CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 6
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à la duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Tournay, par Genève, 21 Février 1759 (1).
Madame, la nature nous fait payer bien cher la faveur qu’elle nous fait de changer l’hiver en printemps : votre altesse sérénissime a été malade, et la princesse sa fille a été attaquée de la petite-vérole. Ce qui est encore très cruel, c’est qu’on est un mois entier dans la crainte avant de recevoir une nouvelle consolante. Vous daignez, madame, me mander, du 10 Février, que j’ai à trembler pour votre santé et pour celle de la princesse ; mais quand daignerez-vous rassurer le cœur qui est le plus sensible à vos bontés, et le plus attaché à votre bien-être ? Quand apprendrai-je que la petite-vérole a respecté la vie et la beauté d’une princesse née pour vous ressembler, et que votre altesse sérénissime a recouvré cette belle santé que je lui ai connue, cet air de fraîcheur et de félicité qui l’embellissait encore ?
Pour la félicité, madame, il y faut renoncer jusqu’à la paix J’apprends, et Dieu veuille qu’on me trompe, qu’on foule encore vos Etats, et qu’on exige des fournitures pour aller faire ailleurs des malheureux. Il faut avouer que les princes chrétiens et les peuples de cette partie de l’Europe sont bien à plaindre ; on met en campagne quatre fois plus de troupes pour disputer une petite province, que le grand Turc n’en a pour conserver ses vastes Etats. Les causes de vos guerres sont toujours très minces, et les effets abominables ; vous êtes le contraire de la nature, chez qui l’effet est toujours proportionné à la cause. On ruine cent villes, on égorge cent mille hommes ; et qu’en résulte-t-il ? Rien. La guerre de 1754 a laissé les choses comme elles étaient ; il en sera de même de celle-ci. On fait, on aime le mal pour le mal, à l’imitation d’un plus grand seigneur que les rois, qui s’appelle le Diable. On dit que nos Suisses sont sages : leur pays est en paix. Oui ; mais ils vont tuer et se faire tuer pour quatre écus par mois, au lieu de cultiver leurs champs et leurs vignes. Le roi de Prusse vient de m’envoyer deux cents vers de sa façon, tandis qu’il se prépare à deux cent mille meurtres. Mais que dire des jésuites Malagrida, Mathos, Jéronime, Emmanuel, qui ont fait assassiner le roi de Portugal, au nom de la vierge Marie et de saint Antoine ?
Profond respect, et inquiétude sur la santé de vos altesses sérénissimes.
Je crois que la grande maîtresse des cœurs n’a guère dormi.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. de Brenles.
J’étais étonné de votre silence, mon cher ami ; je tombe des nues ; on me dit que vous êtes fâché du petit mot que je vous écrivis sur la cabale de Grasset. Il me semble, autant que je puis m’en souvenir, que j’étais aussi touché de votre amitié que mécontent du parti de Grasset. Je crois vous avoir dit que ce parti me paraissait insensé de protéger un fripon décrété de prise de corps pour avoir volé ses maîtres, contre votre ami qui s’était attaché à Lausanne, qui n’y était venu que pour vous, qui dépensait à Lausanne autant qu’un Anglais, et qui laissait un legs à l’école de charité de Lausanne. Tout cela est vrai ; je vous ouvre toujours mon cœur, parce que la franchise de l’amitié permet tout. Si j’ai ajouté quelque sottise, avertissez-moi ; un ami doit avertir son ami.
J’ai mandé à M. le bailli de Lausanne « que je me mettais sous la protection d’un brave officier comme lui, et que le parti de Grasset avait beau faire demi-tour à gauche, je ne craignais rien de ses manœuvres avec un commandant comme lui. » Il me semble encore que cette lettre est agréable et doit plaire ; il m’a répondu avec sa bonté ordinaire. Je suis très content ; je n’imagine pas pourquoi on me mande qu’on ne l’est point. Je n’en crois rien ; je n’en veux rien croire. Périssent les tracasseries ! Conservez-moi, vous et votre chère philosophe, une amitié dont j’ai toujours senti le prix et chéri les douceurs. V.
L’exécution des jésuites ne se confirme pas ; on ne fait que mentir d’un bout de l’univers à l’autre.
à M. Bertrand.
A Tournay, par Genève, 29 Février 1759.
J’allais écrire à mon cher philosophe, dont la courageuse amitié m’est si précieuse ; j’allais le prier de m’envoyer par le coche quelque chose de sa façon, sur l’histoire naturelle, pour l’Académie de Lyon, qui vient enfin d’être renouvelée, et qui a pris une meilleure forme et plus digne de lui. Je le supplie avec instance de ne pas tarder un moment ; je n’en ai qu’un pour lui répondre. Voici un Mémoire dont j’envoie quatre copies à Berne ; je vous prie de donner la cinquième à M. de Freudenreich, dont la bonté et la justice ne seront pas subjuguées par la faction de Grasset et de Darnai, qui remuent ciel et terre. J’écris à M. de Vermont. Toute cette bêtise m’est très agréable, parce qu’elle me fait connaître tout le prix d’un cœur comme le vôtre.
