez rien de tout cela. Gardez-vous de croire que je fasse une tragédie (3). Assez d’autres en feront, et suppléeront, par l’action théâtrale que je leur ai tant recommandée, au génie que je leur recommande encore plus.

 

          Monsieur le conseiller du grand-conseil, je vous suis très obligé d’avoir rompu avec moi votre silence pythagorique. Vous n’êtes pas l’écrivain le plus fécond de nos jours ; mais, quand vous vous y mettez, vous écrivez très joliment, et vous avez, par-dessus madame de Fontaine, le mérite de l’orthographe. J’espère que, dans l’année  1760, nous recevrons encore de vous un petit mot qui nous fera grand plaisir.

 

          Monsieur le Vitruve d’Hornoy (4), je ne vous conseille pas de faire à votre château un aussi maudit escalier que vous en avez fait à celui de Tournay. Nous verrons comment vous aurez ajusté les appartements de votre aile. Je n’oublierai point les offres que vous me faites d’être quelquefois à Paris mon ambassadeur auprès des puissances nommées banquiers, notaires, ou procureurs du parlement. Il faut que votre mousquetaire Daumart ait été blessé dans quelque bataille ; c’est le plus déterminé boiteux que nous ayons dans la province. Cependant il ne laisse pas de tuer, en clopinant, tous les renards et tous les cormorans qu’il rencontre.

 

          Monsieur le capitaine de cavalerie (5), vous avez fait un cornette qui est le plus malheureux cornette du pays ; non seulement il n’a point de route, mais je ne sais pas trop par quelle route il pourra se tirer des coquins qu’il a engagés pour servir l’Etat. Ce sont des gens très belliqueux, car ils jettent des pierres à tous les passants, comme faisait mon singe. On a beau les mettre en prison, ils finiront par assassiner leur cher cornette sur le grand chemin.

 

          Luc (6) m’écrit, du 11 avril, que cette campagne-ci sera plus meurtrière que les autres. Dieu veuille qu’il se trompe ! Je crois que nous ne nous trompons pas, en nous flattant que M. de Silhouette fera, dans son ministère, des choses plus utiles aux hommes que Luc n’en fera de dangereuses.

 

Adieu, ma chère nièce ; les deux ermites vous embrassent de tout leur cœur.

 

Je me suis arrangé avec la république de Genève, pour avoir une belle terrasse de trente toises de long. Cela n’est pas bien intéressant, mais c’est un grand embellissement à nos Délices, où je voudrais bien vous revoir.

 

 

1 – Jean-Louis Wagnière. (G.A.)

 

2 – Depuis le 23 Avril. Le comte de Lauraguais avait donné pour cela trente mille francs. (G.A.)

 

3 – Il faisait Tancrède. (G.A.)

 

4 – C’est le fils de madame de Fontaine que Voltaire désigne ainsi. (G.A.)

 

5 – Le marquis de Florian. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Voyer.

 

Ferney, 5 Mai 1759 (1).

 

 

          Mon sérail est prêt, monsieur, il ne me manque que le sultan que vous m’avez promis. On a tant écrit sur la population que je veux au moins peupler le pays de Gex de chevaux, ne pouvant guère avoir l’honneur de provigner mon espèce. Je ne savais point du tout quels étaient les usages des haras du roi, quand j’eus l’honneur de vous écrire. Mon seul objet, monsieur, est de seconder vos vues pour le bien de l’Etat. Je n’ai nul besoin du titre glorieux de garde-étalons du roi pour avoir quelques franchises qu’on dit être attachées à ce noble caractère. Je suis seulement flatté de rendre service, d’ajouter un goût nouveau à mes goûts, et d’être à portée de recevoir quelques-uns de vos ordres. Si vous n’avez point de bel étalon à me donner, j’en ferai venir un dans mes terres ; je vous servirai de mon mieux, et sans qu’il vous en coûte rien. Je vous supplie de m’honorer de vos ordres le plus tôt que vous pourrez.

