CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 7
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à M. Thieriot
Aux Délices, 10 Mars 1759.
J’ai reçu par le Savoyard voyageur, mon ancien ami, votre lettre, vos brochures très crottées, et la lettre de madame Belot. Je vais lire ses œuvres, et je vous prie de me mander son adresse, car, selon l’usage des personnes de génie, elle n’a daté en aucune façon ; et je ne sais ni quelle année elle m’a écrit, ni où elle demeure. Pour vous, je soupçonne que vous êtes encore dans la rue Saint-Honoré (1). Vous changez d’hospice aussi souvent que les ministres de place. Madame de Fontaine vous reviendra incessamment ; elle est chargée de vous rembourser les petites avances que vous avez bien voulu faire pour m’orner l’esprit.
J’ai lu Candide ; cela m’amuse plus que l’Histoire des Huns (2), et que toutes vos pesantes dissertations sur le commerce et sur les finances. Deux jeunes gens de Paris m’ont mandé qu’ils ressemblent à Candide comme deux gouttes d’eau. Moi, j’ai assez l’air de ressembler ici au signor Pococurante (3) ; mais Dieu me garde d’avoir la moindre part à cet ouvrage ! Je ne doute pas que M. Joly de Fleury (4) ne prouve éloquemment à toutes les chambres assemblées que c’est un livre contre les mœurs les lois, et la religion. Franchement, il vaut mieux être dans le pays des Oreillons que dans votre bonne ville de Paris. Vous étiez autrefois des singes qui gambadiez ; vous voulez être à présent des bœufs qui ruminent ; cela ne vous va pas.
Croyez-moi, mon ancien ami, venez me voir ; je n’ai de bœufs qu’à mes charrues.
« Si quid novi, scribe ; et cum otiosus eris, veni et vale. »
1 – Chez M. le comte de Montmorency. (G.A.)
2 – Par de Guignes. (G.A.)
3 – Voyez Candide. (G.A.)
4 – Omer Joly de Fleury, frère de l’intendant de Bourgogne. (G.A.)
à M. de Chauvelin.
Aux Délices, près de Genève, 14 Mars 1759. (1)
Je reçois, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, en date du 9 mars 1759, avec le mémoire de mes ennemis les fermiers-généraux, et l’extrait de la déclaration du roi, du 20 Mars 1708. Je ne puis trop vous remercier de la bonté avec laquelle vous daignez entrer dans mes petites peines, et me rendre raison des refus du conseil : Intras in judicium cum servo tuo, Domine. Permettez donc à votre serviteur le Job des Alpes, de rebecquer encore contre son seigneur, et de lui envoyer cette fois-ci un mémoire très sérieux. Ce n’est qu’en qualité de bon Français que j’ai eu la bêtise de faire griffonner mon contrat par un notaire de Gex. Je pouvais également employer un tabellion suisse, et alors les fermiers-généraux n’auraient jamais entendu parler de moi. Je pouvais encore vous lâcher les treize cantons et les Ligues grises. Nous sommes jaloux de notre liberté, nous autres Helvétiens, et nous sommes de bonnes gens qui croyons que les traités doivent être exécutés à la lettre. Ainsi, monsieur, en qualité de Suisse, de Français et de votre ancien courtisan, j’ose encore vous supplier de revoir mon affaire pour la dernière fois.
Madame Denis est très sensible à l’honneur de votre souvenir. Nous sommes tous également attachés à votre personne, et à tout ce qui porte votre nom ; mais, malgré toute ma sensibilité pour vous, je pense que l’eau du Rhône est aussi bonne que l’eau de la Seine, et qu’il importera très peu à ma figure légère d’être mangée des vers du mont Jura ou de ceux de la paroisse de Saint-Roch. Tout ce qu’on a fait dans Paris, depuis quelques années, me paraît le comble de la folie humaine, et je me croirais plus fou que tout Paris si, à mon âge, je ne savais pas vivre dans la retraite. Il est vrai que je regretterai toujours votre société et vos bontés ; mais il faut savoir se retirer quand on n’est plus propre pour le monde. Au reste, que les fermiers-généraux m’assomment ou non, mea virtute me involvo. Pardonnez à ma main droite, un peu pote, si je vous ennuie par une main étrangère.
Pour le reste de ma vie, et avec tous les sentiments d’un homme qui vous respecte et vous aime, le Suisse V. (2).