Je suis bien fâché de ne savoir les noms que de deux curateurs. Mettez-moi bien avant dans le cœur du vertueux M. de Freudenreich, car il est dans le mien à côté d’Aristide.
Je savais bien que Haller protégeait le Grasset ; j’en ai rougi pour lui, et je lui ai écrit de quoi le faire rougir.
Allaman m’écrit que tous les pasteurs de Vevay désavouent le libelle daté de Vevay. Nouvelle raison pour la suppression.
à M. Formey.
Au château de Tournay, par Genève, 3 Mars 1759.
J’ai reçu votre lettre avec un très grand plaisir, monsieur ; je me sers, pour vous répondre sans qu’il vous en coûte de frais, de la voie des mêmes négociants qui envoient mes paquets au Salomon et à l’Alexandre du Nord. Il se pourrait bien faire que ce paquet-ci tombât entre les mains de quelques housards, car le champ des horreurs est déjà ensanglanté dans le meilleur des mondes possibles ; mais on ne verra dans mes paquets que de quoi rire ; je ne me mêle point, Dieu merci, des affaires de rois, et je me contente de plaindre les peuples.
J’ai fort connu le meurtrier Manstein dont vous me parlez. Dieu veuille avoir son âme ! c’était un vigoureux alguazil ; il avait arrêté le général Munnich, et s’était battu avec lui à coup de poing, pour le service de sa gracieuse impératrice. Il s’enfuit, quelque temps après, du beau pays de la Russie pour venir dans votre sablonnière. Il me montra des Mémoires de Russie (1), que je corrigeai à Potsdam. Pendant que nous étions occupés à cette besogne, le roi m’envoya des vers par un coureur. Manstein, impatient de voir que je préférais les vers de Frédéric à la prose de Manstein, s’en plaignit au modeste Maupertuis, lequel, encore plus fâché de ce que le roi ne le consultait pas sur la manière d’exalter son âme et d’enduire le corps de poix-résine, s’avisa de dire que le roi n’envoyait qu’à moi son linge sale à blanchir.
Après avoir dit ce prétendu bon mot, il s’avisa de m’en faire honneur ; et de là vinrent toutes les belles tracasseries qui n’ont fait aucun profit ni à Frédéric-le-Grand, ni à Maupertuis, ni à moi.
Depuis ce temps-là, milord Maréchal (2) m’a parlé, à ma campagne, de ce manuscrit que je connaissais mieux que lui. On a proposé aux Cramer, libraires de Genève, de l’imprimer. Mais qui diable a pu vous dire que je l’avais voulu acheter mille ducats ? Pourquoi l’achèterais-je ? Vous me croyez donc bien riche et bien curieux ! il est vrai que je suis bien riche ; mais je ne donnerais pas mille ducats de l’Ancien Testament ; à plus forte raison d’un manuscrit moderne.
Je vous assure que je suis très sensible à la perte que vous avez faite ; mais, s’il vous reste autant d’enfants que vous avez fait de livres, vous devez avoir une famille de patriarche.
Je serais fort aise de voir votre Philosophe païen (3), attendu que je suis païen et assez philosophe. A l’égard de vos Consolations pour les Valétudinaires, je n’en ai pas besoin, depuis que j’ai recouvré la santé avec la liberté, dans un séjour charmant. Envoyez-moi plutôt des conseils pour gouverner mes paysans et mes curés. J’ai acheté deux belles terres à une lieue des Délices ; je suis devenu laboureur, et je vais semer, cette année, avec la nouvelle charrue ; cela me donne de la santé. Je croyais n’avoir pas deux mois à vivre quand je vins aux Délices. Votre roi se serait amusé à faire de moi une plaisante oraison funèbre. Il me mandait, l’autre jour (4), que Maupertuis se mourait ; si cela est, il mourra au lit d’honneur, car il vient d’avoir un petit procès à Bâle pour avoir fait un enfant à une fille, et il s’en est tiré très glorieusement.
Vous avez donc travaillé aussi à l’Encyclopédie ? Eh bien ! vous n’y travaillerez plus ; la cabale des dévots l’a fait supprimer, et peu s’en est fallu qu’elle n’ait été brûlée comme les œuvres de Calvin. Laissons aller le monde comme il va. Puisse la guerre finir bientôt, et que votre chancelier en signe les articles ! Faites-lui bien mes compliments.
Si ce n’était pas une indiscrétion, vous me feriez un plaisir extrême de me mander ce qu’est devenu l’abbé de Prades (5). Adieu, monsieur ; je suis, etc.
VOLTAIRE, comte de Tournay, gentilhomme ordinaire du roi.
1 – Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général de Manstein. Ils furent publiés à Lepsick en 1771. (G.A.)
2 – Gouverneur de Neuchâtel. (G.A.)