 

          J’ignore heureusement dans ma retraite tout ce qui se passe dans le monde ; je ne sais si vous êtes aux Ormes (2) ou à l’armée. Si vous êtes aux Ormes, permettez-moi de présenter mes respects à M. votre père et à toute votre famille. Oserai-je vous prier, monsieur, d’avoir la bonté de me faire savoir vos intentions un peu plus tôt que vous ne fîtes, quand j’eus l’honneur de vous parler de haras pour la première fois ? Il faut un mari à mes filles, et si vous ne m’en donnez pas un, elles se marieront bien toutes seules.

 

          Au reste, monsieur, pour me faire respecter de tous les palefreniers et de toutes les blanchisseuses du pays de Gex, je voudrais, sous votre bon plaisir, prendre le titre pompeux de directeur ou de lieutenant des haras dans toute l’étendue de trois ou quatre lieues. Un jésuite missionnaire portugais raconte qu’un mandarin lui ayant demandé, à Macao, quel était un homme qui venait de lui parler assez fièrement, le jésuite lui répondit : C’est celui qui a l’honneur de ferrer les chevaux de l’empereur de Portugal, roi des rois : aussitôt le mandarin se prosterna.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Château du comte d’Argenson. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 7 Mai 1759 (1).

 

 

          Pourquoi M. Silhouette ou de Silhouette fait-il de si beaux arrangements ? pourquoi calcule-t-il si bien l’intérêt du roi et du public ? pourquoi prend-il le train d’égaler la recette à la dépense autant qu’il pourra ? C’est, mon cher monsieur, qu’il a été élevé pour être négociant : tel fut le grand Colbert, et celui-ci a l’avantage d’avoir travaillé en Angleterre et en Hollande. J’ai toujours pensé qu’un négociant était plus capable de conduire les finances que les maîtres des requêtes ordinaires de notre hôtel. Ceci soit dit sans vous déplaire.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 7 Mai 1759.

 

 

          Je n’ai pas eu un moment à moi depuis deux mois, mon cher Colini ; tantôt malade, tantôt surchargé de quelques travaux indispensables, tantôt occupé de ma ruine, en faisant bâtir des châteaux. Je ne perds point de vue, dans tous ces tracas, les objets qui vous regardent. J’ai toujours devant les yeux Manheim (1) et Francfort ; je ferai l’impossible pour aller à Schwetzingen, et je ferai l’impossible aussi pour vous prendre en passant. Vous avez grande raison de n’être point de l’avis du docteur Pangloss ; je ne penserai comme lui que quand je pourrai parvenir à vous être utile.

 

 

1 – Voltaire voulait placer Colini auprès de Charles-Théodore, et lui faire restituer ses effets volés à Francfort en 1753. (Clogenson.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 7 Mai 1759.

 

 

          Il faut que vous me pardonniez, madame ; j’écris très peu, parce que je n’ai pas un moment à moi ; je me défais tous les jours de mes correspondances de Paris, je ne voudrais observer que la vôtre ; je ne connais plus que vous et la retraite ; je m’intéresse plus à la pension de M. votre fils qu’à la guerre et aux finances ; je veux que vous soyez heureuse de toutes les façons et de tous les côtés ; on aurait beau d’ailleurs tout bouleverser, je n’en prendrai point d’alarmes ; j’ai su faire à peu près comme vous. J’ai des terres libres, je veux y vivre et y mourir. Il est vrai que je m’y prends un peu tard pour bâtir et pour planter, mais la vraie jouissance est dans le travail : la culture est un aussi grand plaisir que la récolte. Le docteur Pangloss est un grand nigaud avec son tout est bien ; je crois que les choses ne vont bien que pour ceux qui restent chez eux, ou pour M. de Zeutmandel (1) et pour sa grasse et riche chanoinesse, qui épouse un très aimable mari. Tout sera bien longtemps pour vous, madame, puisque vous avez le courage de conserver votre régime ; ce n’est pas une petite vertu, et votre vertu sera récompensée. Je ne vous mande aucune nouvelle, je n’en sais que des siècles passés ; si vous en savez du siècle présent, ne m’oubliez pas ; mais songez toujours que celles qui vous regardent me sont les plus chères, et que je vous suis attaché avec le plus tendre respect.

 

 

1 – Il faut peut-être lire Zuchmantel. (G.A.)

 

 

 

1759 - Partie 9

 

 

 

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