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – On lit en marge de la main de M. de Chauvelin : - « M’en parler, car cette nouvelle raison peut changer la décision. – Le 22 mars 1759, remis à M. de Faventines le nouveau mémoire de M. de Voltaire. »
à M. le marquis de Thibouville.
Au château de Tournay, par Genève, 15 Mars 1759.
J’ai lu enfin, mon cher marquis, ce Candide dont vous m’avez parlé, et plus il m’a fait rire, plus je suis fâché qu’on me l’attribue. Au reste, quelque roman qu’on fasse, il est difficile à l’imagination d’approcher de ce qui se passe trop réellement sur ce triste et ridicule globe depuis quelques années. Nous nous intéressons un peu, madame Denis et moi, aux malheurs publics, à la persécution suscitée contre des philosophes très estimables, à tout ce qui intéresse le genre humain ; et quand nos amis ne nous parlent que de pièces de théâtre et de romans qui nous sont parfaitement inconnus que voulez-vous que nous répondions ? Elle dit que l’amitié doit se nourrir par la confiance, que les lettres de nos amis doivent toujours nous apprendre quelque chose. Je suis mort au monde ; il faut des élixirs pour me rappeler à la vie. Votre amitié est le meilleur de tous. L’oncle et la nièce sont également sensibles à votre mérite, et vous seront toujours très tendrement attachés.
à M. Vernes.
J’ai lu enfin Candide ; il faut avoir perdu le sens pour m’attribuer cette coïonnerie ; j’ai, Dieu merci, de meilleures occupations. Si je pouvais excuser jamais l’inquisition, je pardonnerais aux inquisiteurs du Portugal d’avoir pendu le raisonneur Pangloss pour avoir soutenu l’optimisme. En effet, cet optimisme détruit visiblement les fondements de notre sainte religion ; il mène à la fatalité ; il fait regarder la chute de l’homme comme une fable, et la malédiction prononcée par Dieu même contre la terre, comme vaine. C’est le sentiment de toutes les personnes religieuses et instruites ; elles regardent l’optimisme comme une impiété affreuse.
Pour moi, qui suis plus modéré, je ferais grâce à cet optimisme, pourvu que ceux qui soutiennent ce système ajoutassent qu’ils croient que Dieu, dans une autre vie, nous donnera selon sa miséricorde, le bien dont il nous prive en ce monde selon sa justice. C’est l’éternité à venir qui fait l’optimisme, et non le moment présent.
Vous êtes bien jeune pour penser à cette éternité, et j’en approche.
Je vous souhaite le bien-être dans cette vie et dans l’autre.
à M. Bertrand.
22 Mars 1759.
J’enverrai, mon cher ami, votre Amiante à l’Académie de Lyon. J’aurais voulu quelque chose d’un peu plus piquant, et dont le sujet eût donné plus d’exercice à votre esprit philosophique ; envoyez-moi encore quelques petits morceaux, afin de faire une cargaison honnête.
Je crois que l’Encyclopédie se continuera ; mais probablement elle finira encore plus mal qu’elle n’a commencé, et ce ne sera jamais qu’un gros fatras. J’ai eu la complaisance d’y travailler lorsqu’il y avait encore un peu de liberté dans la littérature ; mais, puisque les assassins des rois (1) coupent les ongles aux gens de lettres, il faut se contenter de penser pour soi, et laisser là le public, qui ne mérite pas d’être instruit.
Je crois les sottises lausannoises tout à fait finies ; mes sentiments pour vous et pour M. et madame de Freudenreich ne finiront qu’avec ma vie.
La moitié de Genève sortit hier de la ville pour accompagner deux voleurs ; l’autre moitié va à Lyon pour voir passer des rois. Cela est peu philosophe.
1 – Les Jésuites. (G.A.)
à M. Dupont.
Au château de Tournay, 24 Mars 1759.
Le conseil soussigné est toujours d’avis qu’il faut porter Goll et les Goll à s’accommoder ; que M. Dupont peut avoir des occasions de leur parler, et de les faire trembler sur l’évènement du procès ; que, pendant la guerre, il ne sera pas permis d’attaquer M. le prince de Beaufremont, et qu’après la paix il sera très dangereux de l’attaquer. Ledit conseil se fera fort de faire donner cinquante louis à M. Dupont, par le prince, pour ses peines ; il faut que les Goll en donnent autant ; nous les amènerons là, ou je ne pourrai, car je veux que mon ami ait cent louis d’or de cette affaire, et que tout soit fini. J’ai trois terres, et trois procès au conseil ; tout cela m’amuse.