3 – Trois volumes in-12. (G.A.)
4 – Le 2 mars. (G.A.)
5 – Interné à Magdebourg. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
A Tournay, par Genève, 4 Mars 1759.
Monsieur, je reçois en même temps une lettre de vous et une autre (1) des Grandes-Indes, datées du même mois. Le courrier qui m’a rendu celle dont votre excellence m’honore n’a pas, à ce que je crois, des ailes comme Mercure, ou bien apparemment quelque partisan prussien lui aura coupé ces ailes dans la route. Vous me coupez furieusement les miennes, monsieur, en me privant des mémoires que vous aviez eu la bonté de me promettre sur les exploits militaires du czar Pierre, sur ses lois, sur sa vie privée, et encore plus sur sa vie publique. J’ai tout au plus de quoi composer un recueil très sec de dates et d’événements ; mais je suis très loin d’avoir les matériaux d’une histoire intéressante. Je ne puis plus imaginer, monsieur, que vous ayez abandonné un projet si noble et si digne de vous, projet dont tout l’empire doit désirer l’exécution, et auquel je présume que votre souveraine s’intéresse. Je suis très sensible à votre thé de la Chine ; mais je vous avoue que des instructions sur le règne de Pierre-le-Grand me seraient infiniment plus précieuses. Mon âge avance ; je ferai mettre sur mon tombeau : Ci-gît qui voulait écrire l’Histoire de Pierre-le-Grand. Je ne doute pas, monsieur, que votre excellence n’ait d’autres occupations qui emportent la plus grande partie de son temps ; mais, s’il vous en reste, songez, monsieur, que c’est moi qui vous conjure aujourd’hui de ne pas oublier le héros sans les soins duquel vous ne seriez peut-être pas aujourd’hui un des génies les plus cultivés et les plus aimables de l’Europe. Votre esprit s’est embelli de toutes les sciences que ce grand homme a fait naître. La nature a beaucoup fait pour vous ; mais Pierre-le-Grand n’a peut-être pas fait moins. J’ai l’ambition d’être de votre école, et de travailler sous vos ordres. Je ne perdrai cette ambition qu’avec la vie. J’ai, etc.
1 – Sans doute de Pilavoine. (G.A.)
à M. de Brenles.
Aux Délices.
Les seigneurs curateurs de l’Académie de Lausanne me font l’honneur, mon cher ami, de me mander, en corps, qu’ils ont condamné le libelle en question, et qu’ils censureront l’éditeur. Je suis également touché de leur justice, de leur bonté, et de leur extrême politesse. Je ne doutais pas d’un jugement si équitable et d’un procédé si noble, après les lettres dont leurs excellences, messieurs les avoyers, et les principaux membres de la souveraineté, m’avaient honoré sur cette affaire. En effet, il n’était point du tout convenable qu’il fût permis d’insulter, dans un libelle diffamatoire, une famille vertueuse et très innocente des fautes de son père. M. Saurin, ancien secrétaire de monseigneur le prince de Conti, méritait des égards. J’étais chargé, de sa part et de celle de toute sa famille, d’empêcher ce scandale ; je l’ai fait avec tout le zèle de l’amitié ; j’ai rempli mon devoir, et je vois avec plaisir que j’ai été secondé par tous les honnêtes gens. Je vous prie de montrer cette lettre à M. le ministre Polier de Bottens, et à M. d’Hermenches, dont l’honneur, la probité et la bonté ont pris si généreusement le parti d’une famille affligée. Je vous supplie surtout, mon cher ami, de présenter mes tendres et respectueux remerciements à M. le bailli, pour qui je conserverai une éternelle reconnaissance.
Adieu ; je n’ai pas si bien senti que dans cette petite affaire le prix de votre amitié, et tout ce que vaut la franchise de votre belle âme. Je m’applaudis plus que jamais d’avoir été attiré à Lausanne par vous. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Mille respects à votre chère philosophe.
à M. Vernes (1)
Tâchez, mon prêtre aimable, de savoir et de me dire s’il n’y a pas au moins cinq cents familles françaises dans Genève. Pourquoi ce monstre de Caveyrac (2) dit-il qu’il n’y en a pas cinquante ? Il faut confondre cet ouvrage du diable qui veut justifier la Saint-Barthélemy et les cruautés exercées dans la révocation de l’édit de Nantes.
Qui sont les oisifs qui m’imputent je ne sais quel Candide (3), qui est une plaisanterie d’écolier, et qu’on m’envoie de Paris ? J’ai vraiment bien autre chose à faire.
Bonjour, Fortunate puer (4).
1 – Cette lettre avait pour adresse : A monsieur, monsieur Vernes, ministre bien marié. (G.A.)
2 – Dans son Apologie de la Saint-Barthélemy. (G.A.)
3 – Voici la première fois que Voltaire signale ce roman qui venait de paraître. (G.A.)
4 – Vernes avait trente ans. (G.A.)