Je ne connais point de traité sur l’optimisme, mais une espèce de petit roman du chevalier de Mouhy, intitulé Candide, ou l’Optimisme. Je l’adresse avec cette lettre à M. Dupont, par le canal de M. Defresnei (1). Le prêtre de Belzébuth qui s’enivre avec des jésuites pourra peut-être être assez ivre pour écrire contre ce roman, avec l’aide du recteur allemand. Ce recteur (2) d’ailleurs est le plus impudent personnage, et le plus sot cuistre de l’Europe.
Mille compliments à madame Dupont ; le conseil embrasse tous les petits enfants.
1 – Fils de la directrice des postes de Strasbourg. (G.A.)
2 – Kroust. (G.A.)
à Madame Belot.
Au château de Tournay, par Genève, 26 Mars (1).
Madame, l’ami Thieriot, qui m’a fait parvenir vos faveurs, est un paresseux, et connu pour tel, qui ne m’a pas seulement instruit de votre demeure. Je lui adresse enfin les remerciements que je vous dois. Je ne veux pas passer pour ingrat, quand vous m’avez fait votre redevable et votre admirateur. Je serais enchanté de vos ouvrages si vous n’étiez qu’un homme ; jugez quels sont mes sentiments quand je sais que vous êtes de ce sexe qui a civilisé le nôtre, et sans lequel nous n’aurions été que des sauvages, comme Jean-Jacques veut que nous soyons. La plupart des personnes de votre espèce n’ont réussi qu’à plaire ; vous savez plaire et instruire. On m’a dit, madame, que votre société est aussi aimable que vos livres. Vous avez voulu, en me procurant le plaisir de vous lire, me consoler du malheur de ne pouvoir vous entendre, et vous m’avez inspiré une reconnaissance, avec laquelle je serai toute ma vie, madame, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot.
Vous êtes un paresseux, comme je le dis fort bien à madame Belot. Rendez-lui donc cette lettre, mon ancien ami, puisque vous n’avez pas voulu me dire sa demeure. Si vous êtes du voyage de Lyon (1), venez me voir dans le voisinage.
Quid novi ? Où demeurez-vous à présent ? Quel livre a-t-on brûlé ? On dit que vous êtes gras comme un moine. Que devient la petite affaire de jésuites lusitaniens ?
Le roi de Prusse vient de faire imprimer l’oraison funèbre d’un cordonnier : c’est un rare corps.
Bonsoir.
1 – Pour les fêtes. (G.A.)
à M. de Chauvelin.
Aux Délices, 26 Mars 1759 (1).
J’ose représenter encore que je suis prêt à payer, si je dois.
Mais je supplie M. de Chauvelin de lire mon dernier mémoire (2). Je me soumets toujours à sa décision et à ses ordres. Je lui présente mon respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – MÉMOIRE ENVOYÉ AUX FERMES GÉNÉRALES.
J’ai l’honneur de faire observer à MM. les fermiers-généraux :
Que j’ai commencé par demander leur avis, et que je me soumets sans aucun procès à la décision de M. Chauvelin sur l’affaire du centième denier qu’on existe pour la terre de Tournay, terre de l’ancien dénombrement ;
Que l’on n’a pas accusé juste à MM. les fermiers-généraux, en leur disant que mon contrat porte que je serai obligé de faire pour douze mille livres de réparations. Il est dit expressément que, si je meurs dans l’espace de trois années, cette dépense de douze mille livres ne sera point exigée. Or, il est clair qu’en cas de morts dans l’espace de trois années, mes héritiers n’étant point tenus de payer ces douze mille livres, je ne dois pas être tenu de payer aujourd’hui le centième d’un argent dont le fonds serait nul ;
Que la terre de Tournay est tout entière dans l’ancien dénombrement de Genève ; que cette terre n’est sujette à aucun droit, quel qu’il puisse être ; que ne payant ni taille, ni capitation, ni dixième, ni lod, ni aucun droit, elle ne peut être sujette à celui du centième ;
Que M. le président de Brosses m’a garanti toutes les franchises et tous les privilèges ; qu’ainsi ce serait à lui qu’il faudrait s’adresser, en vertu de la clause particulière du 11 Décembre 1758, signée de Brosses.
J’ai l’honneur d’être leur très humble et très obéissant serviteur.
2 – Pour l’Académie de Lyon, où Voltaire devait faire entrer Bertrand. (G.A.)